Dominique Meeùs
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— au dossier marxisme
Les nouvelles méthodes de production sont beaucoup plus humaines que le taylorisme : tel est l’un des arguments qui incitent à la complaisance. Cette affirmation part du principe que le travail à la chaîne, monotone par nature, fera place à un travail plus sensé.
Certains responsables syndicaux n’hésitent donc pas à présenter les nouvelles méthodes de production comme un moyen de se libérer du taylorisme haï. « L’une des conséquences non négligeables de l’introduction du management participatif est certainement la disparition d’un mode de gestion et de production syndicalement tant décrié : le taylorisme12. » En présentant les choses de cette façon, on parvient à des conclusions entièrement erronées, comme celle-ci : « La disparition du taylorisme va donc nous contraindre, au cours des années à venir, à réviser certains de nos schémas d’action13. »
Il est déjà étonnant d’apprendre que la direction syndicale a pris pour cible le taylorisme (la « déclaration sur la productivité » n’était-elle pas justement le contraire ?), mais que nous réservent ces « nouveaux schémas d’action » ? Une analyse approfondie de la production flexible montre qu’il s’agit plutôt d’une forme plus poussée et plus raffinée du taylorisme et du fordisme.
1o Tout comme le taylorisme décompose le travail complexe en une succession de mouvements simples, l’informatisation décompose la gestion intellectuelle de la production en fonctions de contrôle simples, ce qui la rend beaucoup plus productive et permet de la faire exécuter par un personnel beaucoup moins qualifié. Ceci a des conséquences importantes dans le secteur des services ainsi que dans le secteur commercial et financier. L’informatique enlève aux activités du travailleur intellectuel leur caractère individuel et « créatif », mène un large groupe de personnes à la déqualification et débouche, en fin de compte, sur des pertes d’emploi. Le travail intellectuel est réduit à des opérations de routine, assumées par l’ordinateur.
2o On abandonne, en partie, la division entre le travail intellectuel et le travail manuel, et c’est probablement la rupture la plus importante avec le taylorisme. Plus le processus de production devenait complexe, plus la tête bureaucratique de l’entreprise devenait lourde. La gestion de cette complexité à partir du sommet ne pouvait être résolue de manière satisfaisante, pas même par les plus grands miracles de la technologie. « Ces pratiques technocratiques ont eu pour conséquence de priver les entreprises de l’immense gisement de créativité que recèlent les hommes qui sont quotidiennement au contact des réalités de la production14. » C’est pourquoi chaque programme de management participatif mise sur quatre points : l’ingéniosité de l’ouvrier, sa créativité, ses connaissances professionnelles et son expérience. À leurs propres dépens, les capitalistes ont appris que personne ne connaît mieux que les ouvriers le processus de production. Et le taylorisme classique ne met pas cette connaissance à profit. C’est pourquoi, en lieu et place de la solution technocratique, on fait appel à l’implication complète, on mène une offensive idéologique pour gagner les esprits des travailleurs.
Mais comme cela ressort de la description de la méthode du management by stress (voir le paragraphe 233), cette rupture avec le taylorisme doit, en même temps, être relativisée. Affirmer que le travail en team et la production just-in-time permettent à l’ouvrier de déployer sa créativité relève de la pure fantaisie. L’objectif est et reste celui du taylorisme : produire le plus rapidement possible, aux moindres frais. Pour y parvenir, le patronat a surtout besoin de l’intervention créative des ouvriers, qui doivent dépister et résoudre les problèmes, afin de maintenir eux-mêmes la chaîne sous tension. Les économies de temps ne sont plus imposées par une bureaucratie éloignée, mais ce sont les travailleurs qui la mettent au point, qui découvrent les idées, les suggestions qui réalisent des économies de temps et d’argent, de manière à développer une sorte de supertaylorisme. Toute amélioration, si minime soit-elle, est intégrée aux rouages de la chaîne, qui atteint ainsi sa vitesse maximale. Chaque élimination de temps mort est coulée en schémas détaillés et uniformes, si bien qu’avec une dépense maximale d’énergie, le temps de transit est pratiquement égal au temps de travail. Quand la firme IBM mène une campagne publicitaire mettant en scène un Charlie Chaplin enchanté, pour faire croire que le travail à la chaîne abrutissant des Temps modernes est définitivement refoulé par l’informatique, il s’agit d’une manipulation magistrale.
3o « Big Brother is watching you » (le grand frère te surveille). Dans son roman 1984, Orwell imaginait des ateliers perfectionnés, où toutes les opérations seraient observées par un œil auquel rien n’échappe. La prédiction d’Orwell s’est réalisée. L’informatisation permet un contrôle extrêmement précis du travail exécuté (contrôle de la qualité et de la vitesse) et des prestations individuelles. Le contrôle permet d’apprécier, à tout moment, le rendement des ouvriers et de les mettre sous pression. Le contrôle effectué par les chefs d’atelier et les chefs de bureau, les chefs d’équipe et les contremaîtres est remplacé par un contrôle électronique. Ce qui permet ultérieurement de passer à l’introduction des salaires à la prestation personnelle, des primes sur les bénéfices individualisées, des systèmes de points avec primes au mérite, etc. L’informatisation, au lieu de créer un travail plus sensé, moins abrutissant, fait du travailleur l’esclave des programmes informatiques. Les ingénieux systèmes « d’autocontrôle » et de contrôle mutuel doivent donner l’impression que tout se passe sur une base volontaire.
4o L’un des créateurs du système Toyota, Taiichi Ohno, décrit dans son livre comment il a développé les idées d’Henry Ford pour imaginer le toyotisme15. Non content de surpasser Ford sur le plan de la productivité, il le devance également dans le domaine de la surcharge de travail. Le stress physique et intellectuel permanent est la caractéristique principale des nouveaux systèmes de travail. Des enquêtes réalisées au Japon ne laissent planer aucune illusion sur le caractère « humain » des conditions de travail. Un problème embarrassant auquel est confronté le gouvernement japonais est le karachi, la mort par stress et surcharge au travail. Ce qui différencie ces nouveaux systèmes du travail à la chaîne, c’est qu’ils exigent un effort intellectuel permanent : chacun est personnellement responsable des erreurs, des interruptions et des réparations. « L’agent de fabrication, sur la chaîne, avec la panne il soufflait, il était soulagé. Le même gars maintenant court après la chaîne pour que ça redémarre. Le soulagement a été converti en surcharge. La contrainte est dans la tête, chacun doit être un superman et pourtant on ne peut pas avoir le nez partout16… »