Dominique Meeùs
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— au dossier marxisme
Le « management participatif (MP) est le terme qui recouvre le mieux l’ensemble des initiatives de même nature prises par le patronat pour accroître l’implication des ouvriers et des employés dans le processus de production ou de services5. Il s’agit d’une forme de gestion de l’entreprise qui tente par approche participative à tous les niveaux d’associer les travailleurs aux intérêts de l’entreprise. Il s’agit donc, en première instance, d’une atteinte à l’esprit des travailleurs, d’une offensive visant à organiser la collaboration de classe, à entraver ou à briser la lutte syndicale.
Naturellement, il y a toujours eu de telles tentatives dans le passé, mais ce qui est neuf, c’est que le management participatif est étroitement intégré dans les nouvelles méthodes de production et en est une composante indispensable. Il y a deux raisons à cela.
En premier lieu, d’un point de vue technologique, la production flexible exige un engagement personnel plus grand. La production sans stock est beaucoup plus sensible aux interruptions, le travail en team est plus aisément perturbé. Avec le MP, l’objectif du patronat est que chaque travailleur, individuellement, se sente responsable du bon déroulement du processus de production et intervienne de sa propre initiative si nécessaire.
En second lieu, le système est particulièrement vulnérable aux grèves, étant donné l’absence de stocks. Une interruption à un endroit du processus a vite des conséquences pour l’entreprise tout entière, comme on s’en est rendu compte lors de la grève des demi-jours, chez Ford-Genk en 1990. Une grève survenant dans un pays se fait rapidement sentir dans d’autres pays, comme cela est apparu lors de la grève de 1989, chez Ford en Grande-Bretagne. On comprend donc que le patronat redouble d’efforts pour atteindre l’harmonie de classes, qu’il accorde une grande importance à la mise au point de nouveaux systèmes de salaire qui associent la rémunération aux bénéfices et aux profits de l’entreprise ; qu’il considère comme une absolue nécessité de « neutraliser » la délégation syndicale pour restreindre le droit de grève.
C’est tout cela que vise le patronat, avec le management participatif. Son point de départ, c’est la qualité. Contrôle de qualité, gestion intégrale de la qualité et cercles de qualité occupent une position centrale dans les nouvelles méthodes d’organisation et reposent sur la collaboration active des travailleurs. Pour introduire les nouveaux systèmes, le patronat compte sur la fierté professionnelle spontanée de l’ouvrier : un ouvrier veut livrer un travail de qualité. C’est pourquoi certains considèrent les nouvelles méthodes comme une concession aux ouvriers et même comme un résultat de la lutte, obtenu contre la volonté du patronat. Naïveté ou capitulation déguisée ? Il est évident que la motivation réelle du patron est uniquement l’accroissement du profit. Le contrôle de qualité et la qualité intégrale sont haut classés au hit-parade du patronat parce que la concurrence impitoyable pousse dans cette direction et parce qu’ils renferment un grand potentiel d’économies sur les coûts de production.
Pourquoi la « qualité » occupe-t-elle une position centrale dans la nouvelle conception que le patronat a de la production ? Le capitalisme a-t-il, comme certains l’affirment, atteint un stade où « le consommateur est roi », où le patronat se préoccupe de la « valeur d’usage » des produits qu’il met sur le marché ? Ceci contredirait l’affirmation de Marx, selon laquelle le capitaliste ne se soucie guère de la « valeur d’usage » en tant que telle, mais la considère uniquement comme une condition pour vendre son produit et donc pour rentabiliser le capital investi (en réalisant une plus-value). Les patrons ne prennent pas pour point de départ « que coûte la qualité ? », mais bien « quel est le coût de la non-qualité ? », quoique toutes les publicités tentent de nous faire croire le contraire.
1o Depuis la crise structurelle du début des années 70, les patrons s’affrontent avec des installations de plus en plus productives sur un marché à peine croissant. La concurrence pour le contrôle du marché d’autrui passe par la lutte pour le client. La qualité est un facteur important pour le client parce que c’est souvent la seule chose qui distingue encore (un peu) les produits l’un de l’autre. La qualité du produit devient donc un argument de vente plus important. Si le patronat posait vraiment en principe la valeur d’usage, il chercherait en premier lieu à proposer les produits qui contribuent à satisfaire les besoins les plus criants de la population mondiale. Mais, aux yeux du patronat, la « qualité » ne sert qu’à atteindre un public au pouvoir d’achat élevé, et les caprices et envies les plus aberrants ont la priorité sur les produits de première nécessité.
2o La qualité totale permet de comprimer, d’une manière importante, les coûts de production et donc d’accroître la productivité globale du capital investi. Fournir la qualité, cela ne signifie pas livrer le meilleur produit, mais bien un produit qui satisfasse aux normes en vigueur. Et on peut réaliser de belles économies si toutes les pièces répondent à 100 % aux normes : pas de mauvaises pièces, donc pas de gaspillage du temps de production ni de perte de matériaux ni de réparations ; moins de rebuts, moins de stockage de mauvais matériel, pas de retours et pas de réparations sous garantie.
Pour la France, par exemple, on a calculé que le coût de la non-qualité s’élève, dans l’industrie, à 1 000 francs français par mois et par travailleur, ce qui représente 300 milliards de francs français par an ou 6 % du produit intérieur brut.
3o Dans les nouvelles méthodes de production, la qualité revêt, de plus, une signification beaucoup plus large que seulement la durabilité et la fiabilité du produit. Elle englobe aussi la vitesse de livraison, la qualité du service. En conséquence, elle s’applique au déroulement même de tout le processus de production, du sommet jusqu’à la chaîne de production et dans toutes les phases de la mise au point du produit. La production tayloriste classique était protégée par des stocks, des tampons ; la nouvelle production doit fournir une qualité élevée dans toutes les phases de la production, afin de pouvoir travailler selon le principe du JIT. C’est en ce sens que la « qualité intégrale » se distingue du « contrôle de qualité », qui se produit a posteriori. Cette stratégie de gestion de la qualité contient la notion de prévention et son caractère « intégral » englobe tous les aspects du fonctionnement de l’entreprise. La qualité intégrale doit assurer l’huilage parfait de la machine, afin de réduire les coûts de production à leur minimum ; la machine doit livrer des produits de qualité, sans aucun gâchis de matériel et dans un temps de production réduit au minimum. La qualité intégrale est la vérification du JIT et des méthodes MBS. Pour le patronat, tout ceci forme un tout indivisible. (Voir l’encadré 224 bis.)
Dans le taylorisme classique, le contrôle de la qualité est confié à une unité distincte. Le management participatif part du principe que nul n’est mieux placé que le travailleur lui-même pour comprimer les coûts, éviter les gaspillages et corriger le cours de la production. C’est de la confrontation directe avec la réalité que naît la connaissance : un principe matérialiste qui, bon gré mal gré, est reconnu par les capitalistes, en dépit de leur mépris pour les capacités de la classe ouvrière.
Des trainings et des formations sont organisés pour apprendre au personnel les méthodes de diagnostic et d’analyse.
— le diagramme d’Ishikawa (l’analyse en arête de poisson) apprend à faire l’inventaire de toutes les causes possibles d’erreurs.
— le diagramme de Pareto apprend à dépister la source principale de problème et à formuler des priorités dans l’approche du problème principal.
— le cercle de Deming enseigne comment, grâce à une interaction permanente pratique-théorie-pratique, on parvient à une spirale croissante de prestations.
Toutes sont des applications de l’approche matérialiste et dialectique, utilisées pour servir les intérêts de la propriété privée capitaliste.
Il y a d’autres formations, à un autre niveau : les méthodes de commandement, les méthodes visant à résoudre les problèmes. On organise des trainings de brainstorming : comment faire pour que toutes les idées s’expriment ; en communication : comment présenter ses idées ; en solution de conflits : comment parvenir à l’unanimité ; en emploi du temps : comment partager une grande masse de travail.
Chacun sait que les « cercles de qualité » proviennent du Japon. C’est en effet au Japon que ce système a été mené à la perfection, mais sa base technique a, en fait, été développée aux États-Unis.
Le taylorisme, ce n’est pas seulement la division des tâches avec, en aboutissement, la chaîne. C’est aussi et surtout une méthode permettant de concevoir les tâches en données mesurables et de les traiter statistiquement. Cela concerne aussi la qualité de la production. Aux États-Unis, le contrôle de la qualité s’est développé dans le secteur de l’industrie de guerre. Il est clair qu’il y a une grande différence entre une bombe qui explose à temps et une bombe qui n’explose pas ou explose trop tôt ou trop tard… Voilà pourquoi les moyens pour mesurer la qualité ont été perfectionnés. Après la guerre, surtout les patrons japonais s’intéressèrent aux expériences des pionniers américains tels que le professeur Deming. Ils développèrent ses conceptions pour aboutir à de nouvelles méthodes de production dans lesquelles la « qualité », au sens large du terme, est une composante vitale. Sakichi et Kiichiro Toyota, du groupe automobile du même nom, furent des précurseurs en la matière, tout comme le professeur Taiichi Ohno*.
La forme cogestionnaire est caractéristique de l’application japonaise. Le contrôle de qualité a cessé d’être l’affaire des techniciens, a posteriori, mais est intégré au système de production : chaque ouvrier est responsable de la qualité de son travail. Ce « soin de qualité », qui suppose une intervention préventive, devient très vite une discipline à part entière. En 1960, 8 000 cadres et ingénieurs suivent une formation et, en 1962, on entame la formation des niveaux plus bas, les chefs d’équipe et les contremaîtres. Ensuite, on instaure les cercles de qualité, qui impliquent tous les travailleurs dans le soin de qualité. En 1970, il y a 35 000 cercles de qualité au Japon. La nouvelle doctrine de la production est détaillée, en 1970, par le professeur Ishikawa, dans une véritable « bible » de la qualité totale.
Celle-ci fait appel à une forte culture d’entreprise, et le Japon est, sous cet angle, un véritable bouillon de culture. Malgré l’industrialisation rapide, l’idéologie féodale est restée profondément ancrée dans la société tout entière avec les Toyota, Toshiba et Matsushita, dans le rôle de nouveaux empereurs. Mais on oublie trop souvent que cette collaboration de classe n’a pu voir le jour que moyennant une lutte à mort contre les syndicats communistes et combatifs après la Seconde Guerre mondiale. Les « syndicats maison » d’aujourd’hui n’ont pas été imposés sans coup férir aux ouvriers japonais.
Quand, au milieu des années 70, éclate la crise structurelle, le grand succès économique du Japon fait rêver les patrons américains et européens. Des missions d’étude sont mises sur pied pour pénétrer les secrets du miracle japonais et les « cercles de qualité » semblent très faciles à adopter.
En Belgique, la première vague de cercles de qualité déferle en 1980-1983 : la FN, Glaverbel, General Motors avec son « Quality of Worklife », Ford avec son « Employee Involvement », Caterpillar avec ses « Marguerites » et bien d’autres encore avec, tout simplement, leurs « cercles de qualité ». Partout, la conception de ces cercles de qualité est la même : ce sont de petits groupes d’ouvriers qui, sur une base volontaire, se rassemblent et discutent de choses telles que la qualité et la sécurité. Pour le reste, rien ne change. On tente donc d’appliquer le système japonais à l’intérieur de l’organisation classique du travail (la chaîne).
Mais un grand nombre de ces cercles de qualité ne fonctionnent pas et ils disparaissent aussi vite qu’ils ont été créés. De nombreux syndicalistes et ouvriers pensent alors que le danger est écarté et que le système japonais — en raison de la « différence de mentalité » — ne réussira jamais à s’implanter par ici. Les patrons analysent aussi les causes de cet échec. Il apparaît surtout qu’ils ont seulement tenté d’imiter les caractéristiques superficielles du modèle japonais. Les cercles de qualité sont conçus tout à fait indépendamment de l’organisation globale de la production.
Les patrons européens et américains n’étudient maintenant plus seulement l’aspect formel du modèle japonais, mais tentent de s’approprier l’ensemble des méthodes de production, dont le soin de la qualité intégrale est une composante. Dans cette seconde offensive, le soin de qualité est une composante centrale de la stratégie de l’entreprise et non plus un « accessoire ». Il va de pair avec des révolutions techniques, organisationnelles et sociales.