Manuel d’économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS
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18.2. La concentration de la production et les monopoles. Les monopoles et la concurrence.

La libre concurrence qui régnait au stade prémonopoliste du capitalisme avait déterminé un processus rapide de concentration de la production dans des entreprises de plus en plus grandes. L’action de la loi de la concentration et de la centralisation du capital a amené infailliblement la victoire des grandes et des très grandes entreprises, à côté desquelles les entreprises petites et moyennes jouent un rôle de plus en plus subalterne. À son tour la concentration de la production a préparé le passage du règne de la libre concurrence à la domination des monopoles, qui anéantissent la liberté de la concurrence et en même temps rendent la lutte pour la concurrence dans le monde capitaliste particulièrement acharnée et dévastatrice.

En Allemagne, les entreprises occupant plus de 50 travailleurs groupaient, en 1882, 22 % de la totalité des ouvriers et des employés ; en 1895, 30 % ; en 1907, 37 % ; en 1925, 47,2 % et en 1939, 49,9 %. La part des très grandes entreprises (occupant plus de 1 000 travailleurs) dans l’ensemble de l’industrie est passée de 1907 à 1925, pour le nombre des ouvriers occupés, de 9,6 à 13,3 %, pour la puissance des moteurs, de 32 à 41,1 %. En 1952, en Allemagne Occidentale, dans les entreprises employant 50 ouvriers et plus étaient concentrés 84,6 % de l’ensemble des ouvriers et employés, et dans les plus grandes entreprises (employant 1 000 ouvriers et plus) 34,1 %.

Aux États-Unis d’Amérique, en 1904, les plus grandes entreprises dont la production dépasse un million de dollars représentaient 0,9 % du nombre total des entreprises ; ces entreprises occupaient 25,6 % de l’ensemble des ouvriers, et elles fournissaient 38 % de la production globale de l’industrie. En 1909, les plus grandes entreprises, représentant 1,1 % de la totalité des entreprises, comptaient 30,5 % de tous les ouvriers occupés et fournissaient 43,8 % de la production globale. En 1939, les plus grandes entreprises, formant 5,2 % de la totalité des entreprises, concentraient 55 % de tous les ouvriers occupés et 67,5 % de la production globale de l’industrie. Un groupe encore plus restreint de sociétés industrielles géantes, au capital de plus de 100 millions de dollars chacune, produisait en 1954 47 % de la production industrielle totale et obtenait 63 % de la masse générale des profits.

En France, en 1952, plus de 48 % des salaires étaient payés par de grandes entreprises qui ne représentaient que 0,5 % du nombre total des entreprises.

L’industrie de la Russie se distinguait par un haut degré de concentration. En 1879, les grandes entreprises (occupant plus de 100 ouvriers ; formaient 4,4 % de toutes les entreprises et concentraient 54,8 % de la production totale. En 1903, les grandes entreprises concentraient déjà 76,6 £ ; des ouvriers industriels et fournissaient la plus grande partie de la production industrielle.

La concentration de la production est plus rapide dans l’industrie lourde et dans les nouvelles branches d’industrie (produits chimiques, électrotechnique, automobile, etc.) ; elle est plus lente dans l’industrie légère qui, dans tous les pays capitalistes, compte de nombreuses entreprises petites et moyennes.

Une des formes de la concentration de la production est la forme combinée, c’est-à-dire la réunion dans une seule entreprise de plusieurs branches de la production, qui ou bien constituent des stades successifs de la transformation de la matière brute (par exemple, les combinats métallurgiques comprenant l’extraction des minerais, la coulée de la fonte et de l’acier, le laminage), ou bien jouent un rôle auxiliaire les unes par rapport aux autres (par exemple, l’utilisation des déchets de la production). La forme combinée donne aux grandes entreprises un avantage encore plus important dans la concurrence.

À un certain degré de son développement, la concentration de la production conduit tout droit au monopole. Il est plus facile à quelques dizaines d’entreprises géantes de parvenir à un accord entre elles qu’à des centaines et des milliers de petites entreprises. D’autre part, dans la lutte pour la concurrence entre les plus grandes entreprises, celles qui l’emportent sont les entreprises géantes qui disposent de masses énormes de profit, et c’est le monopole qui assure le profit élevé. Ainsi, la libre concurrence fait place au monopole. C’est l’essence économique de l’impérialisme. La formation du monopole qu’entraîne la concentration de la production est une loi au stade actuel du développement du capitalisme.

Le monopole est une entente ou une union de capitalistes qui concentrent entre leurs mains la production et l’écoulement d’une partie considérable de la production d’une ou de plusieurs branches d’industrie, en vue de fixer des prix élevés sur les marchandises et de s’attribuer un profit élevé de monopole. Les monopoles peuvent être constitués parfois par certaines très grandes firmes particulières qui occupent une position dominante dans une branche particulière de la production.

Les accords à court terme sur les prix de vente sont les formes les plus simples du monopole. Ils ont des appellations différentes : conventions, corners, rings, etc. Les formes plus développées du monopole sont les cartels, les syndicats, les trusts et les consortiums. Le cartel est une union monopoliste dont les membres se concertent sur les conditions de vente, les délais de paiement, se partagent les débouchés, déterminent la quantité de marchandises à produire, fixent les prix. La quantité de marchandises que chacun des participants d’un cartel est en droit de produire et de vendre, s’appelle la quote-part ; en cas de non-observation de la quote-part, une amende est versée à la caisse du cartel. Le syndicat est une organisation monopoliste dans laquelle la vente des marchandises, et parfois aussi l’achat des matières premières s’effectuent par un comptoir commun. Le trust est un monopole dans lequel la propriété de toutes les entreprises est réunie, et leurs propriétaires sont devenus des actionnaires percevant un dividende au prorata du nombre des parts ou des actions qui leur appartiennent. À la tête du trust, se trouve un conseil d’administration qui dirige l’ensemble de la production, l’écoulement des articles fabriqués et les finances des entreprises antérieurement indépendantes. Les trusts font souvent partie de groupements plus vastes, dits consortiums. Le consortium groupe plusieurs entreprises de diverses branches d’industrie. des firmes commerciales, des banques, des compagnies de transports et d’assurances, sur la base d’une dépendance financière commune par rapport à un groupe déterminé de gros capitalistes.

Les monopoles occupent les postes de commande de l’économie des pays capitalistes. Ils englobent l’industrie lourde, ainsi que de nombreuses branches de l’industrie légère, les transports par fer et par eau, les assurances, le commerce intérieur et extérieur, les banques ; ils exercent leur domination sur l’agriculture.

Dans la sidérurgie des États-Unis d’Amérique dominent huit monopoles sous le contrôle desquels, en 1963, se trouvaient 83 % du potentiel de p. 252production d’acier du pays ; les deux plus puissants d’entre eux, la U.S. Steel Corporation et la Bethleem Steel Corporation disposaient de 49 % de tout le potentiel de production. Le monopole le plus ancien des États-Unis est la Standard Oil. Dans l’industrie automobile trois firmes jouent un rôle déterminant : la General Motors, Ford et Chrysler. Dans l’industrie électrotechnique le rôle dominant appartient à deux firmes : la General Electric et Westinghouse. L’industrie chimique est contrôlée par le consortium Dupont de Nemours, l’industrie de l’aluminium par le consortium Mellon.

En Angleterre, le rôle des groupements monopolistes a particulièrement grandi après la Première Guerre mondiale, où des cartels firent leur apparition dans l’industrie du textile et celle du charbon, dans la sidérurgie et dans une série de nouvelles branches d’industrie. Le trust Impérial chemical Industries contrôle près des 9/10 des produits chimiques essentiels, près des 2/5 de la production des colorants et presque toute la production de l’azote du pays. Il est étroitement lié aux principales branches de l’industrie anglaise et, notamment, aux consortiums militaires.

En Allemagne, les cartels sont largement répandus depuis la fin du siècle dernier. Dans l’entre-deux-guerres, l’économie du pays est dominée par le trust de l’acier (Vereinigte Stahlwerke) qui occupe près de 200 000 ouvriers et employés, le trust des produits chimiques (Interessen-Gemein-schaft Farbenindustrie) avec 100 000 ouvriers et employés, les monopoles de l’industrie houillère, le consortium des canons Krupp, les consortiums électrotechniques, la Société générale d’électricité (A.E.G.) et Siemens. En Allemagne Occidentale, les grandes compagnies par actions (au capital de plus de 10 millions de marks) possédaient en 1952 74 % de la totalité du capital des compagnies par actions. En 1955, elles totalisaient 80 % de ce capital. Dans l’industrie minière, les grandes entreprises possèdent 90 % du capital par actions, 81 % dans la sidérurgie, 99 % dans l’industrie du pétrole. Les capitaux des trois compagnies qui ont hérité de l’I.G. Farbenindustrie sont trois fois plus élevés que ceux de toutes les autres compagnies chimiques de l’Allemagne Occidentale. Dans l’industrie électrotechnique, huit grandes compagnies possèdent 82 % du capital par actions. Les deux plus importantes, la Société générale d’électricité (A.E.G.) et Siemens, avec les firmes qu’elles contrôlent, détiennent 75 % du capital par actions de l’industrie chimique.

En France, à l’heure actuelle, la totalité de la production d’aluminium est concentrée dans les mains d’un seul groupe. Une seule firme contrôle 80 % de la production des colorants. Deux sociétés possèdent 75 % des chantiers navals. Trois sociétés contrôlent 72 % de l’industrie des ciments ; trois autres 90 % des pneumatiques ; trois autres 65 % de l’industrie du sucre. 96 % de la production des automobiles sont concentrés entre les entreprises de quatre sociétés. Cinq grandes sociétés détiennent 70 à 75 % de la production de l’acier ; cinq autres 90 % de l’industrie du raffinage du pétrole ; cinq autres 50 % de l’industrie cotonnière.

En Italie, au Japon et même dans de petits pays tels que la Belgique, la Suède, la Suisse, les organisations monopolistes occupent les postes de commande de l’industrie.

En Russie, avant la Révolution, les grands monopoles englobèrent tout d’abord les branches maîtresses de l’industrie lourde. Le syndicat Prodamet (groupement pour la vente de la production des entreprises métallurgiques), formé en 1902, dirigeait l’écoulement de plus des 4/5 des métaux ferreux. En 1904 a été fondé le syndicat Prodwagon, qui monopolisait presque entièrement la fabrication et la vente des wagons. Un syndicat analogue groupait les usines de construction de locomotives. Le syndicat Prodougol, créé en 1904 par les plus grandes entreprises houillères du bassin du Donetz, qui appartenaient au capital franco-belge, contrôlait les trois quarts de toutes les extractions de charbon de ce bassin.

Les économistes bourgeois, désireux de présenter le capitalisme actuel sous un jour favorable, prétendent que l’extension des monopoles aboutit à guérir le régime bourgeois de maux tels que la concurrence, l’anarchie de la production, les p. 253crises. En réalité, l’impérialisme est non seulement impuissant à supprimer la concurrence, l’anarchie de la production et les crises, mais il aggrave encore davantage toutes les contradictions du capitalisme.

Lénine disait que l’impérialisme ne peut réformer le capitalisme de fond en comble. Malgré le rôle dominant des monopoles, il subsiste de nombreuses entreprises moyennes et petites, ainsi qu’une masse de petits producteurs, paysans et artisans, dans tous les pays capitalistes. Le monopole, qui se crée dans une série de branches de l’industrie, accentue le chaos propre à l’ensemble de l’économie capitaliste.

[…] les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus ; ils existent au-dessus et à côté d’elle, engendrant ainsi des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents.

V. Lénine, « L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme », Œuvres, t. 22, p. 286-287.

Premièrement, la concurrence subsiste à l’intérieur des monopoles. Les membres des syndicats et des cartels luttent entre eux pour des débouchés plus avantageux, pour une plus grande quote-part dans la production et la vente. Dans les trusts et les consortiums, la lutte se poursuit pour les postes de direction, pour le contrôle de l’affaire, pour la répartition des profits.

Deuxièmement, la concurrence a lieu entre les monopoles : tant entre les monopoles d’une même branche d’industrie qu’entre ceux des différentes branches qui s’approvisionnent en marchandises les unes les autres (par exemple, les trusts de l’acier et de l’automobile) ou qui produisent des marchandises susceptibles de se remplacer les unes les autres (charbon, pétrole, énergie électrique). Étant donné la capacité restreinte du marché intérieur, les monopoles produisant les objets de consommation, se font une guerre à outrance pour l’écoulement de leurs marchandises.

Troisièmement, la concurrence a lieu entre les monopoles et les entreprises non monopolisées. Les branches d’industrie monopolisées se trouvent dans une situation privilégiée par rapport aux autres branches. Les monopoles prennent toutes mesures utiles pour étouffer les entreprises « en marge », les « outsiders », qui ne font pas partie des groupements monopolistes.

La domination des monopoles confère à la concurrence un caractère particulièrement destructeur et rapace. Les monopoles pour étouffer l’adversaire mettent en jeu tous les procédés possibles de violence directe, de corruption et de chantage ; ils recourent aux machinations financières les plus compliquées et utilisent largement l’appareil d’État.

La domination des monopoles entraîne une socialisation plus poussée de la production. Mais les fruits de cette socialisation reviennent à un petit nombre de monopoles, dont le joug sur le reste de la population devient particulièrement lourd. C’est p. 254l’aggravation continue de la contradiction fondamentale du capitalisme — celle qui existe entre le caractère social de la production et la forme privée de l’appropriation capitaliste ; aussi les crises deviennent-elles encore plus dévastatrices.