Manuel d’économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS
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Dans l’agriculture comme dans l’industrie, l’entrepreneur n’investit ses capitaux dans la production que s’il est assuré d’en tirer le profit moyen. Les entrepreneurs qui emploient leurs capitaux dans des conditions de production plus favorables, par exemple sur des terrains plus fertiles, reçoivent, en plus du profit moyen sur le capital, un surprofit.
Dans l’industrie, obtiennent le surprofit les entreprises dont l’équipement technique est supérieur à l’équipement technique moyen de la branche industrielle dont elles font partie. Le surprofit ne saurait y être un phénomène durable. Dès qu’un perfectionnement technique introduit dans une entreprise se généralise, cette entreprise cesse d’obtenir le surprofit. Mais dans l’agriculture le surprofit est assuré pour une période plus ou moins longue. Cela s’explique par le fait que dans l’industrie on peut édifier n’importe quelle quantité d’entreprises dotées des machines les plus perfectionnées, tandis que dans l’agriculture, on ne saurait créer n’importe quelle quantité de terrains, à plus forte raison de bons terrains, étant donné que la surface des terres est limitée et que toute la terre propre à la culture est occupée par des exploitations privées. Le caractère limité de la terre et le fait qu’elle est occupée par des exploitations, conditionnent le monopole de l’exploitation capitaliste sur la terre ou le monopole de la terre en tant qu’objet d’exploitation.
Ensuite, le prix de production des marchandises industrielles est déterminé par les conditions moyennes de production. Il en est autrement du prix de production des marchandises agricoles. Le monopole de l’exploitation capitaliste sur la terre, en tant qu’objet d’exploitation, aboutit au fait que le prix général, régulateur de la production (c’est-à-dire le coût de production plus le profit moyen) des produits agricoles est déterminé par les conditions de la production non pas sur les terres de qualité moyenne, mais sur les plus mauvaises, étant donné que la production des meilleures terres et des terres moyennes n’est pas suffisante pour couvrir la demande sociale. Si le fermier capitaliste, qui emploie son capital sur le plus mauvais terrain, ne réalisait pas le profit moyen, il transférerait ce capital dans une autre branche de production.
Les capitalistes qui exploitent des terrains moyens et les meilleurs terrains, produisent des denrées agricoles à meilleur marché, autrement dit le prix individuel de production est chez eux inférieur au prix général de production. Jouissant du monopole de la terre en tant qu’objet d’exploitation, ces capitalistes vendent leurs marchandises au prix général de production et reçoivent ainsi un surprofit, qui constitue la rente différentielle. Celle-ci prend naissance indépendamment de l’existence de la propriété privée de la terre ; elle se forme, parce que les denrées agricoles produites malgré des conditions de productivité du travail différentes, se vendent au prix identique du marché, déterminé par les conditions de production sur les plus mauvaises terres. Les fermiers capitalistes sont obligés de livrer la rente différentielle aux propriétaires terriens, et ne gardent que le profit moyen.
La rente différentielle est l’excédent de profit sur le profit moyen, obtenu dans les exploitations où les conditions de production sont plus favorables ; elle représente la différence entre le prix général de production déterminé par les conditions de production sur les plus mauvais terrains et le prix individuel de production sur les meilleurs terrains et les terrains moyens.
Ce surprofit, comme d’ailleurs toute la plus-value dans l’agriculture, est créé par le travail des ouvriers agricoles. Les différences de fertilité des terrains ne sont que la condition d’une plus haute productivité du travail sur les meilleures terres. Mais en régime capitaliste, on a l’illusion que la rente, que s’approprient les détenteurs de la terre, est le produit de la terre et non du travail. Or, en réalité, l’unique source de la rente foncière est le surtravail, la plus-value.
Une conception saine de la rente amène tout d’abord à reconnaître que la rente ne provient pas du sol, mais du produit de l’agriculture, c’est-à-dire du travail et du prix de son produit, du blé, par exemple ; de la valeur du produit agricole, du travail incorporé à la terre, et non du sol.
Il existe deux formes de rente différentielle.
La rente différentielle I est liée à la différence de fertilité du sol et de situation géographique des terrains par rapport aux débouchés.
Sur un terrain plus fertile, les dépenses de capitaux étant les mêmes, la récolte est plus abondante. Prenons à titre d’exemple trois terrains, d’égale étendue, mais de fertilité différente.
Prix individuel de production |
Prix général de production |
|||||||
Terrains | Dépen- ses de capi- taux en dollars |
Profit moyen en dollars |
Produits en quintaux |
de la totalité de la produc- tion en dollars |
d’un quin- tal en dollars |
d’un quin- tal en dollars |
de la totalité de la produc- tion en dollars |
Rente dif- féren- tielle en dollars |
I… | 100 | 20 | 4 | 120 | 30 | 30 | 120 | 0 |
II… | 100 | 20 | 5 | 120 | 24 | 30 | 150 | 30 |
III… | 100 | 20 | 6 | 120 | 20 | 30 | 180 | 60 |
Le fermier de chacun de ces terrains dépense pour l’embauchage des ouvriers, l’achat des semences, des machines et du matériel agricole, pour l’entretien du bétail et autres frais 100 dollars. Le profit moyen est égal à 20 %. Le travail incorporé dans les terrains de différente fertilité, rapporte sur un premier terrain une récolte de 4 quintaux ; sur le deuxième de 5 et sur le troisième de 6 quintaux.
Le prix individuel de production de toute la masse des produits obtenus sur chaque terrain est le même. Il est égal à 120 dollars (coût de production plus profit moyen). Le prix individuel de production d’une unité de produit sur chaque terrain est différent. Un quintal de produits agricoles du premier terrain devrait se vendre à raison de 30 dollars ; du deuxième terrain, 24 ; du troisième, 20 dollars. Mais comme le prix général de production des denrées agricoles est le même et qu’il est déterminé par les conditions de production sur le plus mauvais terrain, chaque quintal de produits de tous les terrains se vendra à raison de 30 dollars. Le fermier du premier terrain (le plus mauvais) retirera de sa récolte de 4 quintaux 120 dollars, soit une somme équivalente à son coût de production (100 dollars), plus le profit moyen (20 dollars). Le fermier du second terrain retirera pour ses 5 quintaux 150 dollars. En plus du coût de production et du profit moyen, il percevra 30 dollars de surprofit qui constitueront la rente différentielle. Enfin, le fermier du troisième terrain percevra pour ses 6 quintaux 180 dollars. La rente différentielle ici se montera à 60 dollars.
La rente différentielle I est liée également à la différence de situation géographique des terrains. Les exploitations situées plus près des débouchés (villes, gares de chemin de fer, ports, élévateurs, etc.), économisent une part considérable de travail et de moyens de production sur le transport des produits, par rapport aux exploitations qui sont plus éloignées de ces points. En vendant leurs produits au même prix, les exploitations situées plus près des débouchés perçoivent un surprofit qui forme la rente différentielle de situation.
La rente différentielle II provient des investissements supplémentaires de moyens de production et de travail sur une même superficie de terre ; elle apparaît donc avec l’intensification de la culture. Contrairement à l’exploitation extensive qui se développe grâce à l’augmentation des surfaces ensemencées ou des pâturages, l’exploitation intensive se développe grâce à l’emploi de machines perfectionnées, d’engrais chimiques, grâce à des travaux de bonification, à l’élevage de bétail de races plus productives, etc. En dehors de tout perfectionnement technique, l’intensification de la culture peut s’exprimer dans un accroissement des dépenses de travail sur une parcelle de terrain donné.
Il en résulte des surprofits qui forment la rente différentielle.
Reprenons notre exemple. Sur le troisième terrain, le plus fertile, on a dépensé primitivement 100 dollars et obtenu une production de 6 quintaux ; le profit moyen était de 20 dollars, la rente différentielle de 60 dollars. Supposons que, les prix restant les mêmes, on effectue sur ce terrain, pour augmenter la production, une dépense de capital supplémentaire de 100 dollars, dépense liée au progrès technique, à l’emploi d’une grande quantité d’engrais, etc. Il en résultera une récolte supplémentaire de 7 quintaux, un profit moyen de 20 dollars sur le capital additionnel, tandis que l’excédent sur le profit moyen sera de 90 dollars. C’est cet excédent de 90 dollars qui constitue la rente différentielle II. Tant que subsiste le bail précédent, le fermier paye pour ce terrain 60 dollars de rente différentielle, et il empoche l’excédent en plus du profit moyen, fruit de sa seconde dépense de capital. Mais la terre est affermée pour un délai déterminé. Lors du renouvellement du bail, le propriétaire terrien tiendra compte des avantages que procurent les dépenses additionnelles de capitaux et augmentera de 90 dollars le montant de la rente foncière sur ce terrain. Dans ce but, les propriétaires terriens cherchent à conclure des baux à court terme. Il en résulte que les fermiers capitalistes n’ont pas intérêt à faire de grosses dépenses qui ne produisent d’effet qu’au bout d’un long intervalle de temps, car c’est le propriétaire qui en définitive s’approprie le gain résultant de ces dépenses.
L’intensification capitaliste de l’agriculture a pour but d’obtenir le plus grand profit possible. Dans la course aux profits élevés, les capitalistes utilisent abusivement la terre en développant des exploitations étroitement spécialisées pratiquant la monoculture. Ainsi, dans le dernier quart du 19e siècle, aux États-Unis, les terres des États du Nord ont été ensemencées principalement en céréales. Cela a eu pour effet la dégradation du sol, son érosion, les tempêtes de poussière ou « tempêtes noires ».
Le choix des cultures agricoles dépend de la variation des prix du marché. Cela constitue un obstacle à la pratique généralisée d’assolements réguliers, qui sont la base d’une agriculture évoluée. La propriété privée de la terre entrave la réalisation de grands travaux de bonification et autres, qui ne rapportent qu’au bout de plusieurs années. Le capitalisme rend donc difficile l’application d’un système rationnel de culture.
Et tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité.
Les défenseurs du capitalisme, qui cherchent à masquer les contradictions de l’agriculture capitaliste et justifier la misère des masses, affirment que l’économie rurale serait soumise à l’action d’une loi naturelle éternelle, la « loi de la fertilité décroissante du sol » : tout travail additionnel appliqué à la terre fournirait un résultat inférieur au précédent.
Cette invention de l’économie politique bourgeoise part de la fausse hypothèse que la technique de la production en agriculture reste invariable et que le progrès technique y est une exception. En réalité, les investissements additionnels de moyens de production dans un même terrain, en règle générale, sont liés au développement de la technique, à l’introduction de méthodes nouvelles, perfectionnées, de production agricole, ce qui aboutit à une élévation de la productivité du travail agricole. La véritable cause de l’épuisement de la fertilité naturelle, de la dégradation de l’agriculture capitaliste est non pas la « loi de la fertilité décroissante du sol », inventée par les économistes bourgeois, mais les rapports capitalistes, et surtout la propriété privée de la terre, qui entravent le développement des forces productives de l’agriculture. En effet, ce qui augmente en régime capitaliste, ce n’est pas la difficulté de produire les denrées agricoles, mais la difficulté pour les ouvriers de se les procurer en raison de leur paupérisation croissante.