Manuel d’économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS
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5.5. La différenciation de la paysannerie. Le passage de l’économie fondée sur la corvée à l’économie capitaliste.

p. 99Dans la phase manufacturière du développement du capitalisme, l’industrie s’est de plus en plus séparée de l’agriculture. La division sans cesse accrue du travail avait pour résultat que, non seulement les produits de l’industrie, mais aussi ceux de l’agriculture se convertissaient en marchandises. Il s’effectuait dans l’agriculture une spécialisation des régions suivant les cultures et les branches agricoles. On a vu se former des régions d’agriculture commerciale : lin, betterave à sucre, coton, tabac, lait, fromage, etc. C’est sur cette base que se développait l’échange non seulement entre l’industrie et l’agriculture, mais aussi entre les différentes branches de la production agricole.

Plus la production marchande pénétrait dans l’agriculture, et plus la concurrence se renforçait entre les agriculteurs. Le paysan tombait de plus en plus dans la dépendance du marché. Les variations spontanées des prix du marché renforçaient et aggravaient l’inégalité matérielle entre les paysans. Des disponibilités de monnaie s’accumulaient entre les mains des couches aisées de la campagne. Cette monnaie servait à asservir, à exploiter les paysans non possédants ; elle se transformait en capital. Un des moyens de cet asservissement était l’achat à vil prix des produits du travail paysan. La ruine des paysans atteignait peu à peu un tel degré que beaucoup d’entre eux étaient obligés d’abandonner totalement leur exploitation et de vendre leur force de travail.

Ainsi, avec le développement de la division sociale du travail et l’accroissement de la production marchande, s’opérait une différenciation de la paysannerie ; des rapports capitalistes s’établissaient à la campagne, on y voyait apparaître de nouveaux types sociaux de population rurale, qui formaient les classes de la société capitaliste : la bourgeoisie rurale et le prolétariat agricole.

La bourgeoisie rurale (les koulaks) pratique une économie marchande en employant le travail salarié, en exploitant les ouvriers agricoles permanents, et encore davantage les journaliers et les autres ouvriers temporaires engagés pour les travaux agricoles saisonniers. Les koulaks détiennent une part considérable de la terre (y compris la terre affermée), des bêtes de trait, des produits agricoles. Ils possèdent également des entreprises pour la transformation des matières premières, des moulins, des batteuses, des reproducteurs de race, etc. Au village, ils jouent généralement le rôle d’usuriers et de boutiquiers. Tout cela sert à exploiter les paysans pauvres et une partie considérable des paysans moyens.

Le prolétariat agricole est constitué par la masse des ouvriers salariés qui ne possèdent pas de moyens de production et sont exploités par les propriétaires fonciers et la bourgeoisie rurale. C’est de la vente de sa propre force de travail que le prolétaire agricole tire surtout sa subsistance. Le représentant p. 100typique du prolétariat rural est l’ouvrier salarié pourvu d’une parcelle de terre. L’exploitation de son minuscule lopin de terre, l’absence de bêtes de trait et de matériel agricole contraignent fatalement ce paysan à vendre sa force de travail.

Le paysan pauvre s’apparente au prolétariat agricole. Il possède peu de terre et peu de bétail. Le blé qu’il produit ne suffit pas à le nourrir. L’argent nécessaire pour manger, se vêtir, pour tenir le ménage et payer les impôts, il est obligé de le gagner surtout en se louant. Il a déjà cessé ou presque d’être son maître pour devenir un semi-prolétaire rural. Le niveau de vie du paysan pauvre, comme celui du prolétaire rural, est très bas et même inférieur à celui de l’ouvrier industriel. Le développement du capitalisme dans l’agriculture aboutit à grossir de plus en plus les rangs du prolétariat rural et de la paysannerie pauvre.

La paysannerie moyenne occupe une position intermédiaire entre la bourgeoisie rurale et les paysans pauvres.

Le paysan moyen exploite son terrain sur la base de ses propres moyens de production et de son travail personnel. Le travail qu’il fournit ne pourvoit à l’entretien de sa famille que si les conditions sont favorables. De là sa situation précaire.

Par ses rapports sociaux, ce groupe oscille entre le groupe supérieur — autour duquel il gravite et où seule une faible minorité de favorisés réussit à pénétrer —, et le groupe inférieur où le pousse toute l’évolution sociale.

V. Lénine, « Le développement du capitalisme en Russie », Œuvres, t. 3, p. 188.

Et c’est la ruine, le « lessivage » de la paysannerie moyenne.

Les rapports capitalistes dans l’agriculture des pays bourgeois s’entremêlent avec des survivances du servage. La bourgeoisie, en accédant au pouvoir, n’a pas supprimé dans la plupart des pays la grande propriété féodale. Les exploitations des propriétaires fonciers s’adaptaient progressivement au capitalisme. La paysannerie, libérée du servage, mais dépouillée d’une notable partie des terres, étouffait du manque de terre. Elle se vit obligée d’en louer au propriétaire foncier à des conditions asservissantes.

En Russie, par exemple, après la réforme de 1861, la forme d’exploitation la plus répandue des paysans par les propriétaires fonciers était la redevance en travail : le paysan, à titre de fermage ou pour acquitter un emprunt de servitude, était astreint à travailler sur le domaine du propriétaire foncier, en employant ses propres moyens de production, ses animaux de trait et son matériel primitif.

La différenciation de la paysannerie sapait les fondements de l’économie féodale fondée sur les redevances en travail, sur l’exploitation du paysan économiquement dépendant, sur une technique arriérée. Le paysan aisé pouvait louer de la terre contre de l’argent ; aussi n’avait-il pas besoin d’un bail asserp. 101vissant pour faire face aux redevances. Le paysan pauvre ne pouvait pas non plus s’adapter à ces redevances, mais cette fois pour une autre raison : n’ayant pas de moyens de production, il devenait ouvrier salarié. Le propriétaire foncier pouvait utiliser principalement pour les redevances en travail la paysannerie moyenne. Mais le développement de l’économie marchande et de l’agriculture commerciale en ruinant la paysannerie moyenne, sapait le mode d’exploitation fondé sur les redevances ou prestations. Les propriétaires fonciers multipliaient l’emploi du travail salarié, qui était plus productif que le travail du paysan dépendant ; l’importance du système capitaliste d’exploitation augmentait, tandis que celle du système des redevances déclinait. Mais les redevances, en tant que survivance directe de la corvée, demeurent encore longtemps à côté du système d’exploitation capitaliste.