Manuel d’économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS
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5.2. La phase manufacturière du capitalisme.

p. 95Le développement de la coopération capitaliste simple a amené la naissance des manufactures. La manufacture est la coopération capitaliste fondée sur la division du travail et la technique artisanale. La manufacture, comme forme du processus de production capitaliste, a dominé en Europe occidentale à peu près depuis la moitié du 16e siècle jusqu’au dernier tiers du 18e siècle.

Le passage à la manufacture s’est effectué selon deux voies différentes.

La première, c’est la réunion par le capitaliste, dans un seul atelier, d’artisans de différentes spécialités. C’est ainsi qu’est née, par exemple, la manufacture de la carrosserie, qui groupait dans un même local des artisans autrefois indépendants : charrons, selliers, tapissiers, serruriers, chaudronniers, tourneurs, passementiers, vitriers, peintres, vernisseurs, etc. La fabrication des carrosses comporte un grand nombre d’opérations qui se complètent les unes les autres, et dont chacune est exécutée par un ouvrier. Cela étant, le caractère antérieur du travail artisanal se modifie. Par exemple, l’ouvrier serrurier ne s’occupe alors, pendant un temps assez long, que d’une opération déterminée dans la fabrication des carrosses et cesse peu à peu d’être le serrurier qui, autrefois, fabriquait lui-même une marchandise finie.

La seconde voie, c’est la réunion par le capitaliste, dans un seul atelier, d’artisans d’une seule spécialité. Auparavant, chacun des artisans accomplissait lui-même toutes les opérations nécessitées par la fabrication d’une marchandise donnée. Le capitaliste décompose le processus de production dans l’atelier en une suite d’opérations dont chacune est confiée à un ouvrier spécialiste. C’est ainsi qu’est apparue, par exemple, la manufacture d’aiguilles. Le fil de fer y passait par les mains de 72 ouvriers et même plus : l’un étirait le fil, l’autre le redressait, un troisième le sectionnait, un quatrième taillait la pointe, etc.

La division manufacturière du travail est une division du travail à l’intérieur de l’entreprise lors de la fabrication d’une seule et même marchandise à la différence de la division du travail dans la société entre les différentes entreprises lors de la fabrication de marchandises différentes.

La division du travail à l’intérieur de la manufacture suppose la concentration des moyens de production entre les mains du capitaliste qui est en même temps le propriétaire des marchandises fabriquées. L’ouvrier salarié, contrairement au petit producteur, ne fabrique pas lui-même la marchandise ; seul le produit commun du travail de plusieurs ouvriers se convertit en marchandise. La division du travail à l’intérieur de la société suppose la dissémination des moyens de production entre des producteurs isolés, indépendants les uns des autres. Les produits de leur travail, par exemple de celui du menuisier, du peaussier, du cordonnier, du cultivateur, se présentent p. 96comme des marchandises, et le lien entre les producteurs indépendants s’établit par le marché.

L’ouvrier qui accomplit dans la manufacture une opération particulière de la fabrication d’une marchandise, devient un ouvrier parcellaire. Répétant sans cesse une opération simple, toujours la même, il dépense moins de temps et de force que l’artisan qui exécute tour à tour une série d’opérations diverses. D’autre part, avec la spécialisation, le travail devient plus intensif. Auparavant, l’ouvrier dépensait une certaine quantité de temps pour passer d’une opération à une autre, pour changer d’outil. Dans la manufacture, ces pertes de temps étaient moindres. Peu à peu la spécialisation s’est étendue non seulement à l’ouvrier, mais aussi aux instruments de production qui se perfectionnaient, s’adaptaient de plus en plus à l’opération partielle à laquelle ils étaient destinés.

Tout cela devait aboutir à un nouvel accroissement de la productivité du travail.

La fabrication des aiguilles en est un exemple frappant. Au 18e siècle, une petite manufacture avec 10 ouvriers produisait, en appliquant la division du travail, 48 000 aiguilles par jour, soit 4 800 aiguilles par ouvrier. Or, sans la division du travail, un ouvrier n’aurait même pas pu produire 20 aiguilles par jour.

La spécialisation du travail dans la manufacture, comportant la répétition constante des mêmes mouvements peu compliqués, mutilait l’ouvrier physiquement et moralement. Il y eut des ouvriers à la colonne vertébrale déviée, à la cage thoracique comprimée, etc. Ainsi, la productivité du travail dans la manufacture augmentait au prix de la mutilation de l’ouvrier.

Elle [la manufacture] fait du travailleur un infirme et une monstruosité en cultivant, comme dans une serre, son savoir-faire de détail, tout en étouffant un monde de pulsions et de talents productifs […].

K. Marx, Le Capital, Livre I, p. 405.

Les ouvriers des manufactures étaient l’objet d’une exploitation féroce. La journée de travail atteignait jusqu’à 18 heures et plus ; le salaire était extrêmement bas ; l’immense majorité des ouvriers des manufactures était sous-alimentée ; la nouvelle discipline capitaliste du travail était inculquée par des mesures implacables de coercition et de violence.

La division manufacturière du travail, écrivait Marx,

produit de nouvelles conditions de domination du capital sur le travail. Ainsi donc, si elle apparaît d’une part comme un progrès historique et un moment nécessaire dans le développement de la formation économique de la société, elle apparaît d’autre part comme un moyen d’exploitation raffinée et civilisée.

K. Marx, ibidem, p. 410.

Dans les sociétés esclavagiste et féodale, il existait deux formes de capital — le capital commercial et le capital usuraire. p. 97La naissance de la production capitaliste marquait le début du capital industriel. Le capital industriel est le capital engagé dans la production des marchandises. Un des traits caractéristiques de la phase manufacturière du capitalisme est le lien étroit et indissoluble entre le capital commercial et le capital industriel. Le propriétaire d’une manufacture a presque toujours été aussi un accapareur. Il revendait les matières premières aux petits producteurs, distribuait des matériaux à domicile pour les faire transformer, ou bien il achetait aux petits producteurs des éléments d’articles manufacturés, pour les revendre. La vente des matières premières et l’achat du produit se mêlaient à une exploitation usuraire. Cela avait pour effet d’aggraver considérablement la situation du petit producteur, aboutissait à la prolongation de la journée de travail, à la baisse des salaires.