Manuel d’économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS
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On assiste, à l’époque féodale, au développement graduel de la production marchande et à l’extension de l’artisanat urbain ; les produits de l’économie paysanne sont de plus en plus entraînés dans le mouvement des échanges.
La production des petits artisans et des paysans, fondée sur la propriété privée et le travail personnel, et créant des produits pour l’échange, est ce qu’on appelle la production marchande simple.
Le produit fabriqué en vue de l’échange est, nous l’avons déjà dit, une marchandise. Les différents producteurs de marchandises dépensent pour produire des marchandises identiques une quantité différente de travail, qui dépend des conditions dans lesquelles ils se trouvent placés. Ceux qui disposent d’instruments plus perfectionnés dépensent moins de travail que les autres pour produire une même marchandise. Les travailleurs diffèrent également par la force, l’adresse, l’habileté, etc. Mais p. 61peu importe au marché dans quelles conditions et à l’aide de quels instruments a été produite telle ou telle marchandise. On paye sur le marché la même somme d’argent pour des marchandises identiques, quelles que soient les conditions individuelles de travail dans lesquelles elles ont été fabriquées.
Aussi les producteurs de marchandises, chez qui les dépenses individuelles du travail sont supérieures à la moyenne du fait qu’ils se trouvent placés dans de plus mauvaises conditions, ne couvrent-ils qu’une partie de ces dépenses en vendant leurs marchandises et ils finissent par se ruiner. Par contre, ceux chez qui les dépenses individuelles de travail sont inférieures à la moyenne, grâce à de meilleures conditions, sont en excellente posture pour vendre, et s’enrichissent. D’où une aggravation de la concurrence. Une différenciation s’opère parmi les petits producteurs de marchandises : la majorité s’appauvrit de plus en plus, alors qu’une infime minorité s’enrichit.
Le morcellement politique fut, sous le régime féodal, un gros obstacle au développement de la production marchande. Les féodaux établissaient à leur guise des droits sur les marchandises amenées du dehors, percevaient des péages et créaient ainsi de graves obstacles au commerce. Les besoins de celui-ci, et plus généralement du développement économique de la société, exigeaient la suppression du morcellement féodal. Les progrès de la production artisanale et agricole, de la division sociale du travail entre la ville et la campagne eurent pour conséquence l’établissement de relations économiques plus actives entre les différentes régions d’un même pays, la formation d’un marché national. Celui-ci créa à son tour les conditions économiques d’une centralisation du pouvoir politique. La bourgeoisie naissante des villes avait intérêt à la destruction des barrières féodales ; aussi était-elle favorable à la constitution d’un État centralisé.
S’appuyant sur la couche plus large de la petite noblesse, sur les « vassaux de leurs vassaux », ainsi que sur les villes dont l’ascension se poursuit, les rois portent à l’aristocratie féodale des coups décisifs et affermissent leur domination. Ils deviennent les maîtres de l’État non plus seulement de nom, mais aussi en fait. De grands États nationaux se constituent sous forme de monarchies absolues. La fin du morcellement féodal et l’établissement d’un pouvoir politique centralisé contribuent à l’apparition et au développement de rapports capitalistes.
La formation d’un marché mondial joua également un rôle considérable dans l’avènement du régime capitaliste.
Dans la seconde moitié du 15e siècle, les Turcs s’emparèrent de Constantinople et de toute la partie orientale de la Méditerranée. La grande route commerciale était coupée, qui mettait l’Europe occidentale en communication avec l’Orient. Christophe Colomb découvrit en 1492 l’Amérique, alors qu’il cherchait la voie maritime des Indes, que Vasco de Gama trouva en 1498, après avoir fait le tour de l’Afrique.
À la suite de ces découvertes, la Méditerranée perdit sa primauté commerciale au profit de l’Atlantique, et la première place dans le Commerce échut aux Pays-Bas, à l’Angleterre et à la France. La Russie jouait elle aussi un rôle important dans le commerce européen.
p. 62Avec la naissance du commerce mondial et d’un marché mondial, l’artisanal n’était plus en mesure de satisfaire la demande accrue de marchandises. Cette circonstance hâta le passage de la petite production artisanale à la grande production capitaliste fondée sur l’exploitation d’ouvriers salariés.
Le passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste s’accomplit de deux façons : d’une part, la différenciation des petits producteurs de marchandises fit apparaître des entrepreneurs capitalistes ; d’autre part, le capital commercial, en la personne des marchands, plaça directement la production sous sa dépendance.
Les corporations pouvaient limiter la concurrence et la différenciation parmi les artisans tant que la production marchande restait peu développée. Avec les progrès de l’échange, la concurrence se fit de plus en plus âpre. Les maîtres de métier travaillant pour un marché plus étendu cherchaient à obtenir l’abolition des restrictions corporatives, ou bien les tournaient purement et simplement. Ils allongeaient la journée de travail des compagnons et des apprentis, en augmentaient le nombre, appliquaient des méthodes de travail plus productives. Les plus riches d’entre eux devenaient peu à peu des capitalistes ; les plus pauvres, les compagnons et les apprentis, devenaient des ouvriers salariés.
En désagrégeant l’économie naturelle, le capital commercial contribua à l’avènement de la production capitaliste. Il ne fut d’abord qu’un intermédiaire dans l’échange des marchandises des petits producteurs — artisans et paysans — et lors de la réalisation par les féodaux d’une partie du surproduit que ceux-ci s’appropriaient. Puis le marchand se mit à acheter régulièrement aux petits producteurs les marchandises qu’ils fabriquaient, pour les revendre sur un marché plus large. Il devenait de la sorte un accapareur 1. Avec les progrès de la concurrence et l’apparition de l’accapareur, la situation de la masse des artisans se modifia sensiblement. Les maîtres de métier appauvris imploraient l’aide du marchand accapareur qui leur avançait de l’argent, des matières premières et des matériaux, à la condition qu’ils lui vendent le produit fini à un prix très bas, convenu d’avance. Les petits producteurs tombaient de la sorte sous la dépendance économique du capital commercial.
Peu à peu un grand nombre de maîtres de métier appauvris se trouvèrent dépendre d’un riche accapareur. Celui-ci leur distribuait des matières premières, par exemple des filés dont ils faisaient des tissus, contre le payement d’une certaine somme, et devenait ainsi un distributeur.
La ruine de l’artisan fit que l’accapareur dut lui fournir non seulement la matière première, mais encore les instruments de travail. De la sorte, l’artisan perdit son dernier semblant d’autonomie et devint définitivement un ouvrier salarié, tandis que l’accapareur se transformait en capitaliste industriel.
p. 63Groupés dans l’atelier du capitaliste, les artisans d’autrefois exécutaient un même travail. Mais il apparut bientôt que certaines opérations réussissaient mieux aux uns, et d’autres opérations aux autres. Il était donc plus avantageux de confier à chacun la partie du travail où il était le plus habile. C’est ainsi que la division du travail s’introduisit peu à peu dans les ateliers employant une main-d’œuvre plus ou moins nombreuse. Les entreprises capitalistes où des ouvriers salariés accomplissent un travail manuel sur la base de la division du travail, sont appelées manufactures2.
Les premières sont apparues dès les 14e et 15e siècles à Florence et dans certaines républiques italiennes du Moyen âge. Du 16e au 18e siècle, les manufactures produisant du drap, des tissus de lin et de soie, de l’horlogerie, des armes, de la verrerie, se multiplièrent dans tous les pays d’Europe.
Elles firent leur apparition en Russie au 17e siècle. Au début du 18e siècle, sous Pierre Ier, elles connurent un essor rapide, notamment les manufactures d’armes, de drap, de soieries. Des usines sidérurgiques, des mines, des sauneries furent créées dans l’Oural.
À la différence des manufactures d’Europe occidentale, reposant sur le travail salarié, les entreprises russes des 17e et 18e siècles, tout en recourant à des travailleurs libres salariés, employaient surtout des paysans et des ouvriers serfs. À partir de la fin du 18e siècle, les manufactures fondées sur le travail libre salarié reçurent une large extension. Ce processus s’intensifia au cours des dernières décennies qui précédèrent l’abolition du servage.
La désagrégation des rapports féodaux se poursuivait également à la campagne. À mesure que se développait la production marchande, le pouvoir de l’argent augmentait. Les seigneurs remplaçaient les obligations en nature des paysans par des obligations en argent. Les paysans durent vendre les produits de leur travail et remettre aux féodaux l’argent qu’ils en avaient retiré. D’où, chez les paysans, un perpétuel besoin d’argent. Les accapareurs et les usuriers mettaient à profit cette situation pour les asservir. L’oppression féodale devenait plus lourde, la situation des serfs s’aggravait.
Le développement des relations monétaires donna une forte impulsion à la différenciation de la paysannerie, autrement dit à sa division en différents groupes sociaux. L’immense majorité de la paysannerie était dans la misère, s’épuisait au travail et se ruinait. Parallèlement apparurent des paysans riches qui exploitaient leurs voisins par des prêts léonins, en achetant à vil prix leurs produits agricoles, leur cheptel, leurs instruments de travail.
C’est ainsi que la production capitaliste naquît au sein du régime féodal.