Manuel d’économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS
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3.1. L’avènement de la féodalité.

p. 48Le régime féodal a existé, avec des particularités différentes, dans presque tous les pays.

La féodalité s’étend sur une longue période. En Chine, le régime féodal a existé plus de deux mille ans. En Europe occidentale, il a duré plusieurs siècles, depuis la chute de l’Empire romain (5e siècle) jusqu’aux révolutions bourgeoises d’Angleterre (17e siècle) et de France (18e siècle) ; en Russie, du 9e siècle à la réforme paysanne de 1861 ; en Transcaucasie, du 4e siècle jusque vers 1870 ; chez les peuples de l’Asie centrale, des 7e et 8e siècles à la victoire de la révolution prolétarienne en Russie.

En Europe occidentale, la féodalité s’est constituée sur les ruines de la société romaine esclavagiste, d’une part, et sur celles de la gens, chez les tribus conquérantes, d’autre part ; elle résulta de l’action réciproque de ces deux processus.

Des éléments de féodalisme existaient, nous l’avons déjà dit, au sein de la société esclavagiste sous la forme du colonat. Les colons étaient tenus de cultiver la terre de leur maître, grand propriétaire foncier, de lui verser une somme d’argent ou de lui remettre une importante partie de la récolte ; ils étaient en outre astreints à certaines redevances. Néanmoins, les colons avaient plus d’intérêt à leur travail que les esclaves, puisqu’ils possédaient leur propre exploitation.

Ainsi se formèrent de nouveaux rapports de production, qui reçurent leur plein développement à l’époque féodale.

L’Empire romain fut détruit par les tribus germaniques, gauloises, slaves et autres, qui habitaient différentes parties de l’Europe. Le pouvoir des propriétaires d’esclaves fut renversé, l’esclavage disparut. Les latifundia et les grands ateliers artisanaux reposant sur le travail servile se disloquèrent. Après la chute de l’Empire romain, la population se composait de grands propriétaires fonciers (anciens propriétaires d’esclaves qui avaient adopté le système du colonat), d’esclaves affranchis, de colons, de petits paysans et d’artisans.

p. 49À l’époque où elles soumirent Rome, les tribus conquérantes se trouvaient au stade de la communauté primitive en voie de désagrégation. La communauté rurale, qui chez les Germains portait le nom de « marche », jouait un rôle important dans la vie sociale de ces peuplades. La terre, à l’exception des grands domaines de l’aristocratie de la gens, était bien communal. Les forêts, les friches, les pacages, les étangs restaient indivis pour l’usage collectif. Au bout de quelques années, on procédait à un nouveau partage des champs et des prairies entre les membres de la communauté. Mais, peu à peu, le terrain attenant à l’habitation, puis toute la terre arable, passèrent aux familles, en jouissance héréditaire. La répartition des terres, l’examen des affaires concernant la communauté, le règlement des litiges qui s’élevaient entre ses membres, étaient du ressort de l’assemblée de la communauté, des anciens et des juges qu’elle élisait. À la tête des tribus conquérantes se trouvaient des chefs militaires qui, ainsi que leurs suites, possédaient de vastes étendues de terre.

Les tribus qui soumirent l’Empire romain s’emparèrent de la plus grande partie des terres publiques et d’une partie des terres appartenant aux gros propriétaires fonciers. Les forêts, les prairies et les pacages restèrent en jouissance commune, alors que la terre arable était divisée entre les exploitations. Les terres ainsi partagées devinrent par la suite la propriété privée des paysans. Ainsi se constitua une couche nombreuse de petits paysans indépendants.

Mais les paysans ne pouvaient garder longtemps leur indépendance. L’inégalité des fortunes entre les membres de la communauté rurale devait nécessairement s’accentuer du fait de l’existence de la propriété privée de la terre et des autres moyens de production. Il y eut, parmi la paysannerie, des familles pauvres et des familles aisées. À mesure que grandissait l’inégalité des fortunes, les membres enrichis de la communauté acquéraient sur celle-ci un pouvoir toujours croissant. La terre se concentrait entre les mains des familles riches, de l’aristocratie de la gens et des chefs militaires. Les paysans perdaient petit à petit leur liberté personnelle au profit des grands propriétaires fonciers.

La conquête de l’Empire romain hâta la décomposition du régime de la gens chez les tribus conquérantes. Pour maintenir et consolider leur pouvoir sur les paysans dépendants, les grands propriétaires fonciers devaient renforcer le pouvoir d’État. Les chefs militaires, s’appuyant sur l’aristocratie de la « gens » et les guerriers de leurs suites, concentrèrent le pouvoir en leurs mains et se transformèrent en rois, en monarques.

Sur les ruines de l’Empire romain se constituèrent un certain nombre d’États nouveaux ayant des rois à leur tête. Ces rois distribuaient généreusement à leurs proches, à titre viager, puis héréditaire, les terres qu’ils avaient conquises ; ceux-ci leur devaient en échange le service militaire. L’Église, appui important du pouvoir royal, reçut elle aussi de nombreuses terres. Le sol était cultivé par les paysans désormais p. 50tenus de s’acquitter de certaines obligations au bénéfice de leurs nouveaux maîtres. D’immenses propriétés foncières passèrent aux mains des guerriers et des serviteurs du roi, du haut clergé et des monastères. Les terres ainsi concédées étaient désignées sous le nom de fiefs (en bas latin : feodum). D’où le nom de féodalité donné au nouveau régime social.

En Europe, la transformation graduelle des terres des paysans en propriété féodale et l’asservissement des masses paysannes (féodalisation) se poursuivit pendant des siècles (des 5e et 6e siècles aux 9e et 10e siècles). Le service militaire ininterrompu, les pillages et les impôts ruinaient la paysannerie libre. Réduit à demander assistance au grand propriétaire foncier, le paysan devenait dépendant de ce dernier. Il était souvent contraint de se placer sous la « protection » du seigneur féodal ; un homme isolé, sans défense, n’aurait pu subsister en raison des guerres continuelles, des incursions de brigandage. La propriété de sa parcelle passait au seigneur et le paysan ne pouvait la cultiver qu’en échange de diverses redevances qu’il devait au seigneur. Parfois aussi, les représentants et les fonctionnaires du roi accaparaient, par la fraude et la violence, les terres des paysans libres, les obligeant à reconnaître leur pouvoir.

La féodalisation s’accomplit différemment dans les divers pays, mais elle aboutit partout aux mêmes résultats : les paysans autrefois libres devenaient personnellement dépendants des féodaux qui s’étaient emparés de leur terre. Cette dépendance était plus ou moins dure. Avec le temps, les différences qui avaient d’abord existé entre anciens esclaves, colons et paysans libres, finirent par s’effacer, et tous se fondirent dans la masse de la paysannerie serve. Peu à peu se constitua un état de choses caractérisé par l’adage du Moyen âge : « Pas de terre sans seigneur ». Les rois étaient les propriétaires suprêmes de la terre.

La féodalité a été un stade nécessaire dans l’histoire de la société. L’esclavage avait épuisé toutes ses possibilités. Un nouveau développement des forces productives n’était désormais possible que grâce au travail de la masse des paysans dépendants possédant leur propre exploitation, leurs instruments de production et ayant quelque intérêt au travail.

Pourtant l’histoire atteste qu’il n’est nullement obligatoire que chaque peuple parcoure successivement toutes les étapes de l’évolution sociale. Beaucoup de peuples se trouvent placés dans des conditions qui leur permettent d’éviter telle ou telle phase du développement et de passer d’emblée à un stade supérieur.

En Russie, l’esclavage patriarcal fît son apparition à l’époque de la désagrégation de la communauté. Mais ici le développement social s’engagea pour l’essentiel, non dans la voie de l’esclavage, mais dans celle de la féodalisation. Les tribus slaves, où régnait encore le régime gentilice, attaquèrent l’Empire romain esclavagiste à partir du 3e siècle de notre ère pour libérer les villes du littoral nord de la mer Noire et p. 51jouèrent un rôle important dans la chute de l’esclavage. Le passage de la communauté primitive à la féodalité s’effectua en Russie au moment où l’esclavage avait depuis longtemps disparu et où les rapports féodaux s’étaient consolidés dans les pays de l’Europe occidentale.

Chez les Slaves de l’Est, la communauté rurale portait le nom de « verv » ou de « mir ». Les prairies, les forêts, les étangs restaient indivis, alors que la terre arable devenait possession des différentes familles. À la tête de la communauté se trouvait un ancien. Le développement de la propriété privée de la terre entraîna peu à peu la décomposition de la communauté. Les anciens et les princes de la tribu s’emparèrent du sol. Les paysans (smerdy), d’abord membres libres de la communauté, tombèrent sous la dépendance des grands propriétaires fonciers, ou boyards.

L’Église devint le plus important des propriétaires féodaux de l’époque. Les dons des princes, les donations et les legs testamentaires la mirent en possession de vastes territoires et de très riches domaines.

Quand se constitua l’État russe centralisé (15e et 16e siècles) les grands princes et les tsars prirent l’habitude d’« installer » (en russe pomechtchat) comme on disait alors, sur des terres leurs proches et leurs serviteurs, autrement dit de leur concéder terres et paysans, à charge pour eux de les servir à la guerre. De là sont venus les noms de pomestié (fief) et de pomechtchik (seigneur féodal).

À l’époque, les paysans n’étaient pas encore définitivement attachés au propriétaire foncier et à la glèbe : ils avaient le droit de changer de seigneur. À la fin du 16e siècle, les grands propriétaires fonciers intensifièrent l’exploitation de la paysannerie afin de produire davantage de céréales pour la vente. Aussi, en 1581, l’État retira-t-il aux paysans le droit de changer de seigneur. Les paysans, désormais complètement attachés à la terre de leur propriétaire, furent ainsi transformés en serfs.

Sous la féodalité, l’économie rurale, et surtout la culture du sol, jouaient un rôle prépondérant. Des améliorations furent apportées au cours des siècles à la culture des céréales ; la culture maraîchère, le jardinage, l’industrie vinicole, la fabrication de l’huile se développèrent.

Durant la première phase de la féodalité prédominait un système de culture à jachère complète, ou à brûlis dans les régions boisées. On pratiquait la même culture sur une terre plusieurs années de suite jusqu’à ce que le sol fût épuisé. Après quoi on mettait en culture une autre terre. Ce système fut ensuite remplacé par l’assolement triennal : la terre arable était divisée en trois soles dont chacune était alternativement cultivée en céréale d’hiver, en céréale de printemps et laissée en friche. L’assolement triennal se répandit en Europe occidentale et en Russie à partir des 11e et 12e siècles. Il resta en usage pendant des centaines d’années, jusqu’au 19e siècle, et est encore appliqué aujourd’hui dans maints pays.

Au début de la féodalité, l’outillage agricole restait médiocre, les instruments de travail étaient l’araire à soc de fer, la p. 52faucille, la faux, la bêche. Puis on se mit à employer la charrue de fer et la herse. La mouture du grain s’effectua longtemps à la main, jusqu’au moment où se répandit l’usage des moulins à vent et à eau.