Manuel d’économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS
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Les conceptions économiques de la période de l’esclavage ont trouvé leur expression dans maints ouvrages que nous ont laissés les poètes, les philosophes, les historiens, les hommes d’État et les personnalités publiques, pour qui l’esclave n’était pas un homme, mais une chose entre les mains de son maître. Le travail servile était méprisé ; or, le travail devenait de plus en plus le lot des esclaves ; aussi fut-il bientôt considéré comme une activité indigne d’un homme libre.
Le code du roi Hammourabi (18e siècle avant notre ère) témoigne des conceptions économiques de la société esclavagiste babylonienne. Ce code protège la propriété et les droits des riches et des nobles, des propriétaires d’esclaves et de terres. Quiconque cache un esclave fugitif est passible de mort. Le paysan qui n’a pas payé sa dette au créancier ou son fermage au propriétaire foncier doit livrer sa femme, son fils ou sa fille qui sont réduits en esclavage, jusqu’à ce qu’ils aient acquitté la dette par leur travail. Les lois de Manou, dans l’Inde antique, sont un recueil de prescriptions sociales, religieuses et morales qui consacrent l’esclavage. L’esclave n’a aucune propriété. La loi punissait de mort quiconque « cachait dans sa maison un esclave fugitif ».
Les idées des classes dominantes se retrouvaient dans la religion. Ainsi le bouddhisme, qui se répandit dans l’Inde à partir du 6e siècle avant notre ère, prêchait la résignation, la non-résistance à la violence et l’humilité devant les classes dominantes ; l’aristocratie esclavagiste s’en servit pour consolider sa domination.
Même les penseurs éminents de l’Antiquité ne pouvaient se représenter une société sans esclaves. Ainsi le philosophe grec Platon (5e-4e siècles avant notre ère), qui composa la première utopie connue, maintenait l’esclavage dans sa république idéale. Le travail des esclaves, des cultivateurs et des artisans devait procurer les moyens d’existence indispensables à la classe supérieure, celle des gouvernants et des guerriers.
Aux yeux d’Aristote, le plus grand penseur de l’Antiquité (4e siècle avant notre ère), l’esclavage était pour la société une nécessité éternelle. Aristote a exercé une influence considérable sur la vie intellectuelle de l’Antiquité et du Moyen âge. Tout en s’élevant bien au-dessus de son p. 45temps lorsqu’il formule ses hypothèses et ses prévisions scientifiques, il reste, sur la question de l’esclavage, prisonnier des idées de la société de son époque. Son raisonnement est le suivant : de même que le gouvernail est pour le pilote un instrument inanimé, l’esclave est un instrument animé. Si les outils travaillaient d’eux-mêmes sur notre ordre, si par exemple les navettes tissaient toutes seules, on n’aurait pas besoin d’esclaves. Mais comme nombre d’occupations exigent un travail grossier, peu compliqué, la nature, dans sa sagesse, a créé les esclaves. Certains sont nés pour être esclaves et les autres pour les diriger. Le travail servile procure aux hommes libres des loisirs pour leur perfectionnement. Tout l’art du maître consiste donc à tirer le meilleur parti de ses esclaves.
C’est Aristote qui a créé le terme d’ « oïkonomia ». De son temps l’échange, le commerce et l’usure avaient déjà pris un certain développement, mais dans l’ensemble l’économie restait une économie naturelle, consommatrice. Aristote considérait comme seuls légitimes les biens acquis par l’agriculture et le métier ; c’est un partisan de l’économie naturelle. Mais il comprenait la nature réelle de l’échange, trouvant parfaitement normal l’échange pour la consommation « puisque les hommes ont d’ordinaire certains objets en quantité supérieure, et d’autres objets en quantité inférieure à leurs besoins ». Il comprenait que la monnaie était nécessaire aux échanges.
Par ailleurs Aristote condamnait le commerce s’il était exercé à des fins de lucre, ainsi que l’usure. À la différence de l’agriculture et du métier, ces activités, disait-il, ne posent aucune borne à l’acquisition des richesses.
Les anciens Grecs avaient déjà une idée de la division du travail et de son rôle dans la vie sociale. Platon, par exemple, la plaçait à la base du régime dont il dotait sa république idéale.
Les idées des Romains en matière économique étaient également fonction du mode de production fondé sur l’esclavage, qui prédominait alors.
Les écrivains et les hommes politiques, idéologues de la classe des propriétaires d’esclaves, considéraient les esclaves comme de simples instruments. C’est au polygraphe Varron (1er siècle avant notre ère), qui composa entre autres une sorte de manuel d’agriculture à l’usage des propriétaires d’esclaves, qu’appartient la célèbre division des instruments en : 1, instruments muets (chariots) ; 2, instruments qui émettent des sons inarticulés (bétail) ; et 3, instruments doués de la parole (esclaves). Il ne faisait qu’exprimer par là les opinions généralement admises par les propriétaires d’esclaves.
L’art de diriger les esclaves préoccupait les esprits, à Rome comme en Grèce. L’historien Plutarque (1er-2e siècles de notre ère) rapporte que Caton, maître « modèle », achetait ses esclaves encore enfants, « dans un âge où, pareils aux petits chiens et aux poulains, ils se prêtent facilement à l’éducation et au dressage ». Il relate ensuite qu’ « il imaginait sans cesse de nouveaux moyens d’entretenir parmi les esclaves la discorde et la division, car il craignait leur bonne entente, qu’il considérait comme dangereuse ».
Par la suite, dans l’Empire romain, l’écroulement et la désagrégation de l’économie fondée sur le travail forcé des esclaves s’accentuèrent. L’écrivain latin Columelle (1er siècle de notre ère) se plaignait en ces termes : « Les esclaves causent un grave préjudice aux champs. Ils prêtent les bœufs et soignent mal le troupeau. Ils labourent de façon déplorable. » Pline l’Ancien, son contemporain, déclarait: « Les latifundia ont perdu l’Italie et les provinces. »
De même que les Grecs, les Romains considéraient comme normale l’économie naturelle où le maître n’échange que ses excédents. Les ouvrages de l’époque condamnent parfois les profits commerciaux élevés et l’intérêt usuraire. Mais les marchands et les usuriers n’en amassaient pas moins d’immenses fortunes.
Dans la dernière période de l’histoire romaine des voix s’élevèrent pour condamner l’esclavage et proclamer l’égalité naturelle des hommes. Il va sans dire que ces idées ne trouvaient point d’écho parmi la classe dominante, celle des propriétaires d’esclaves. Quant aux esclaves, ils étaient si accablés par leur situation misérable, si abrutis et si ignorants, qu’ils étaient incapables d’élaborer une idéologie plus progressiste que p. 46les idées périmées de la classe esclavagiste. C’est d’ailleurs là une des raisons du caractère tout spontané et inorganisé des révoltes d’esclaves.
La lutte entre la grande et la petite propriété foncière constituait une des contradictions profondes du régime de l’esclavage. La paysannerie dont la situation devenait de plus en plus difficile réclamait dans son programme la limitation de la grande propriété foncière et le partage des terres. Tel était aussi le but de la réforme agraire défendue par les Gracques (2e siècle avant notre ère).
À l’époque de la désagrégation de l’Empire romain, alors que la grande majorité de la population des villes et des campagnes, esclaves et hommes libres, n’apercevait aucune issue à la situation, l’idéologie de la Rome esclavagiste traversa une crise profonde.
Les contradictions de classe de l’Empire agonisant donnèrent naissance à une nouvelle idéologie religieuse : le christianisme, qui traduisait à l’époque la protestation des esclaves, des masses ruinées de la paysannerie, des artisans et des déclassés contre l’esclavage et l’oppression. Le christianisme répondait aussi à l’état d’esprit de larges fractions des classes dominantes qui avaient conscience de leur situation sans issue. C’est pourquoi, tout en adressant des avertissements sévères aux riches et aux puissants, le christianisme de la chute de l’Empire romain exhortait à l’humilité et à la recherche du salut dans la vie d’outre-tombe.
Dans les siècles qui suivirent, le christianisme devint définitivement la religion des classes dominantes, l’arme spirituelle chargée de défendre et de justifier l’exploitation et l’oppression des masses laborieuses.