Dominique Meeùs
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La guerre durait depuis trois ans. Elle emportait des millions de vies humaines : tués, blessés, victimes des épidémies qu’elle avait engendrées. La bourgeoisie et les propriétaires fonciers s’enrichissaient tandis que les ouvriers et les paysans souffraient de plus en plus de la misère et des privations. La guerre délabrait l’économie nationale de la Russie. Environ 14 millions de travailleurs valides avaient été incorporés à l’armée, retirés de la production ; fabriques et usines s’arrêtaient. La surface des emblavures diminuait : on manquait de bras. La population et les soldats du front étaient affamés, sans chaussures et sans vêtements. La guerre engloutissait toutes les ressources du pays.
L’armée tsariste essuyait défaite sur défaite. L’artillerie allemande faisait pleuvoir une grêle d’obus sur les troupes tsaristes qui, elles, manquaient de canons, d’obus, voire même de fusils. Il y arrivait qu’il n’y eût qu’un fusil pour trois hommes. En pleine guerre, on avait découvert la trahison du ministre de la guerre Soukhomlinov, qui avait des intelligences avec les espions allemands. Soukhomlinov, exécutant les ordres qu’il recevait des services d’espionnage allemands, sabotait le ravitaillement du front en munitions, laissait le front sans canons et sans fusils. Plusieurs ministres et généraux du tsar contribuaient en sous-main aux succès de l’armée allemande ; de concert avec la tsarine, qui avait des attaches chez les allemands, ils leur livraient les secrets militaires. Rien d’étonnant que l’armée tsariste essuyât des défaites et fût obligée de reculer. Vers 1916, les Allemands s’étaient déjà emparés de la Pologne et d’une partie des Provinces baltiques.
Tous ces faits provoquaient la haine et la colère des ouvriers, des paysans, des soldats et des intellectuels contre le gouvernement tsariste ; ils renforçaient et aggravaient le mouvement révolutionnaire des masses du peuple contre la guerre, contre le tsarisme, tant à l’arrière que sur le front, tant au centre qu’à la périphérie.
p. 193Le mécontentement avait aussi gagné la bourgeoisie impérialiste russe. Ce qui l’irritait, c’était de voir qu’à la cour impériale régnaient en maître des aigrefins dans le genre de Raspoutine, qui visaient manifestement à faire signer une paix séparée avec les Allemands. Elle se persuadait de plus en plus que le gouvernement tsariste était incapable de mener la guerre à la victoire. Elle craignait que le tsarisme, pour sauver sa situation, n’acceptât une paix séparée avec les Allemands. Aussi la bourgeoisie russe avait-elle décidé de faire une révolution de palais, afin de déposer le tsar Nicolas II et de mettre à sa place un tsar lié à la bourgeoisie : Michael Romanov. Ce faisant, elle entendait courir deux lièvres à la fois : premièrement, se faufiler au pouvoir et assurer la continuation de la guerre impérialiste ; en second lieu, prévenir par une petite révolution de palais l’avènement de la grande révolution populaire, dont elle voyait monter la vague.
Pour cette entreprise, la bourgeoisie russe avait l’appui entier des gouvernements anglais et français. Ceux-ci se rendaient compte que le tsar était incapable de continuer la guerre. Ils redoutaient qu’il ne finît par signer une paix séparée avec les Allemands. Si le gouvernement tsariste avait conclu une paix séparée, les gouvernements d’Angleterre et de France auraient perdu, par la défection de la Russie, un allié qui non seulement attirait des forces adverses sur les fronts occupés par lui, mais fournissaient à la France des dizaines de milliers d’excellents soldats russes. Aussi prêtaient-ils leur appui à la bourgeoisie russe dans ses tentatives d’accomplir une révolution de palais.
Le tsar se trouvait ainsi isolé.
En même temps que les revers se multipliaient sur le front, la ruine économique s’aggravait. C’est dans les journées de janvier-février 1917 que la crise des denrées alimentaires, des matières premières et du combustible atteignit son point culminant, sa plus grande acuité. Il y eut arrêt presque complet des transports de vivres sur Pétrograd et sur Moscou. Les entreprises fermaient l’une après l’autre, augmentant le chômage. La situation des ouvriers était devenue particulièrement intenable. Des masses populaires de plus en plus profondes arrivaient à la conviction qu’il n’y avait qu’une seule issue à cette situation intolérable : renverser l’autocratie tsariste.
Le tsarisme traversait manifestement une crise mortelle.
La bourgeoisie croyait pouvoir régler la crise par une révolution de palais.
Mais le peuple la régla à sa manière.