Dominique Meeùs
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Les bolchéviks n’étaient pas de simples pacifistes, soupirant après la paix et se bornant à faire de la propagande en sa faveur, comme la majorité des social-démocrates de gauche. Les bolchéviks s’affirmaient pour une lutte révolutionnaire active en faveur de la paix, allant jusqu’à renverser le pouvoir de la belliqueuse bourgeoisie impérialiste. Ils rattachaient la cause de la paix à celle dé la victoire de la révolution prolétarienne, estimant que le plus sûr moyen de liquider la guerre et d’obtenir une paix équitable, une paix sans annexions ni contributions, était de renverser le pouvoir de la bourgeoisie impérialiste.
Contre le reniement menchévik et socialiste-révolutionnaire de la révolution et contre le mot d’ordre de trahison appelant au respect de l’ « union sacrée » pendant la guerre, les bolchéviks formulèrent le mot d’ordre de « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ». Ce mot d’ordre signifiait que les travailleurs, y compris les ouvriers et les paysans armés et revêtus de la capote de soldat, devaient tourner leurs armes contre leur propre bourgeoisie et renverser son pouvoir, s’ils voulaient se débarrasser de la guerre et obtenir une paix équitable.
Contre la politique menchévique et socialiste-révolutionnaire de défense de la patrie bourgeoise, les bolchéviks préconisèrent la politique de « défaite de son propre gouvernement dans la guerre impérialiste ». Cela voulait dire qu’on devait voter contre les crédits de guerre, créer des organisations révolutionnaires illégales dans l’armée, encourager la fraternisation des soldats sur le front et organiser l’action révolutionnaire des ouvriers et des paysans contre la guerre, en transformant cette action en insurrection contre son gouvernement impérialiste.
Les bolchéviks estimaient que le moindre mal pour le peuple, dans la guerre impérialiste, serait la défaite militaire du gouvernement tsariste, puisqu’elle faciliterait la victoire du peuple sur le tsarisme et la lutte victorieuse de la classe ouvrière pour son affranchissement de l’esclavage capitaliste et des guerres impérialistes. Lénine estimait au surplus que ce n’étaient pas seulement les révolutionnaires russes, mais aussi les partis révolutionnaires de la classe ouvrière de tous les p. 186pays belligérants qui devaient pratiquer la politique de défaite de leur gouvernement impérialiste.
Les bolchéviks n’étaient pas contre toute guerre. Ils étaient seulement contre la guerre de conquête, contre la guerre Impérialiste. Les bolchéviks estimaient qu’il y a deux genres de guerres :
a) La guerre juste, non annexionniste, émancipatrice, ayant pour but soit de défendre le peuple contre une agression du dehors et contre les tentatives de l’asservir, soit d’affranchir le peuple de l’esclavage capitaliste, soit enfin de libérer les colonies et les pays dépendants du joug des impérialistes.
b) La guerre injuste, annexionniste, ayant pour but de conquérir et d’asservir les autres pays, les autres peuples.
Les bolchéviks soutenaient la guerre du premier genre. En ce qui concerne l’autre guerre, les bolchéviks estimaient qu’on devait diriger contre elle une lutte résolue, allant jusqu’à la révolution et au renversement de son gouvernement impérialiste.
Les ouvrages théoriques composés par Lénine du temps de la guerre eurent une énorme importance pour la classe ouvrière du monde entier. C’est au printemps de 1916 qu’il écrivit son Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Lénine montra dans ce livre que l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme, le stade où celui-ci, de capitalisme « progressif » qu’il était, s’est déjà transformé en capitalisme parasitaire, en capitalisme pourrissant ; que l’impérialisme est un capitalisme agonisant. Cela ne voulait point dire, bien entendu, que le capitalisme disparaîtrait de lui-même, sans une révolution du prolétariat ; que de lui-même, il achèverait de pourrir sur pied. Lénine a toujours enseigné que sans une révolution accomplie par la classe ouvrière, il est impossible de renverser le capitalisme. C’est pourquoi, après avoir défini l’impérialisme comme un capitalisme agonisant, Lénine montrait en même temps dans son ouvrage que « l’impérialisme est la veille de la révolution sociale du prolétariat ».
Lénine montrait que l’oppression capitaliste, à l’époque de l’impérialisme, allait se renforçant ; que dans les conditions de l’impérialisme, l’indignation du prolétariat augmentait sans cesse contre les bases du capitalisme ; que les éléments d’une explosion révolutionnaire se multipliaient au sein des pays capitalistes.
Lénine montrait qu’à l’époque de l’impérialisme la crise révolutionnaire s’aggrave dans les pays coloniaux et dépendants ; que l’indignation s’accroît contre l’impérialisme ; p. 187que les facteurs d’une guerre libératrice contre l’impérialisme s’accumulent.
Lénine montrait que dans les conditions de l’impérialisme, l’inégalité du développement et les contradictions du capitalisme s’aggravent particulièrement ; que la lutte pour les marchés d’exportation des marchandises et des capitaux, la lutte pour les colonies, pour les sources de matières premières, rend inévitables les guerres impérialistes périodiques en vue d’un nouveau partage du monde.
Lénine montrait que justement par suite de ce développement inégal du capitalisme, des guerres impérialistes éclatent qui débilitent les forces de l’impérialisme et rendent possible la rupture du front de l’impérialisme là où il se révèle le plus faible.
Partant de ce point de vue, Lénine en arrivait à conclure que la rupture du front impérialiste par le prolétariat était parfaitement possible en un ou plusieurs points ; que la victoire du socialisme était possible d’abord dans un petit nombre de pays ou même dans un seul pays pris à part ; que la victoire simultanée du socialisme dans tous les pays, en raison du développement inégal du capitalisme, était impossible ; que le socialisme vaincrait d’abord dans un seul ou dans plusieurs pays tandis que les autres pays resteraient, pendant un certain temps, des pays bourgeois.
Voici la formule de cette conclusion géniale, telle que Lénine la donna dans deux articles du temps de la guerre impérialiste :
1°
L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde, capitaliste, en attirant à lui les classes opprimées des autres pays…
2°
Le développement du capitalisme se fait d’une façon extrêmement inégale dans les différents pays. Au reste, p. 188il ne saurait en être autrement sous le régime de la production marchande. D’où cette conclusion qui s’impose : le socialisme ne peut vaincre simultanément dans tous les pays. Il vaincra d’abord dans un seul ou dans plusieurs pays, tandis que les autres resteront pendant un certain temps des pays bourgeois ou pré-bourgeois. Cette situation donnera lieu non seulement à des frottements, mais à une tendance directe de la bourgeoisie des autres pays à écraser le prolétariat victorieux de l’État socialiste. Dans ces cas-là, la guerre de notre part serait légitime et juste. Ce serait une guerre pour le socialisme, pour l’affranchissement des autres peuples du joug de la bourgeoisie.
Il y avait là une théorie nouvelle, une théorie achevée sur la révolution socialiste, sur la possibilité de la victoire du socialisme dans un pays pris à part, sur les conditions de sa victoire, sur les perspectives de sa victoire, — théorie dont les fondements avaient été définis par Lénine, dès 1905, dans sa brochure Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.
Elle différait foncièrement de la conception répandue dans la période du capitalisme préimpérialiste parmi les marxistes, au temps où ceux-ci estimaient que la victoire du socialisme était impossible dans un seul pays, que le socialisme triompherait simultanément dans tous les pays civilisés. C’est en partant des données relatives au capitalisme impérialiste, exposées dans son remarquable ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, que Lénine renversait cette conception comme périmée ; il formulait une nouvelle conception théorique d’après laquelle la victoire simultanée du socialisme dans tous les pays était jugée impossible, tandis que la victoire du socialisme dans un seul pays capitaliste pris à part était reconnue possible.
Ce qui fait la valeur inappréciable de la théorie de Lénine sur la révolution socialiste, ce n’est pas seulement qu’elle a enrichi le marxisme d’une théorie nouvelle et qu’elle l’a fait progresser. Ce qui fait sa valeur, c’est encore qu’elle donne une perspective révolutionnaire aux prolétaires des différents pays ; qu’elle stimule leur initiative pour livrer assaut à leur p. 189bourgeoisie nationale ; elle leur apprend à utiliser les circonstances de guerre pour organiser cet assaut et affermit leur foi en la victoire de la révolution prolétarienne.
Telle était la conception théorique et tactique des bolchéviks dans les questions de guerre, de paix et de révolution.
C’est en se basant sur cette conception que les bolchéviks faisaient leur travail pratique en Russie.
Malgré les féroces persécutions policières, les députés bolchéviks à la Douma, Badaev, Pétrovski, Mouranov, Samoïlov, Chagov, s’étaient mis, au début de la guerre, à faire le tour d’une série d’organisations pour y exposer l’attitude des bolchéviks devant la guerre et la révolution. En novembre 1914, la fraction bolchévique de la Douma d’État se réunit pour discuter de l’attitude à observer à l’égard de la guerre. Au troisième jour, l’ensemble des participants de la réunion furent arrêtés. Le tribunal condamna tous les députés à la perte des droits civiques et à la déportation en Sibérie orientale. Le gouvernement tsariste accusait de « haute trahison » les députés bolchéviks de la Douma d’État.
Le procès révéla l’activité qui avait été déployée par les députés de la Douma et qui faisait honneur à notre Parti. Les députés bolchéviks eurent une attitude courageuse devant le tribunal tsariste, dont ils se firent une tribune pour dénoncer la politique de conquête du tsarisme.
Tout autre fut la conduite de Kaménev, impliqué dans la même affaire. Au premier danger, il renia par lâcheté la politique du Parti bolchévik. Kaménev proclama au procès son désaccord avec les bolchéviks dans la question de la guerre ; il demanda, pour preuve, à faire citer le menchévik Iordanski comme témoin.
Les bolchéviks firent un gros travail dirigé contre les comités des industries de guerre, contre les tentatives des menchéviks de soumettre les ouvriers à l’influence de la bourgeoisie impérialiste. La bourgeoisie avait un intérêt vital à présenter aux yeux de tout le monde la guerre impérialiste comme l’affaire du peuple entier. Pendant la guerre, elle avait pris une grande influence sur les affaires de l’État en créant sa propre organisation nationale, les unions des zemstvos et des villes. Il lui restait à soumettre les ouvriers à sa direction et à son influence. La bourgeoisie imagina un bon moyen pour y parvenir : la création de « groupes ouvriers » près les comités des industries de guerre. Les menchéviks s’emparèrent de cette idée p. 190de la bourgeoisie. Les bourgeois avaient intérêt à faire participer à ces comités des industries de guerre les représentants des ouvriers, afin qu’ils fissent de l’agitation parmi les masses ouvrières pour affirmer la nécessité d’intensifier la productivité du travail dans les fabriques d’obus, de canons, de fusils, de cartouches, et autres entreprises travaillant pour la défense. « Tout pour la guerre, tout en vue de la guerre », tel était le mot d’ordre de la bourgeoisie. Mot d’ordre qui signifiait en réalité : « Enrichis-toi tant que tu pourras dans les fournitures de guerre et l’annexion des territoires d’autrui ! » Les menchéviks prirent une part active à cette entreprise pseudo-patriotique de la bourgeoisie. Se faisant les auxiliaires des capitalistes, ils engageaient vivement les ouvriers à participer à l’élection des « groupes ouvriers ». Les bolchéviks étaient contre cette entreprise. Ils préconisaient le boycottage des comités des industries de guerre et ils réalisèrent ce boycottage avec succès. Une partie des ouvriers s’associa pourtant aux travaux de ces comités, sous la direction du menchévik notoire Gvozdev et de l’agent provocateur Abrossimov. Lorsque, en septembre 1915, les mandataires des ouvriers se réunirent pour procéder à l’élection définitive des « groupes ouvriers » des comités des industries de guerre, il se trouva que la plupart des mandataires étaient contre la participation à ces comités. Dans leur majorité, les représentants des ouvriers adoptèrent une résolution condamnant nettement la participation aux comités des industries de guerre et déclarèrent que les ouvriers s’assignaient comme tâche de lutter pour la paix, pour le renversement du tsarisme.
Un important travail fut également accompli par les bolchéviks dans l’armée et dans la flotte. Ils dénonçaient aux masses de soldats et de matelots les responsables des atrocités de la guerre et des souffrances inouïes du peuple ; ils expliquaient que la révolution était pour le peuple le seul moyen de s’arracher à la boucherie impérialiste. Les bolchéviks créaient des cellules dans l’armée et dans la flotte, sur les fronts et dans les formations de l’arrière ; ils diffusaient des appels contre la guerre.
À Cronstadt, les bolchéviks constituèrent le « Groupe central de l’organisation militaire de Cronstadt », étroitement rattaché au Comité de Pétrograd du Parti. Une organisation militaire fut créée auprès du Comité de Pétrograd du Parti pour le travail parmi les troupes de la garnison. En août 1916, le chef p. 191de l’Okhrana de Pétrograd fit un rapport où on lit : « Dans le Groupe de Cronstadt, le travail est organisé très sérieusement, clandestinement ; les participants sont tous des gens silencieux et circonspects. Ce groupe a aussi des représentants à terre. »
Le Parti faisait de l’agitation au front pour la fraternisation entre les soldats des armées belligérantes ; il soulignait que l’ennemi était la bourgeoisie mondiale et qu’on ne pouvail terminer la guerre impérialiste qu’en la transformant en guerre civile, en tournant les armes contre sa propre bourgeoisie et son gouvernement. On voyait se multiplier les cas où telle ou telle formation militaire refusait de monter à l’attaque. Des faits de ce genre se produisirent en 1915 et surtout en 1916.
Les bolchéviks firent un travail particulièrement important dans les armées du front Nord, qui étaient cantonnées dans les Provinces baltiques. Au début de 1917, le général Rouzski, commandant en chef de l’armée du front nord, fit un rapport à ses chefs hiérarchiques sur l’intense activité révolutionnaire déployée sur ce front par les bolchéviks.
La guerre marquait un tournant considérable dans la vie des peuples, dans la vie de la classe ouvrière mondiale. Elle avait mis en jeu les destinées des États, le sort des peuples et du mouvement socialiste. Aussi fut-elle en même temps une pierre de touche, une épreuve pour tous les partis et fous les courants qui se disaient socialistes. Ces partis et ces courants resteraient-ils fidèles à la cause du socialisme, à la cause de l’internationalisme, ou préféreraient-ils trahir la classe ouvrière, rouler leurs drapeaux et les jeter aux pieds de leur bourgeoisie nationale ? Voila comment la question se posait.
La guerre montra que les partis de la IIe Internationale n’avaient pu résister à l’épreuve, qu’ils avaient trahi la classe ouvrière et incliné leurs drapeaux devant leur bourgeoisie nationale, leur bourgeoisie impérialiste.
Au reste, comment ces partis auraient-ils pu agir autrement, eux qui cultivaient dans leur sein l’opportunisme et étaient éduqués dans l’esprit des concessions aux opportunistes, aux nationalistes ?
La guerre montra que seul le Parti bolchévik passait l’épreuve avec honneur et demeurait fidèle jusqu’au bout à la cause du socialisme, à la cause de l’internationalisme prolétarien.
Et cela se conçoit : seul un parti d’un type nouveau, seul un parti éduqué dans l’esprit d’une lutte intransigeante contre p. 192l’opportunisme, seul un parti affranchi de l’opportunisme et du nationalisme, seul un tel parti pouvait passer la grande épreuve et demeurer fidèle à la cause de la classe ouvrière, à la cause du socialisme et de l’internationalisme.
Ce parti-là, c’était le Parti bolchévik.