Dominique Meeùs
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5. La conférence du Parti à Prague, en 1912. Les bolchéviks se constituent en un parti marxiste indépendant.

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La lutte contre les liquidateurs et les otzovistes, de même que la lutte contre les trotskistes, posait devant les bolchéviks une tâche pressante : grouper les bolchéviks en un tout et en former un parti bolchévik indépendant. C’était là une nécessité impérieuse, d’abord pour en finir avec les courants opportunistes dans le Parti qui divisaient la classe ouvrière ; et en outre, la nécessité s’imposait d’achever le rassemblement des forces de la classe ouvrière et de préparer celle-ci en vue d’un nouvel essor de la révolution.

Pour s’acquitter de cette tâche, il fallait d’abord épurer le Parti des opportunistes, des menchéviks.

Personne parmi les bolchéviks ne doutait plus maintenant que leur coexistence avec les menchéviks dans un seul parti ne fut devenue impossible. La conduite traîtresse des menchéviks pendant la réaction stolypinienne, leurs tentatives de liquider le parti prolétarien et d’organiser un nouveau parti, un parti réformiste, rendaient inévitable la rupture avec eux. En restant dans un seul parti avec les mencheviks, les bolchéviks assumaient d’une façon ou d’une autre la responsabilité morale de la conduite des menchéviks. Or il était désormais impossible aux bolchéviks de porter la responsabilité morale de la trahison déclarée des menchéviks, s’ils ne p. 155voulaient pas eux-mêmes être traîtres au Parti et à la classe ouvrière. L’unité avec les menchéviks dans le cadre d’un seul parti dégénérait de la sorte en trahison vis-à-vis de la classe ouvrière et de son Parti. Il était donc indispensable d’achever la rupture de fait avec les menchéviks, de la pousser jusqu’à une rupture officielle et organique, de chasser du Parti les menchéviks.

C’était là le seul moyen de reconstituer le Parti révolutionnaire du prolétariat avec un programme unique, une tactique unique, une organisation de classe unique.

C’était là le seul moyen de rétablir dans le parti l’unité véritable (et non purement formelle), qui avait été détruite par les menchéviks.

De cette tâche allait s’acquitter la VIe conférence du Parti, préparée par les bolchéviks. Mais cette tâche n’était qu’un aspect du problème.

La rupture officielle avec les menchéviks et la constitution des bolchéviks en un parti distinct, représentait évidemment une tâche politique d’une extrême importance. Mais une autre tâche, plus importante encore, se posait aux bolchéviks. Il ne s’agissait pas seulement de rompre avec les menchéviks et de former un parti distinct ; ce qui importait surtout, c’était, après avoir rompu avec les menchéviks, de créer un parti nouveau, un parti d’un type nouveau, qui fût différent des partis social-démocrates ordinaires d’Occident, qui fût libéré des éléments opportunistes et capable de mener le prolétariat à la lutte pour le pouvoir.

Dans leur lutte contre les bolchéviks, tous les menchéviks sans distinction de nuances, depuis Axelrod et Martynov jusqu’à Martov et Trotski, se servaient invariablement d’une arme empruntée à l’arsenal des social-démocrates d’Europe Occidentale. Ils voulaient avoir en Russie un parti comme, par exemple, le parti social-démocrate allemand ou français. S’ils combattaient les bolchéviks, c’est justement parce qu’ils devinaient en eux quelque chose de nouveau, d’insolite, qui les distinguait des social-démocrates d’Occident. Qu’étaient donc les partis social-démocrates d’Occident ? Un alliage, un mélange d’éléments marxistes et opportunistes, d’amis et d’adversaires de la révolution, de partisans et d’adversaires de l’esprit du parti, — où les premiers se réconciliaient peu à peu, sur le terrain idéologique, avec ces derniers ; où en fait les premiers se soumettaient peu à peu aux derniers. Réconciliation avec les opportunistes, avec les traîtres à la révolution : au nom de quoi ? demandaient les bolchéviks aux social-démocrates d’Europe occidentale. Au nom de la « paix dans le Parti », au nom de p. 156l’ « unité », répondait-on aux bolchéviks. L’unité avec qui, avec les opportunistes ? Et de répondre : Oui, avec les opportunistes. Il était évident que de semblables partis ne pouvaient être des partis révolutionnaires !

Les bolchéviks ne pouvaient pas ne pas voir qu’après la mort d’Engels, les partis social-démocrates d’Europe occidentale avaient commencé à dégénérer, de partis de révolution sociale qu’ils étaient, en partis de « réformes sociales » et que chacun de ces partis, en tant qu’organisation, s’était déjà transformé, de force dirigeante, en appendice de son propre groupe parlementaire.

Les bolchéviks ne pouvaient ignorer qu’un tel parti causerait un très grave préjudice au prolétariat et qu’il était incapable de mener la classe ouvrière à la révolution.

Les bolchéviks ne pouvaient ignorer que le prolétariat avait besoin d’un autre parti, d’un parti nouveau, d’un véritable parti marxiste, qui se montre irréconciliable à l’égard des opportunistes et révolutionnaire à l’égard de la bourgeoisie ; qui soit fortement soudé et monolithe ; qui soit le parti de la révolution sociale, le parti de la dictature du prolétariat.

C’est ce nouveau parti que les bolchéviks entendaient avoir chez eux. Et ils préparaient, ils construisaient ce parti. Toute l’histoire de la lutte contre les « économistes », les menchéviks, les trotskistes, les otzovistes et les idéalistes de toutes nuances jusques et y compris les empiriocriticistes, n’est rien d’autre que l’histoire de la formation d’un parti tel que celui-là. Les bolchéviks entendaient créer un parti nouveau, bolchévik, qui soit un modèle pour tous ceux qui désiraient avoir un véritable parti marxiste révolutionnaire. À sa formation, ils avaient travaillé dès l’époque de la vieille Iskra. Ils le préparaient opiniâtrement, avec ténacité, envers et contre tout. Un rôle essentiel et décisif dans ce travail préparatoire revient justement aux ouvrages de Lénine comme Que faire ?, Deux tactiques, etc. Le livre de Lénine Que faire ? servit à la préparation idéologique de ce parti. Le livre de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière servit à la préparation de ce parti dans le domaine de l’organisation. L’ouvrage de Lénine Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique servit à la préparation politique de ce parti. Enfin le livre de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme servit à la préparation théorique de ce parti.

On peut dire en toute certitude que jamais encore dans l’histoire un groupe politique n’avait été si bien préparé pour se constituer en parti, que l’était le groupe bolchévik.

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Dès lors, la constitution des bolchéviks en parti était une œuvre prête, venue à pleine maturité.

La tâche de la VIe conférence du Parti consista à couronner cette œuvre déjà prête, par l’expulsion des menchéviks et la constitution du nouveau parti, du Parti bolchévik.

La VIe conférence (nationale) du Parti se tint à Prague, en janvier 1912. Plus de 20 organisations du Parti y étaient représentées. La conférence eut donc effectivement la portée d’un congrès du Parti.

Dans la communication relative à la conférence, qui annonçait la reconstruction de l’appareil central du Parti, la formation du Comité central, il était dit que les années de réaction avaient été pour le Parti les années les plus difficiles de toutes depuis que la social-démocratie de Russie avait pris corps en tant qu’organisation constituée. Mais malgré toutes les persécutions, malgré les coups pénibles portés du dehors, malgré la trahison et les flottements des opportunistes à l’intérieur du Parti, le Parti du prolétariat avait conservé son drapeau et son organisation.

« Non seulement le drapeau de la social-démocratie russe, son programme, ses préceptes révolutionnaires demeurent, mais aussi son organisation, que les persécutions de toute sorte ont pu miner et affaiblir, mais qu’elles n’ont pu anéantir. »

La conférence releva les premiers signes d’un nouvel essor du mouvement ouvrier en Russie et la reprise du travail du Parti.

Les rapports des délégués permirent à la conférence de constater que « partout à la base, une action énergique est conduite parmi les ouvriers social-démocrates en vue de consolider les organisations et les groupes social-démocrates illégaux ».

La conférence constata que partout à la base, on avait reconnu ce principe essentiel de la tactique bolchévique en période de recul : combiner l’action illégale avec l’action légale dans les diverses associations et unions ouvrières légales.

La conférence de Prague élut pour le Parti un Comité central bolchévik. Y entrèrent Lénine, Staline, Ordjonikidzé, Sverdlov, Spandarian et d’autres. Les camarades Staline et Sverdlov, déportés à l’époque, furent élus au Comité central malgré leur absence. Le camarade Kalinine fut élu membre suppléant.

On créa un centre pratique pour diriger l’action révolutionnaire en Russie (Bureau russe du Comité central), avec le camarade Staline à sa tête. Ce bureau comprenait en outre les camarades J. Sverdlov, S. Spandarian, S. Ordjonikidzé, M. Kalinine.

La conférence de Prague dressa le bilan de toute la lutte p. 158antérieure des bolchéviks contre l’opportunisme ; elle décida de chasser du Parti les menchéviks.

Cela fait, elle consacra l’existence indépendante du Parti bolchévik.

Après avoir vaincu les menchéviks sur le terrain de l’idéologie et de l’organisation et les avoir chassées du Parti, les bolchéviks gardèrent entre leurs mains le vieux drapeau du Parti et le nom de P.O.S.D.R.. C’est pourquoi le Parti bolchévik continua jusqu’en 1918 à s’appeler Parti ouvrier social-démocrate de Russie avec, entre parenthèses, le mot « bolchévik ».

Lénine écrivit à Gorki au début de 1912, à propos des résultats de la conférence de Prague :

Nous avons réussi enfin, en dépit de la canaille liquidatrice, à reconstituer le Parti et son Comité central. J’espère que vous vous en réjouirez avec nous.

Lénine, t. XXIX, p. 19, éd. russe.

Et le camarade Staline a défini en ces termes la portée de la conférence de Prague :

Cette conférence eut une importance considérable dans l’histoire de notre Parti, du fait qu’elle traçait la ligne de démarcation entre bolchéviks et menchéviks et rassemblait les organisations bolchéviques du pays entier en un seul Parti bolchévik.

Compte rendu sténographique du XVe congrès du P.C. bolchévik de l’U.R.S.S., pp. 19361-362, éd. russe.

Après l’expulsion des menchéviks et la constitution des bolchéviks en parti indépendant, ce parti devint plus fort, plus vigoureux. Le Parti se fortifie en s’épurant des éléments opportunistes : c’est là un des mots d’ordre du Parti bolchévik, parti de type nouveau qui se distingue par ses principes mêmes des partis social-démocrates de la IIe Internationale. Les partis de la IIe Internationale qui, en paroles, se disaient marxistes, toléraient en fait dans leurs rangs, les adversaires du marxisme, les opportunistes avérés, par qui ils ont laissé décomposer, tuer la IIe Internationale. Les bolchéviks, au contraire, ont mené une lutte intransigeante contre les opportunistes ; ils ont épuré le parti prolétarien de la souillure de l’opportunisme et sont parvenus à créer un parti d’un type nouveau, un parti léniniste, le parti qui, plus tard, allait conquérir la dictature du prolétariat.

Si les opportunistes étaient restés dans les rangs du Parti du prolétariat, du Parti bolchévik, il n’aurait pas pu sortir sur la p. 159grand’route et entraîner derrière lui le prolétariat ; il n’aurait pu conquérir le pouvoir et organiser la dictature du prolétariat, il n’aurait pu sortir vainqueur de la guerre civile, il n’aurait pu construire le socialisme.

Dans ses décisions, la conférence de Prague formula un programme minimum du Parti contenant les principaux mots d’ordre politiques immédiats : république démocratique, journée de huit heures, confiscation de toute la terre des propriétaires fonciers.

C’est sur ces mots d’ordre révolutionnaires que les bolchéviks firent la campagne électorale de la IVe Douma d’État.

C’est sur ces mots d’ordre que se développa le nouvel essor du mouvement révolutionnaire des masses ouvrières, de 1912 à 1914.

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