Dominique Meeùs
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La Ire Douma d’État s’étant montrée insuffisamment docile, le gouvernement tsariste en prononça la dissolution en été 1906. Il renforça encore la répression contre le peuple, fit sévir à travers le pays les expéditions punitives et proclama sa décision de convoquer à bref délai la IIe Douma d’État. L’arrogance du gouvernement devenait manifeste. Il ne craignait plus la révolution qu’il voyait décroître.
Les bolchéviks eurent à résoudre la question, de savoir s’ils allaient participer à la IIe Douma ou la boycotter. Par boycottage, les bolchéviks entendaient d’ordinaire le boycottage actif et non une simple abstention passive aux élections. Ils considéraient le boycottage actif comme un moyen révolutionnaire de mettre le peuple en garde contre la tentative du tsar de faire passer le peuple du chemin de la révolution dans celui de la « constitution » tsariste ; comme un moyen de faire échec à cette tentative et d’organiser un nouvel assaut du peuple contre le tsarisme.
L’expérience du boycottage de la Douma de Boulyguine avait montré que « le boycottage était la seule tactique juste, entièrement confirmée par les événements ». (Ibidem, p. 552.) Ce boycottage avait réussi parce qu’il avait non seulement préservé le peuple du danger de suivre la voie de la constitution tsariste mais qu’il avait fait échec à la Douma avant même qu’elle fût née. Il avait réussi parce qu’appliqué en période d’essor grandissant de la révolution et soutenu par cet essor, et non en période de déclin de la révolution — car on ne pouvait faire échec à la Douma qu’en période d’essor de la révolution.
Le boycottage de la Douma de Witte, c’est-à-dire de la Ire Douma, fut réalisé après la défaite de l’insurrection de décembre, dont le tsar était sorti vainqueur, c’est-à-dire dans un moment où l’on pouvait penser que la révolution déclinait.
Mais, écrivait Lénine, il va de soi que cette victoire1, il n’y avait pas encore lieu de la considérer comme une victoire décisive. L’insurrection de décembre 1905 avait eu comme prolongement toute la série des soulèvements militaires et des grèves, dissociés et partiels, de l’été 1906. Le mot d’ordre de boycottage de la Douma de Witte avait p. 98été celui de la lutte pour la concentration et la généralisation de ces soulèvements.
Ce boycottage n’avait pu faire échec à la Douma, encore qu’il compromît notablement son autorité et affaiblît la foi qu’avait en elle une partie de la population ; il n’avait pu faire échec à la Douma, parce que réalisé, comme cela était apparu clairement par la suite, dans les conditions du déclin, de la décadence de la révolution. Voilà pourquoi le boycottage de la Ire Douma, en 1906, ne réussit pas. Sur ce sujet, Lénine a écrit dans sa célèbre brochure La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») :
Le boycottage bolchévik du « parlement » en 1905 enrichit le prolétariat révolutionnaire d’une expérience politique extrêmement précieuse, en lui montrant qu’il est parfois utile et même obligatoire, lorsqu’on use simultanément des formes de lutte légales ou non, parlementaires et extra-parlementaires, de savoir renoncer aux formes parlementaires. […] Le boycottage de la Douma par les bolchéviks, en 1906, fut une erreur, pourtant sans gravité et facile à réparer*.
*Ce qui vaut pour les individus peut être appliqué, toutes proportions gardées, à la politique et aux partis. L’homme intelligent n’est pas celui qui ne fait pas de fautes. Ces gens-là n’existent pas et ne peuvent pas exister. Celui-là est intelligent qui fait des fautes, pas très graves, et qui sait les corriger facilement et vite.↵
En ce qui concerne la IIe Douma d’État, Lénine estimait que, devant le changement de situation et le déclin de la révolution, les bolchéviks « doivent reviser la question du boycottage de la Douma ». (Lénine, « À propos du boycottage » Œuvres, t. 11, p. 139.)
L’histoire a montré, écrivait Lénine, que : lorsque la Douma se réunit, il y a possibilité de procéder à une agitation utile en son sein et autour d’elle et que la tactique de rapprochement avec la paysannerie révolutionnaire contre les cadets est réalisable à l’intérieur de la Douma.
Il s’ensuivait qu’il faut savoir non seulement marcher à l’attaque avec décision, marcher à l’attaque aux premiers rangs, quand, la révolution marque un essor, mais aussi se replier dans les règles, se replier les derniers, quand l’essor a pris fin, en changeant de tactique d’après la situation changée ; ne pas se replier en p. 99désordre mais d’une façon organisée, avec calme, sans panique, en exploitant les moindres possibilités de soustraire les cadres aux coups de l’ennemi ; se reformer, accumuler des forces et se préparer à une nouvelle offensive.
Les bolchéviks décidèrent de participer aux élections pour la IIe Douma.
Mais ils allaient à la Douma, non pour y faire un travail « législatif » organique, en bloquant avec les cadets, comme le faisaient les menchéviks, mais pour se servir de la Douma comme d’une tribune dans l’intérêt de la révolution.
Le Comité central menchévik, au contraire, appelait à conclure des ententes électorales avec les cadets, à soutenir les cadets dans la Douma, qu’il considérait comme un organe législatif capable de mater le gouvernement tsariste.
La plupart des organisations du Parti se dressèrent contre la politique du Comité central menchévik.
Les bolchéviks exigèrent que fût convoqué un nouveau congrès.
En mai 1907 se réunit à Londres le Ve congrès du Parti. Le P.O.S.D.R. comptait à cette date (avec les organisations social-démocrates nationales) jusqu’à 150 000 membres. Au total, 336 délégués assistèrent au congrès. Les bolchéviks étaient au nombre de 105 ; les menchéviks, de 97. Les autres délégués représentaient les organisations social-démocrates nationales, celles des social-démocrates polonais et lettons et le Bund, qui avaient été admis dans le P.O.S.D.R. au congrès précédent.
Trotski essaya de constituer au congrès son petit groupe à lui, un groupe centriste, c’est-à-dire semi-menchévik, mais personne ne voulut le suivre.
Les bolchéviks qui avaient derrière eux les Polonais et les Lettons réunirent une majorité stable au congrès.
Une des principales questions débattues fut l’attitude à observer envers les partis bourgeois. Cette question avait déjà fait l’objet d’une lutte entre bolchéviks et menchéviks au IIe congrès. Le Ve congrès donna une appréciation bolchévique de tous les partis non prolétariens — Cent-Noirs, octobristes, cadets, socialistes-révolutionnaires — et adopta une tactique bolchévique à l’égard de ces partis.
Le congrès approuva la politique bolchévique et décida de mener une lutte implacable aussi bien contre les partis Cent-Noirs (« Union du peuple russe », monarchistes, Conseil de la noblesse unifiée) que contre l’ « Union du 17 octobre » (octobristes), le p. 100parti industriel et commercial et le parti de la « Rénovation pacifique ». Tous ces partis étaient manifestement contre-révolutionnaires.
En ce qui concerne la bourgeoisie libérale, le parti cadet, le congrès proposa d’engager contre lui une campagne de dénonciation implacable. Le congrès appelait à dénoncer le « démocratisme » hypocrite et mensonger du parti cadet, à lutter contre les tentatives de la bourgeoisie libérale de se mettre à la tête du mouvement paysan.
Quant aux partis dits populistes ou du travail (socialistes populaires, groupe du travail, socialistes-révolutionnaires), le congrès recommandait de dénoncer leurs tentatives de se camoufler en socialistes. Cependant il admettait certaines ententes avec ces partis en vue d’organiser un assaut commun et simultané contre le tsarisme et contre la bourgeoisie cadette, pour autant que ces partis étaient à l’époque des partis démocratiques et traduisaient les intérêts de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes.
Dès avant le congrès, les menchéviks avaient proposé de convoquer ce qu’ils appelaient un « congrès ouvrier », auquel auraient participé social-démocrates, socialistes-révolutionnaires et anarchistes. Ce congrès « ouvrier » devait créer quelque chose dans le genre d’un « parti sans-parti », ou encore d’un « large » parti ouvrier petit-bourgeois sans programme. Lénine dénonça cette tentative archi nuisible des menchéviks, de liquider le parti ouvrier social-démocrate et de dissoudre le détachement d’avant-garde de la classe ouvrière dans la masse petite-bourgeoise. Le congrès condamna sévèrement le mot d’ordre menchévik de « congrès ouvrier ».
La question des syndicats prit une place à part dans les travaux du congrès. Les menchéviks défendaient la « neutralité » des syndicats, c’est-à-dire qu’ils s’affirmaient contre le rôle dirigeant du Parti dans les syndicats. Le congrès repoussa la proposition menchévique et adopta la résolution bolchévique sur les syndicats : elle indiquait que le Parti devait conquérir la direction idéologique et politique dans les syndicats.
Le Ve congrès signifia que les bolchéviks avaient remporté une grande victoire dans le mouvement ouvrier. Mais les bolchéviks n’en tirèrent pas vanité, ils ne s’endormirent pas sur leurs lauriers. Ce n’était pas ce que leur avait enseigné Lénine. Les bolchéviks savaient qu’ils auraient encore à lutter contre les menchéviks.
p. 101Dans son article « Notes d’un délégué », paru en 1907, le camarade Staline donne, des résultats du congrès, l’appréciation suivante :
Le rassemblement effectif des ouvriers avancés de toute la Russie en un parti unique, sous le drapeau de la social-démocratie révolutionnaire, telle est la signification du congrès de Londres, tel en est le caractère général.
Le camarade Staline cite des données relatives à la composition du congrès. Il établit que les délégués bolchéviks avaient été envoyés au congrès principalement par les grandes régions industrielles (Pétersbourg, Moscou, Oural, Ivanovo-Voznessensk, etc.). Quant aux menchéviks, ils avaient été délégués au congrès par les régions de petite production, où prédominaient les artisans, les semi-prolétaires, ainsi que par une série de régions essentiellement paysannes.
Il est clair, indiquait le camarade Staline en dressant le bilan du congrès, que la tactique des bolchéviks est celle des prolétaires de la grande industrie, celle des régions où les contradictions de classe sont particulièrement évidentes et la lutte de classe particulièrement violente. Le bolchévisme est la tactique des véritables prolétaires. D’autre part, il n’est pas moins clair que la tactique des menchéviks est surtout celle des artisans et des semi-prolétaires paysans, celle des régions où les contradictions de classe ne sont pas tout à fait évidentes, où la lutte de classe est voilée. Le menchévisme est la tactique des éléments semi-bourgeois du prolétariat. C’est ce qu’attestent les chiffres.
Avec la dissolution de la Ire Douma, le tsar comptait en avoir une IIe, plus docile. Mais la IIe Douma ne justifia pas, elle non plus, son attente. Alors le tsar décida de la dissoudre à son tour et d’en convoquer une IIIe, sous le régime d’une loi électorale encore plus défavorable, avec l’espoir que cette Douma serait enfin plus docile.
C’est bientôt après le Ve congrès que le gouvernement tsariste opéra ce qu’on est convenu d’appeler le coup d’État du 3 juin : le 3 juin 1907, le tsar prononça la dissolution de la IIe Douma d’État. La fraction social-démocrate de la Douma, qui comptait 65 députés, fut arrêtée et déportée en Sibérie. On promulgua p. 102une nouvelle loi électorale. Les droits des ouvriers et des paysans y étaient mutilés davantage encore. Le gouvernement tsariste poursuivait son offensive.
Le ministre tsariste Stolypine déchaîna une répression sanglante contre les ouvriers et les paysans. Des milliers d’ouvriers et de paysans révolutionnaires furent fusillés par les expéditions punitives, ou pendus. Dans les geôles du tsar, on martyrisait et on torturait les révolutionnaires. Les persécutions furent particulièrement féroces contre les organisations ouvrières et, en premier lieu, contre les bolchéviks. Les limiers tsaristes cherchaient Lénine, qui vivait secrètement en Finlande. Ils voulaient se défaire du chef de la révolution. Mais bravant mille dangers, Lénine réussit en décembre 1907 à repasser la frontière : il regagna l’émigration.
Et ce furent les sombres années de la réaction stolypinienne.
La première révolution russe s’était terminée par une défaite.
Quelles raisons y avaient contribué ?
1o II n’y avait pas encore, dans la révolution, d’alliance solide entre les ouvriers et les paysans contre le tsarisme. Les paysans s’étaient dressés pour la lutte contre les propriétaires fonciers et ils acceptaient l’alliance avec les ouvriers contre les propriétaires ; mais ils ne comprenaient pas encore qu’il était impossible de renverser les propriétaires fonciers sans renverser le tsar ; ils ne comprenaient pas que le tsar faisait cause commune avec les propriétaires fonciers ; une partie considérable des paysans avait encore foi dans le tsar et fondait ses espérances sur la Douma tsariste. Aussi beaucoup de paysans ne voulaient pas d’une alliance avec les ouvriers en vue de renverser le tsarisme. Les paysans ajoutaient foi plus volontiers au parti conciliateur des socialistes-révolutionnaires qu’aux véritables révolutionnaires, les bolchéviks. Résultat : la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers n’était pas suffisamment organisée. Lénine l’a indiqué :
… les paysans agissaient de façon trop dispersée, inorganisée, leur offensive n’était pas suffisamment poussée ; et ce fut là une des causes essentielles de la défaite de la révolution.
2o Le refus d’une partie importante des paysans de marcher avec les ouvriers pour renverser le tsarisme, apparaissait aussi dans l’attitude de l’armée, dont la majeure partie était composée de fils de paysans en capote de soldat. Il y avait eu des troubles et des soulèvements dans certaines unités de l’armée tsariste, mais p. 103la plupart des soldats aidaient encore le tsar à réprimer les grèves et les soulèvements ouvriers.
3o Les ouvriers, eux non plus, n’agissaient pas avec assez de cohésion. Les détachements avancés de la classe ouvrière ont déployé en 1905 une lutte révolutionnaire héroïque. Les couches les plus arriérées — ouvriers des provinces les moins industrielles, habitant le village — ont été plus lentes à se mettre en branle. Leur participation à la lutte révolutionnaire s’est développée surtout en 1906 ; mais à cette date, l’avant-garde de la classe ouvrière était déjà sensiblement affaiblie.
4o La classe ouvrière était la force d’avant-garde, la force essentielle de la révolution, mais l’unité et la cohésion nécessaires faisaient défaut dans les rangs du P.O.S.D.R., parti de la classe ouvrière. Celui-ci était divisé en deux groupes : bolchéviks et menchéviks. Les premiers suivaient une ligne révolutionnaire conséquente et appelaient les ouvriers à renverser le tsarisme. Les menchéviks, par leur tactique de conciliation, freinaient la révolution, semaient la confusion dans l’esprit de beaucoup d’ouvriers, divisaient la classe ouvrière. C’est pourquoi l’action des ouvriers ne fut pas toujours cohérente dans la révolution et la classe ouvrière, qui manquait encore d’unité dans ses propres rangs, ne put devenir le vrai chef de la révolution.
5o Les impérialistes d’Europe occidentale ont aidé l’autocratie tsariste à réprimer la révolution de 1905. Les capitalistes étrangers craignaient pour les capitaux qu’ils avaient placés en Russie et pour leurs immenses profits. En outre, ils redoutaient qu’en cas de victoire de la révolution russe, les ouvriers des autres pays ne se lèvent aussi pour la révolution. C’est pourquoi les impérialistes d’Europe occidentale ont aidé le tsar-bourreau. Les banquiers français lui consentirent un emprunt important, destiné à écraser la révolution. Le kaiser allemand tint sur pied une armée forte de milliers d’hommes, prête à intervenir pour aider le tsar.
6o La paix signée avec le Japon en septembre 1905 fut d’un grand secours pour le tsar. C’étaient la défaite militaire et la montée formidable de la révolution qui l’avaient poussé à signer la paix au plus vite. La défaite avait débilité le tsarisme ; la signature de la paix raffermit la situation du tsar.