Dominique Meeùs
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À la fin du 19e siècle avait éclaté en Europe une crise industrielle, qui s’étendit bientôt à la Russie. Dans les années de crise de 1900 à 1903, près de 3 000 entreprises grandes et petites fermèrent leurs portes. On jeta à la rue plus de 100 000 ouvriers. Les salaires des ouvriers restés dans les entreprises étaient en forte baisse. Les capitalistes retiraient aux ouvriers les quelques concessions que ceux-ci leur avaient arrachées dans des grèves économiques opiniâtres.
La crise industrielle, le chômage n’avaient ni arrêté ni affaibli le mouvement ouvrier. Au contraire, la lutte des ouvriers prit un caractère de plus en plus révolutionnaire. Des grèves économiques, ils passent aux grèves politiques. Enfin, ils déclenchent des manifestations, formulent des revendications politiques pour des libertés démocratiques ; ils lancent le mot d’ordre : « À bas l’autocratie tsariste ! »
En 1901, la grève du Premier Mai à l’usine de guerre Oboukhov, à Pétersbourg, se transforme en une collision sanglante entre les ouvriers et la troupe. Contre les troupes tsaristes armées, les ouvriers ne peuvent se défendre qu’à coups de pierres et de morceaux de fer. Et leur résistance opiniâtre est brisée. Puis, c’est une répression féroce : environ 800 ouvriers arrêtés, un grand nombre jetés en prison et envoyés au bagne. Mais l’héroïque « Défense d’Oboukhov » exerça une influence considérable sur les ouvriers de Russie, provoquant parmi eux une vague de sympathie.
En mars 1902 se déroulent à Batoum de grandes grèves et une manifestation ouvrière organisées par le Comité social-démocrate de la ville. Cette manifestation met en mouvement les ouvriers et les masses paysannes de Transcaucasie.
p. 32Dans la même année 1902, une grève importante éclate à Rostov-sur-Don. Les premiers grévistes furent les cheminots ; ils furent bientôt rejoints par les ouvriers de nombreuses usines. La grève mettait en mouvement tous les ouvriers ; aux meetings qui, durant plusieurs jours, se tinrent hors de la ville, se réunissaient jusqu’à 30 000 ouvriers. Là, on lisait à voix haute les proclamations social-démocrates, des orateurs prenaient la parole. La police et les cosaques ne suffisaient pas à disperser ces réunions de milliers d’ouvriers. Plusieurs ouvriers ayant été tués par la police, une immense manifestation ouvrière se déroula le lendemain, pour les obsèques. Ce n’est qu’après avoir mandé la troupe des villes voisines que le gouvernement tsariste put écraser la grève. La lutte des ouvriers de Rostov avait été dirigée par le Comité du P.O.S.D.R. de la région du Don.
Plus vastes encore sont les grèves qui se déroulent en 1903. Cette année-là, des grèves politiques de masse éclatent dans le midi, gagnant la Transcaucasie (Bakou, Tiflis, Batoum) et les plus grandes villes d’Ukraine (Odessa, Kiev, Iékatérinoslav). Les grèves deviennent de plus en plus acharnées, de mieux en mieux organisées. À la différence de ce qui se passait lors des actions précédentes de la classe ouvrière, ce sont ces comités social-démocrates qui presque partout, dirigent la lutte politique des ouvriers.
La classe ouvrière de Russie se dresse pour la lutte révolutionnaire contre le pouvoir tsariste.
Le mouvement ouvrier exerçait son influence sur la paysannerie. Au printemps et dans l’été de 1902, en Ukraine (provinces de Poltava et de Kharkov), ainsi que dans le bassin de la Volga, les paysans déclenchèrent un vaste mouvement, incendiant les domaines des propriétaires fonciers, s’emparant de leurs terres, tuant les zemskié natchalniki1 et les propriétaires exécrés. On dépêchait la troupe contre les paysans soulevés, on les fusillait, on les arrêtait par centaines ; les dirigeants et les organisateurs étaient jetés en prison, mais le mouvement révolutionnaire paysan continuait de croître.
L’action révolutionnaire des ouvriers et des paysans montrait que la révolution mûrissait, était imminente en Russie.
Sous l’influence de la lutte révolutionnaire des ouvriers, le mouvement d’opposition s’accentue aussi parmi les étudiants. Aux manifestations et grèves estudiantines, le gouvernement riposte en p. 33fermant les Universités ; il jette en prison des centaines d’étudiants ; il imagine enfin d’envoyer à l’armée les étudiants insoumis. En réponse, les élèves de tous les établissements d’enseignement supérieur organisent dans l’hiver de 1901-1902 une grève générale qui englobe jusqu’à 30 000 étudiants.
Le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et, surtout, la répression exercée contre les étudiants émurent jusqu’aux bourgeois libéraux et aux propriétaires fonciers libéraux installés dans ce qu’on appelait les zemstvos ; ils élevèrent une « protestation » contre les « extrémités » du gouvernement tsariste, qui frappait leurs rejetons, les étudiants.
C’étaient les zemskié oupravy qui servaient de points d’appui aux libéraux des zemstvos. On appelait zemskié oupravy les organes d’administration locale qui réglaient les affaires d’ordre purement local, touchant la population des campagnes (aménagement de routes, construction d’hôpitaux et d’écoles). Les propriétaires fonciers libéraux jouaient un rôle assez marquant dans les zemskié oupravy. Ils étaient étroitement liés aux bourgeois libéraux, avec lesquels lis se confondaient presque, puisqu’eux-mêmes, dans leurs propriétés, abandonnaient peu à peu l’économie à demi féodale pour passer à l’économie capitaliste, celle-ci étant plus avantageuse. Ces deux groupes de libéraux défendaient, certes, le gouvernement tsariste, mais ils étaient contre les « extrémités » du tsarisme, par crainte que justement ces « extrémités » ne renforcent le mouvement révolutionnaire. Ils redoutaient les « extrémités » du tsarisme, mais bien plus encore la révolution. En protestant contre les « extrémités » du tsarisme, les libéraux poursuivaient deux buts : premièrement, « faire entendre raison » au tsar et, en second lieu, se poser en hommes « fort mécontents » du tsarisme, gagner la confiance populaire, détacher de la révolution le peuple ou une partie du peuple et par cela même affaiblir la révolution.
Il est évident que le mouvement libéral des zemstvos ne menaçait en rien l’existence du tsarisme ; mais il attestait que tout n’était pas parfait pour ce qui était des fondements « séculaires » du tsarisme.
En 1902, le mouvement libéral des zemstvos avait conduit à l’organisation du groupe bourgeois Osvobojdénié [Émancipation$, noyau du principal parti bourgeois de l’avenir en Russie, le parti cadet [constitutionnel-démocrate].
Voyant que le mouvement ouvrier et paysan déferle à travers le pays en un flot toujours plus menaçant, le tsarisme ne recule p. 34devant aucune mesure pour arrêter le mouvement révolutionnaire. De plus en plus souvent, on fait usage de la force armée contre les grèves et les manifestations ouvrières ; les balles et le fouet sont la réponse habituelle du gouvernement tsariste aux mouvements ouvriers et paysans ; les prisons et les lieux de déportation regorgent de monde.
À côté des mesures répressives de plus en plus violentes, le gouvernement tsariste essaye d’en employer d’autres, plus « souples » et ne portant pas un caractère répressif, afin de détourner les ouvriers du mouvement révolutionnaire. Des tentatives sont laites pour créer de prétendues organisations ouvrières placées sous la tutelle des gendarmes et de la police. On les appelait alors organisations du « socialisme policier » ou organisations Zoubatov (du nom du colonel de gendarmerie qui avait créé ces organisations). L’Okhrana tsariste, par la voix de ses agents, s’efforçait de persuader les ouvriers que le gouvernement tsariste était soi-disant prêt lui-même à aider les ouvriers à faire aboutir leurs revendications économiques. « À quoi bon vous occuper de politique, à quoi bon organiser la révolution, si le tsar lui-même est du côté des ouvriers », disaient aux ouvriers les agents de Zoubatov, qui avaient créé leurs organisations dans plusieurs villes. Sur le modèle des organisations de Zoubatov et dans le même but fut créée en 1904, par le pope Gapone, l’organisation dite « Réunion des ouvriers d’usine russes de Pétersbourg ».
Mais la tentative faite par l’Okhrana tsariste pour s’assujettir le mouvement ouvrier avorta. Le gouvernement s’avéra incapable par ces procédés de venir à bout du mouvement ouvrier en marche. Le mouvement révolutionnaire grandissant de la classe ouvrière finit par balayer de son chemin ces organisations de la police.