Dominique Meeùs
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La plus-value et l’exploitation

Question centrale : comment les capitalistes s’enrichissent-ils (sur le dos des travailleurs) ? Les capitalistes pourraient-ils s’enrichir simplement en revendant plus cher qu’ils n’ont acheté ? Ou en achetant moins cher que cela ne rapporte ? Oui et non.

Non. Si tout le monde revend au-dessus de la valeur, on achète aussi au-dessus de la valeur. Donc, on aurait déjà perdu d’avance à l’achat ce que l’on espérerait gagner à la revente. Si tout le monde veut acheter moins cher, il faudrait d’abord que tout le monde accepte de vendre moins cher.

Oui seulement dans un cas très particulier : le capitaliste ne paie pas complètement le travailleur pour le travail fourni. Le capitaliste paie moins à l’ouvrier que ce que le travail de l’ouvrier lui rapporte. L’affirmation centrale de l’analyse du capitalisme par Marx, c’est que l’ouvrier travaille une partie de la journée pour produire l’équivalent de ses moyens d’existence et une autre partie gratuitement pour le capitaliste, comme dans la corvée féodale. C’est ce qu’on appelle exploitation. C’est cette richesse créée gratuitement qui enrichit le capitaliste et permet le développement de la société (surplus, accumulation élargie).

Plus-value et formule générale du capital

Quand on pense à l’argent comme monnaie d’échange, l’argent sert d’intermédiaire dans l’échange d’une marchandise contre une autre. La circulation des marchandises s’exprime dans:

M   —   A   —   M

où les tirets expriment un passage de gauche à droite : on part de marchandises (à gauche) pour, en passant par de l’argent, aboutir de nouveau à de la marchandise à droite. J’ai quelque chose à vendre dont je n’ai pas besoin. Je la vend et avec cet argent j’achète autre chose dont j’ai besoin.

Mais un capitaliste est quelqu’un qui a du capital-argent (qui a trop d’argent) et qui veut faire « fructifier » son capital. À partir d’une somme d’argent A, il veut en obtenir une plus grande A′. Quand il achète, ce n’est pas qu’il est personnellement intéressé à des marchandises M mais seulement à l’argent. Il ne veut pas remplir sa cave ou son grenier de valeurs d’usage (dont il n’aura pas l’usage), il veut surtout plus d’argent. Ces marchandises M ne sont qu’un intermédiaire pour arriver à un plus grand capital A′. La formule générale du capital est donc :

A   —   M   —   A′

La différence, A′ – A, ce plus que le capitaliste obtient, Marx l’appelle la plus-value. On peut donc écrire aussi :

A   —   M   —   A + pl

Les contradictions de la formule générale du capital

Si les échangeurs échangent des valeurs égales, personne ne fait de plus-value. Normalement, la circulation fait que les marchandises et l’argent changent de mains. On ne voit pas comment cela peut créer de la valeur.

Peut-on penser que la plus-value vient quand même de la circulation, en vendant au dessus de la valeur ? Imaginons que tout le monde vende à 110 ce qui vaut 100. On n’y gagne rien parce que si tout le monde vend à 110, on ne pourra acheter qu’à 110. On arriverait au même résultat en supposant que tout le monde achète à 90 ce qui vaut 100. La plus-value ne vient donc pas de la circulation.

Exploitation capitaliste

Si la plus-value obtenue en passant de A à A′ ne peut venir de la circulation, c’est-à-dire ni du passage A   —   M ni du passage M   —   A′, il faut qu’elle vienne d’un changement dans M. Il faut que M se transforme (dans la production) en une marchandise M′ de valeur plus grande.

A   —   M - - - (production)- - - M′   —   A′

Force de travail

Il faut trouver une marchandise spéciale qui fait apparaître une valeur qui n’existait pas avant. La valeur c’est du travail. La marchandise qui crée de la valeur, c’est la force de travail.

Valeur de la force de travail

La valeur de la force de travail, c’est le travail qu’on a consacré à la produire, donc la valeur des biens nécessaires pour sa (re)production. Nourriture, logement, vêtements, soins aux enfants, éducation des enfants... Cette valeur est historiquement déterminée.

Salaire

Le salaire est le prix de la force de travail. Il correspond grosso modo à la valeur, mais comme tout prix, il peut fluctuer autour de la valeur selon le rapport de l’offre à la demande et selon le rapport de forces.

Production de plus-value

Le capitaliste achète cette marchandise spéciale qu’est la force de travail et la paie à sa valeur. Mais il ne la revend pas, il l’utilise dans le procès de production d’où il sort une valeur plus grande que celle de la force de travail. Le capitaliste achète des moyens de production et de la force de travail. À la fin du processus, il revend le produit. La valeur du produit c’est tout le travail incorporé dedans. Donc c’est la valeur du travail passé (la valeur des moyens de production) plus la valeur du travail nouveau, la valeur nouvelle créée dans le processus, correspondant au temps de travail utilisé dans cette production. Or, normalement, cette valeur nouvelle créée par la force de travail est plus grande que la valeur de la force de travail. Par exemple, en une journée de huit heures, le travail (la mise en œuvre de la force de travail) produit des marchandises d’une valeur de 20 heures, dont 12 heures sont de la valeur ancienne, et 8 heures de valeur nouvelle, mais cette force de travail ne vaut que 4 heures (la valeur des marchandises dont le travailleur a besoin en moyenne par jour pour vivre et élever les enfants qui le remplaceront). C’est cette différence 8 heures – 4 heures = 4 heures qui forme la plus-value. (Pour que 8 heures de travail ajoutent 8 heures de valeur, il faut supposer qu’il s’agit d’un travailleur moyen dans une entreprise qui travaille selon les méthodes et l’efficacité ordinaires de la branche d’industrie concernée. Cette supposition est donc implicite dans ce tableau et dans ceux qui suivent.)

Produit d’une journée de travail d’un travailleur, valeur 20 heures
Travail passé,
valeur 12 heures
Travail nouveau,
valeur 8 heures
Travail passé,
valeur 12 heures
Force de travail,
valeur 4 heures
Plus-value,
valeur 4 heures

Si l’on veut se figurer ce que ça donne en prix (pour autant que les prix correspondent ici à la valeur) :

Produit d’une journée de travail d’un travailleur, prix 800 €
Travail passé,
pour 480 €
Travail nouveau,
pour 320 €
Travail passé,
pour 480 €
Salaire,
160 €
Plus-value,
160 €

Travail nécessaire

En d’autres termes, dans sa journée de huit heures, après, disons, quatre heures de travail, le travailleur salarié a produit l’équivalent en valeur de ce qu’il va recevoir pour vivre, la valeur des marchandises qu’il pourra acquérir avec son salaire, 160 euros. C’est donc comme s’il avait travaillé pour son propre compte, pour produire lui-même ses moyens d’existence. On peut appeler cela le travail nécessaire.

Surtravail

Mais la journée continue. Le travailleur qui a fini de produire l’équivalent de ses moyens d’existence continue de travailler. C’est alors comme s’il travaillait pour rien pour le compte du patron. C’est le surtravail, où la valeur créée correspond à la plus-value.

Produit d’une journée de travail d’un travailleur
Travail passé Journée de travail,
8 heures
Travail passé Travail nécessaire,
4 heures
Surtravail,
4 heures

Capital constant et capital variable

L’argent de départ que le capitaliste consacre à la production, A est du capital. Une partie est consacrée aux moyens de production, l’autre à l’achat de force de travail. On a vu que seule la force de travail rapporte plus qu’elle ne vaut, elle crée de la plus value. C’est donc cette partie du capital qui change, qui fait que le capitaliste part de A pour obtenir A + pl. Pour cette raison, cette partie du capital est appelée capital variable. Le reste, qui achète les moyens de production, est le capital constant. La formule

A   —   M - - - (production)- - - M′   —   A′

ou

A   —   M - - - (production)- - - M′   —   A + pl

peut donc s’écrire

c+ v   —   M - - - (production)- - - M′   —    c+ ( v+ pl)

Dans la valeur A′ de la nouvelle marchandise M′ produite, on retrouve, telle quelle, la valeur cdes moyens de production qui ont servi à la produire, tandis que la valeur vde la force de travail a donné une valeur plus grande ( v+ pl) au produit. C’est en cela que cette partie du capital est dite variable.

c v
c v pl

Remarquons que non seulement la force de travail crée une valeur nouvelle mais elle fait revivre la valeur du travail passé qui, sans cela, ne serait qu’une valeur morte. Non seulement la force de travail crée une valeur nouvelle ( v +  pl) qui dépasse sa propre valeur v mais elle récupère en la transmettant au nouveau produit la valeur cqui serait perdue sans cela.

Taux de plus-value

On mesure le degré d’exploitation par le rapport du surtravail au travail nécessaire, c’est-à-dire de la plus-value à la valeur de la force de travail, le taux de plus-value :

pl = surtravail = plus-value = pl
travail nécessaire valeur de la force de travail v

Exemples pour des journées de huit heures

5 heures de travail nécessaire et 3 heures de surtravail :  pl = pl = 3 = 60 %
v 5
4,5 heures de travail nécessaire et 3,5 heures de surtravail :  pl = pl = 3,5 = 78 %
v 4,5
4 heures de travail nécessaire et 4 heures de surtravail :  pl = pl = 4 = 100 %
v 4
3,5 heures de travail nécessaire et 4,5 heures de surtravail :  pl = pl = 4,5 = 129 %
v 3,5
3 heures de travail nécessaire et 5 heures de surtravail :  pl = pl = 5 = 167 %
v 3

Tableau récapitulatif

c v
c v pl
Produit d’une journée de travail d’un travailleur
Travail passé Journée de travail,
8 heures
Travail passé Travail nécessaire,
4 heures
Surtravail,
4 heures

Salaire (prix de la  force de travail)

Valeur des moyens d’existence
Valeur de la  force de travail

Vérification empirique de la plus-value

L’affirmation que cette valeur nouvelle (par exemple 320 euros) créée par la force de travail est plus grande que la valeur (par exemple 160 euros) de la force de travail est-elle plausible ? Peut-on la vérifier dans la réalité ? Oui.

Surplus en général

Supposons que la valeur d’une journée de force de travail soit égale à la valeur produite en une journée. Cela veut dire qu’il faut une journée pour produire les biens nécessaires à la (re)production d’une journée de force de travail, les biens consommés chaque jour par le travailleur et sa famille. Ça veut dire que tout le produit du travail est consommé par les travailleurs. Rien n’est accumulé. Or il y a bien longtemps que ce n’est plus vrai, sinon il n’y aurait pas de pyramides en Égypte, de grande muraille de Chine, de Notre-Dame de Paris, de ports, de canaux, de chemins de fer, de nouvelles usines, d’Internet.

Dans une société très primitive, les hommes arrivent juste à survivre. Quand ils ont travaillé un jour, ils ont juste de quoi vivre un jour. Si c’est juste de quoi vivre, ça veut dire qu’ils consomment tout. S’ils mettent quelque chose de côté, ils meurent, ou presque. Mais dès que le progrès technique permet que le travail d’un jour rapporte plus que ce qui est nécessaire pour un jour, il devient possible d’avoir (i) des gens qui vivent au crochet des autres et (ii) une accumulation de biens non consommés, un surplus, et c’est effectivement ce qui s’est passé dans l’histoire.

Surtravail dans la société féodale

Dans la société féodale, les paysans travaillaient une partie de leur temps sur leur terre pour leur propre compte, c’était le travail nécessaire. Ils étaient d’autre part obligés de travailler un certain temps gratuitement sur la terre du seigneur (corvée). Le surtravail était donc alors visible et reconnu comme tel.

Surtravail en régime capitaliste

Par contre, dans le capitalisme, le surtravail est invisible. Le capitaliste ne dit pas : « vous allez travailler chez moi pendant quatre heures à 40 euros de l’heure pour gagner votre subsistance, puis quatre autres heures gratuitement pour moi ». Il propose de venir travailler huit heures à 20  euros ce qui donne l’impression que les huit heures sont payées.

Dans les années 70, des chercheurs français ont essayé de calculer concrètement, comme dit bien le titre de leur livre, Qui travaille pour qui ?. Ils montrent que certaines catégories sociales (paysans, ouvriers, employés) gagnent moins que leur contribution au travail commun et d’autres plus. Les premiers travaillent donc en un certain sens pour les seconds, plus exactement pour les capitalistes.

Équivalent monétaire de la valeur

Jacques Gouverneur analyse la comptabilité nationale de plusieurs pays d’Europe pour calculer l’équivalent de la valeur en monnaie et le surtravail. Il trouve pour la Belgique de 1984 qu’une heure vaut 1 099 francs belges de l’époque et que sur huit heures, le travail nécessaire est de 4,5 heures et le surtravail de 3,5 heures. Ici, dans les exemples calculés et les schémas, j’ai pris 4 heures / 4 heures ou 100 % de taux d’exploitation pour simplifier, avec une valeur correspondant à 40 euros pour une heure.

Reproduction

La valeur du capital constant, du travail passé, est incorporée dans la valeur de la marchandise. Le capitaliste récupère donc ce capital constant. Le capital variable est plus que récupéré, il est récupéré avec une plus-value. En définitive, à la fin du processus, le capitaliste se retrouve avec tout son capital de départ, et la plus-value en plus. C’est la reproduction. Selon l’usage qu’il en fait, on parlera de reproduction simple(il continue ses affaires au même niveau de capital avec le capital récupéré et consomme toute la plus-value) ou de reproduction élargie(il investit une partie de la plus-value pour repartir avec un capital augmenté).

Sauf faillite, le capitaliste reste toujours capitaliste puisqu’il récupère son capital. Le travailleur salarié, avec son salaire, reconstitue sa force de travail et se retrouve aussi dans la même situation qu’avant : celle de n’avoir que sa force de travail à vendre. Sauf exception, le travailleur salarié reste toujours salarié. Ainsi la reproduction du capital, c’est aussi la reproduction des rapports sociaux du système capitaliste, la reproduction de ce système lui-même.

Reproduction simple

Regardons la formule

A   —   M   —   A + pl.

Si le capitaliste utilise toute la plus value pour sa consommation, il se retrouve avec le même capital A qu’au début. C’est la reproduction simple. Au cycle suivant, on aura encore

A   —   M   —   A + pl.

Notons que le capitaliste aurait pu dépenser aussi son capital A de début pour sa consommation, disons pour fixer les idées chaque année un dixième de A pendant dix ans. Au bout de dix ans, il ne lui resterait rien. En investissant son capital A dans la production, il retrouve intact. Comme, sans les travailleurs, il ne devrait rien lui rester de A après dix ans, on peut dire que le capital A qui reste inchangé au bout des dix ans, est en quelque sorte un nouveau capital qu’il doit entièrement aux travailleurs.

Reproduction élargie

Mais généralement, la plus-value est assez grande pour ne pas la consommer entièrement. Le capitaliste en consomme une partie et ajoute le reste à son capital. Il continue donc ses affaires, non pas avec le même capital comme dans la reproduction simple, mais avec un capital augmenté. C’est la reproduction élargie. Le capital augmenté lui fera gagner encore plus de plus-value, avec laquelle il augmentera encore son capital, et ainsi de suite. On dit qu’il y a accumulation de capital.

Les capitalistes peuvent ainsi rechercher un surplus sans limite. Pour un féodal, quand son château était rempli d’objets de luxe et que son estomac était plein à craquer, il n’y avait pas de raison d’exiger plus de surtravail et il n’aurait su qu’en faire. Pour un capitaliste, il n’y a aucune limite. Quel que soit son niveau de consommation, il peut encore accumuler la plus-value extorquée aux travailleurs. (Mais  cela conduit à des crises que nous discuterons plus loin.)

Non seulement la reproduction élargie est possible, mais c’est pratiquement une obligation pour les capitalistes face à la concurrence, pour deux raisons au moins : (i) les gros mangent les petits, il faut donc essayer d’être dans les gros ; (ii) pour gagner plus il faut produire plus à meilleur compte, il faut mécaniser et acheter plus de machines, ça suppose plus de capital.

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