Les Délices du Drapier, ou la joie du Riche et le chagrin du Pauvre

Dans son Cours d’économie politique (1919, Livre III, tome 2, p. 171, en note, classiques.uqac.ca/classiques/gide_charles/cours_econo_pol_tome2/gide_cours_t2_livre_3.pdf), Charles Gide donne un fragment d’une chanson anglaise de la fin du 17e pour laquelle il renvoie à la thèse de 1906 de Paul Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle. Elle est citée aussi par Michel Béaud, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000, p. 49-50. On trouve un texte complet comme histoire.comze.com/bourgeoisXVII.pdf. Je n’en ai pas encore trouvé trace en anglais.

De tous les métiers qui s’exercent en Angleterre
il n’en est pas un qui nourrisse son homme plus grassement que le nôtre.
Grâce à notre commerce, nous sommes aussi bien mis que des nobles.
Nous avons des loisirs et menons joyeuse vie.

Nous amassons des trésors, nous gagnons de grandes richesses
à force de dépouiller et de pressurer les pauvres gens.
C’est ainsi que nous emplissons notre bourse.
Non sans nous attirer plus d’une malédiction.

Dans tout le royaume, aux champs comme à la ville,
notre industrie ne risque pas de dépérir,
tant que de peigneur de laine saura manier son peigne
et tant que le tisserand fera marcher son métier.
Le foulon, et la fileuse, toute l’année assise à son rouet,
nous leur ferons payer cher les salaires qu’ils gagnent…

Et d’abord les peigneurs, nous les diminuerons
de 32 pence les vingt livres à 30 pence.
Et s’ils murmurent, et disent : c’est trop peu
nous leur ferons croire que le commerce ne va pas ;
ils n’ont jamais été si tristes, mais que nous importe ?…

Nous ferons travailler à bas prix les pauvres tisserands.
Nous trouverons des défauts dans la fabrication qu’il y en ait ou non, de manière à rogner encore leur salaire.
Si les affaires sont mauvaises, ils s’en apercevront aussitôt ;
mais si elles s’améliorent, ils n’en sauront jamais rien.
Nous leur dirons que le drap ne va plus aux pays d’outre-mer
et que nous ne nous soucions guère de continuer à en vendre…

Puis ce sera le tour des fileurs ;
nous leur ferons filer trois livres de laine au lieu de deux.
Quand ils nous rapportent l’ouvrage, ils se plaignent,
et nous disent qu’avec leur salaire ils n’ont pas de quoi vivre.
Mais, s’il manque seulement une once de fil,
nous ne serons pas embarrassés pour leur rabattre trois pence…

Si le poids est bon, et qu’ils nous supplient de les payer :
Nous n’avons pas d’argent, leur dirons-nous : que voulez-vous recevoir à la place ?
Nous avons du pain et du porc salé et du bon beurre,
de la farine d’avoine et du sel, de quoi faire bonne chère ;
nous avons du savon et des chandelles pour vous éclairer,
afin qu’à leur lueur vous puissiez travailler, tant que vous conserverez votre vue…

Quand nous partons pour le marché, nos ouvriers se réjouissent :
mais quand nous en revenons, nous prenons un air triste.
Nous nous asseyons dans un coin, comme si le cœur nous faisait mal.
Nous leur disons que nous sommes forcés d’y regarder à un penny près.
Nous plaidons la pauvreté avant d’en avoir besoin,
et ainsi nous les amadouons de la belle manière.

S’ils sont les clients habitués d’un cabaret,
nous avons soin de nous entendre avec la cabaretière :
nous comptons ensemble et nous réclamons pour notre part,
deux pence par shilling et nous saurons les obtenir.
C’est par ces moyens ingénieux que nous grossissons notre fortune.
Car tout est poisson, qui tombe dans nos filets…

C’est ainsi que nous acquérons notre argent et nos terres
grâce à de pauvres gens qui travaillent soir et matin.
S’ils n’étaient pas là pour peiner de toutes leurs forces,
nous pourrions aller nous pendre, sans autre forme de procès.
Les peigneurs, les tisserands, les foulons aussi,
avec les fileurs qui s’exténuent pour un salaire infini.
C’est grâce à leur travail que nous emplissons notre bourse.
Non sans essuyer plus d’une malédiction…