Dominique Meeùs
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Mots-clefs : ❦ système
p. 47 ½[…] cette critique me donnait l’occasion de présenter, dans des domaines divers, un développement positif de ma conception sur des questions litigieuses qui sont aujourd’hui d’un intérêt scientifique ou pratique général. Et si peu qu’il puisse me venir à l’idée d’opposer au système de M. Dühring un autre système, j’espère que, malgré la diversité de la matière traitée, le lien interne qui rattache entre elles les idées présentées par moi n’échappera pas au lecteur.
Bien qu’il proteste qu’il n’a jamais été question pour lui de créer un système, je crains qu’il ait cédé à la tentation de faire un système d’une dialectique hégélienne soi-disant retournée.
Mots-clefs : ❦ science théorique de la nature ❦ pensée théorique
(*) Die Freiheit der Wissenschaft im modernen Staate, Berlin, 1877, pp. 13-14. p. 48 in fine[…] M. Virchow [affirme] (*) que tout savant, en p. 49dehors de sa spécialité propre, n’est, lui aussi, qu’un demi-savant ; en style vulgaire, un profane. Puisqu’un spécialiste de ce genre peut et doit se permettre d’empiéter, de temps à autre, sur des domaines voisins et puisque, dans ce cas, les spécialistes intéressés lui pardonnent maladresse d’expression et petites inexactitudes, j’ai pris également la liberté de citer des processus naturels et des lois naturelles à titre d’illustration probante de mes conceptions théoriques générales, et j’espère pouvoir compter sur la même indulgence. Les résultats de la science moderne de la nature ne s’imposent-ils pas à quiconque s’occupe de choses théoriques avec la même force irrésistible que celle qui pousse les savants d’aujourd’hui, bon gré mal gré, à des conclusions théoriques générales ?
Je me suis toujours demandé (et me demande encore) ce qu’il veut dire par conceptions théoriques, choses théoriques, pensée théorique. Ailleurs, il parle de « science théorique de la nature » (ce qui déjà pose problème), mais ici il semble opposer, pour les articuler, « science moderne de la nature » et « choses théoriques ». Marx et lui ont, à certains moments condamné la philosophie. Mais parfois, on a à juger de la science, à rapprocher diverses sciences, à réfléchir à une vue d’ensemble de ce qui se dégage des sciences, à réfléchir à ce sur quoi la science ne dit encore rien… Bref, on ne peut enterrer la philosophie et il me semble qu’Engels, sous ces diverses variantes de « choses » « théoriques », ne voulant pas avouer qu’on a besoin de cette philosophie dont il a proclamé la mort, fait de la philosophie en s’en cachant.
C’est sans doute aussi qu’il a de la science une vision trop empirique (qui correspond en partie à l’état de la science de son époque). Voir aussi ce qu’il dit dans le Feuerbach, au chapitre 4, d’états empiriques de la science.
p. 49 ⅖L’étude empirique de la nature a accumulé une masse si énorme de connaissances positives que la nécessité de les ordonner systématiquement et selon leur enchaînement interne dans chaque domaine de recherche séparé est devenue absolument impérieuse. On n’est pas moins impérieusement tenu de ranger les divers domaines de la connaissance dans leur enchaînement correct l’un par rapport à l’autre. Mais la science de la nature, ce faisant, se transporte dans le domaine de la théorie et ici les méthodes empiriques échouent, la pensée théorique peut seule servir. Mais la pensée théorique n’est une qualité innée que par l’aptitude qu’on y a. Cette aptitude doit être développée, cultivée, et, pour cette culture, il n’y a jusqu’ici pas d’autre moyen que l’étude de la philosophie du passé.
La pensée théorique de chaque époque, donc aussi celle de la nôtre, est un produit historique qui prend en des temps différents une forme très différente et par là, un contenu très différent. La science de la pensée est donc, comme toute autre science, une science historique, la science du développement historique de la pensée humaine.
Il dit presque que la science est incapable de théorie et qu’il est réservé à des commentateurs extérieurs comme lui d’avoir une vision profonde et globale. Aujourd’hui on ne considérerait pas la physique théorique comme un commentaire extérieur et philosophique sur une physique qui ne serait qu’expérimentale.
Par ailleurs il estime qu’une histoire de la science est utile à la science. Cependant, il me semble donner trop de valeur à des intuitions géniales, comme l’intuition de la conservation de l’énergie chez Descartes, des atomes chez Leucippe et Démocrite.
p. 50 in fineon peut lire chez Diogène Laërce (X, 1, § 43-44 et 61) qu’Épicure attribue déjà aux atomes la diversité non seulement de la grandeur et de la forme, mais aussi celle du poids, qu’il connaît donc déjà à sa manière le poids atomique et le volume de l’atome.
En mentionnant cela, il confond spéculation et science et c’est à tort qu’il minimise l’originalité du travail de Dalton ou d’autres.
p. 51 ⅔Il est difficile de prendre en main un livre théorique de science de la nature sans avoir l’impression que les savants sentent eux-mêmes à quel point ils sont dominés par cette incohérence et cette confusion, et comment la soi-disant philosophie actuellement en vogue ne leur offre absolument aucune issue. Ici il n’y a désormais pas d’autre issue pas d’autre possibilité de parvenir à la clarté que le retour, sous une forme ou sous une autre, de la pensée métaphysique à la pensée dialectique.
Ce retour peut se faire par des voies diverses. Il peut se faire naturellement, par la simple puissance des découvertes des sciences de la nature elles-mêmes, découvertes qui ne veulent plus se laisser mettre de force dans le lit de Procuste de la vieille métaphysique. Mais c’est là un processus long, pénible, dans lequel il faut venir à bout d’une masse énorme de frottements superflus. Il est déjà en train en grande partie, surtout en biologie. Il peut être très abrégé, si les savants adonnés à la théorie veulent s’intéresser d’un peu près à la philosophie dialectique sous ses formes historiques existantes. p. 52Parmi ces formes, il en est deux surtout qui peuvent être particulièrement fécondes pour la science moderne de la nature.
La première est la philosophie grecque. […]
… l’autre étant bien sûr Hegel. Il n’est certainement pas mauvais que les scientifiques aient une culture philosophique. Je ne sais pas si la connaissance de la philosophie grecque peut accélérer le progrès de la science. Je doute fortement que la connaissance des soi-disant « lois » de la dialectique (même « retournées ») soit d’aucune utilité pratique. (Que du contraire, si l’on pense à l’approbation par la majorité des philosophes soviétiques et par certains scientifiques des délires de Lissenko, approbation basée entre autres sur la « dialectique ».)
p. 53[…] on trouve un vaste compendium de la dialectique, quoique développé en partant de prémisses tout à fait fausses, dans les œuvres de Hegel.
[…]
Il faut constater avant tout qu’il ne s’agit nullement ici d’une défense des prémisses de Hegel : à savoir que l’esprit, la pensée, l’idée est l’élément primitif et que le monde réel n’est que la vile copie de l’idée. Cela avait déjà été abandonné par Feuerbach. Nous sommes tous d’accord sur le fait que dans tout le domaine scientifique, dans la nature comme dans l’histoire, il faut partir des faits donnés, donc dans la science de la nature des diverses formes réelles et formes de mouvement de la matière, qu’en conséquence, dans la science théorique de la nature, les enchaînements ne doivent pas être introduits dans les faits par construction, mais découverts en partant d’eux, et que, une fois découverts, ils doivent être attestés par l’expérience, dans la mesure où c’est possible.
Il ne peut non plus être question de maintenir le contenu dogmatique du système de Hegel tel qu’il a été prêché par l’hégélianisme berlinois d’ancienne et de nouvelle obédience. Avec les prémisses idéalistes, s’écroule aussi le système construit sur elles, donc surtout la philosophie de la nature de Hegel. Mais il faut rappeler que la polémique des sciences de la nature contre Hegel, dans la mesure ou en général elle l’a bien compris, s’est bornée à ces deux points : les prémisses idéalistes et la construction du système qui, confrontée aux faits, est arbitraire.
Une fois retiré tout cela, il reste encore la dialectique hégélienne. C’est le mérite de Marx, face à « la tribu des épigones chagrine, prétentieuse et médiocre, qui tient en ce moment en Allemagne le haut du pavé », d’avoir le premier remis en valeur la méthode dialectique oubliée, sa liaison avec la dialectique hégélienne comme sa différence d’avec elle et d’avoir en même temps appliqué cette méthode, dans le Capital, aux faits d’une science empirique, l’économie politique.
Ce passage est très important. En même temps qu’il y défend l’intérêt de la dialectique, il affirme aussi que jamais elle ne pourrait être « opérationnelle ». Il revient alors au retournement :
Mots-clefs : ❦ retournement de la dialectique hégélienne
p. 54Chez Hegel, il règne dans la dialectique le même renversement de tout enchaînement réel que dans toutes les autres ramifications de son système. Mais, comme dit Marx :
Bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a, le premier, exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui, elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable.
Engels continue en comparant la dialectique à des sciences dont on a changé du tout au tout le paradigme, mais en conservant des résultats valables issus d’anciennes théories fausses ou absurdes (p. 54-55). Comparaison n’est pas raison et il ne s’en suit donc pas que la dialectique hégélienne soit « retournable » et que les lois d’une dialectique idéaliste soient récupérables dans une vision matérialiste.