Dominique Meeùs
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IV. Comment supprimer l’opposition entre la ville et la campagne.
Questions particulières soulevées par les « critiques »

Œuvres, tome 5, p. 145-160

Mots-clefs : ❦ opposition entre la ville et la campagne ❦ fertilité décroissante du sol ❦ grande ville, élément de progrès ❦ science et art, accessibles à tout le peuple ❦ ville, besoin d’air pur et d’eau fraiche ❦ ordure ménagère, des villes pour l’agriculture ❦ engrais artificiel ❦ bactérie fixant l’azote dans les légumineuses ❦ limitation artificielle des naissances

p. 152⅔C’est ainsi que Vorochilov-Tchernov, en accusant faussement Kautsky d’ignorer les noms savants et les découvertes scientifiques, a bloqué, escamoté un épisode extrêmement intéressant et instructif de la critique à la mode, à savoir : l’attaque de l’économie bourgeoise contre l’idée socialiste de supprimer l’opposition entre la ville et la campagne. Le professeur Louis Brentano, assure, par exemple, que l’exode des paysans vers les villes a pour cause non pas les conditions sociales de l’heure, mais une nécessité naturelle, la fertilité décroissante du sol. M. Boulgakov, à la suite de p. 153son maitre, a déclaré déjà dans Natchalo (1899, mars, p. 29) que l’idée de supprimer l’opposition entre la ville et les campagnes n’ « était que pure fantaisie » qui « provoquerait le sourire d’un agronome ». Hertz écrit dans son livre : « Certes, l’abolition de la distinction entre la ville et la campagne est l’aspiration fondamentale des anciens utopistes (et même du Manifeste), mais nous ne croyons pas cependant qu’un régime social comportant toutes les conditions nécessaires pour conduire la civilisation humaine vers les plus hauts buts accessibles abolisse réellement ces grands centres d’énergie et de civilisation que sont les grandes villes et, pour flatter un sentiment esthétique blessé, renonce à ces trésors abondants d’art et de science, sans lesquels le progrès est impossible » (p. 76. […]) Comme vous le p. 154voyez, Hertz défend le régime bourgeois contre les « fantaisies » socialistes avec des phrases où il y a autant de « lutte pour l’idéalisme » que chez MM. Strouvé et Berdiaïev ! Mais la plaidoirie ne gagne rien à cette phraséologie idéaliste grandiloquente.

p. 152⅔Thus, Voroshilov-Chernov, by his slanderous accusation that Kautsky is not acquainted with scientific names and scientific discoveries, blocked from view an extremely interesting and instructive episode in fashionable criticism, namely, the attack of bourgeois economics upon the socialist idea of abolishing the antithesis between town and country. Prof. Lujo Brentano, for instance, asserts that migration from the country to the towns is caused, not by given social conditions, but by natural necessity, by the law of diminishing returns. Mr. Bulgakov, following in the p. 153footsteps of his teacher, stated in Nachalo (March 1899, p. 29) that the idea of abolishing the antithesis between town and country was “an absolute fantasy”, which would “cause an agronomist to smile”. Hertz writes in his book: “The abolition of the distinction between town and country is, it is true, the principal striving of the old utopians [and even of the Manifesto]. Nevertheless, we do not believe that a social system containing all the conditions necessary for directing human culture to the highest aims achievable would really abolish such great centres of energy and culture as the big cities and, to soothe offended aesthetic sentiments, abandon these abundant depositories of science and art, without which progress is impossible” (p. 76). As can be seen, Hertz defends the bourgeois system from socialist “fantasies” with phrases that convey the “struggle for idealism” no less than do the writings of Messrs. Struve and Berdyaev. But his defence is not in the least strengthened by this bombastic, idealistic phrase-mongering.

Les social-démocrates savent apprécier le mérite historique des grands centres d’énergie et de civilisation ; ils le prouvent par leur lutte implacable contre tout ce qui immobilise la population en général, les paysans et les ouvriers agricoles en particulier. Voila pourquoi, à la différence des critiques, ils ne se laisseront jamais prendre à l’hameçon d’aucun agrarien qui brûle de procurer au « brave moujik » un « gagne-pain » d’hiver. Mais si nous reconnaissons franchement que dans la société capitaliste les grandes villes sont un élément de progrès, cela ne nous empêche nullement d’inclure dans notre idéal (et dans notre programme d’action, car nous laissons les idéaux irréalisables à MM. Strouvé et Berdiaïev) la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne. Il est faux que cela équivaille à renoncer aux trésors de la science et de l’art. Bien au contraire : c’est chose indispensable pour rendre ces trésors accessibles à tout le peuple ; pour combler l’abîme qui sépare de la civilisation des millions de ruraux, abîme que Marx a traité à juste titre de « l’abrutissement de la vie des champs71 ». Et aujourd’hui que l’on peut transmettre à distance l’énergie électrique ; que la technique des transports a atteint un niveau permettant à moins de frais (par rapport à ceux d’aujourd’hui) de transporter des voyageurs à plus de 200 kilomètres à l’heure*p154, il n’existe absolument aucun obstacle technique qui empêche toute la population, répartie de façon plus ou moins égale sur l’ensemble du pays, de profiter des trésors de la science et de l’art accumulés au cours des siècles dans un petit nombre de centres.

p. 154The Social-Democrats have proved that they know how to appreciate the historic services of the great centres of energy and culture by their relentless struggle against all that encroaches on the freedom of movement of the population generally and of the peasants and agricultural labourers in particular. That is why no agrarian can trap them, as he can the Critics, with the bait of providing the “muzhik” with winter “employment”. The fact that we definitely recognise the progressive character of big cities in capitalist society, however, does not in the least prevent us from including in our ideal (and in our programme of action, for we leave unattainable ideals to Messrs. Struve and Berdyaev) the abolition of the antithesis between town and country. It is not true to say that this is tantamount to abandoning the treasures of science and art. Quite the contrary: this is necessary in order to bring these treasures within the reach of the entire people, in order to abolish the alienation from culture of millions of the rural population, which Marx aptly described as “the idiocy of rural life”. And at the present time, when it is possible to transmit electric power over long distances, when the technique of transport has been so greatly improved that it is possible at less cost (than at present) to carry passengers at a speed of more than 200 versts an hour,*p154en there are absolutely no technical obstacles to the enjoyment of the treasures of science and art, which for centuries have been concentrated in a few centres, by the whole of the population spread more or less evenly over the entire country.

Et si rien ne s’oppose à la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne (il ne faut naturellement pas se représenter cette suppression comme un acte unique, p. 155mais comme toute une série de mesures), le « sentiment esthétique » n’est point seul à réclamer cette suppression… Dans les grandes villes, selon l’expression d’Engels, les gens étouffent dans leur propre fumier, et tous ceux qui le peuvent s’enfuient de la ville périodiquement à la recherche d’air pur et d’eau fraiche72. L’industrie, elle aussi, se disperse à travers le pays, car elle aussi a besoin d’eau pure. L’exploitation des chutes d’eau, des canaux et des rivières pour obtenir l’énergie électrique donnera un nouvel élan à cette « dispersion de l’industrie ». Enfin, last but not least, l’utilisation rationnelle de matières aussi importantes pour l’agriculture que les ordures ménagères en général et les excréments humains en particulier, réclame aussi la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne. Et c’est contre ce point de la théorie de Marx et d’Engels que MM. les critiques se sont avisés de diriger leurs objections agronomiques (quant à faire l’analyse complète de la théorie exposée en grand détail par Engels dans son Anti-Dühring73, MM. les critiques ont préféré s’en abstenir ; ils se sont bornés, comme toujours d’ailleurs, a paraphraser des fragments d’idées d’un Brentano). Voici quelle est la marche de leur raisonnement : Liebig a démontré qu’il fallait donner au sol exactement autant qu’on lui prenait. Il estimait donc que jeter à la mer et dans les fleuves les ordures des villes est un gaspillage insensé et barbare de substances qui sont nécessaires à l’agriculture. Kautsky partage la théorie de Liebig. Mais l’agronomie moderne a démontré qu’il était parfaitement possible de rétablir les forces productives du sol sans fumier animal, au moyen d’engrais artificiels, en inoculant aux plantes à gousses des bactéries capables de fixer l’azote, etc. Par conséquent, Kautsky et tous ces « orthodoxes » sont bel et bien des gens attardés.

And if there is nothing to prevent the abolition of the antithesis between town and country (not be imagined, of course, as a single act but as a series of measures), it is not an “aesthetic sentiment” alone that demands it. In the big cities people suffocate with the fumes of their own excrement, to use Engels’ expression, and periodically all who can, flee from the cities in search of fresh air and pure water. Industry is also spreading over the countryside; for it, too, requires pure water. The exploitation of waterfalls, canals, p. 155and rivers to obtain electric power will give a fresh impetus to this “spreading out of industry”. Finally —last, but not least— the rational utilisation of city refuse in general, and human excrement in particular, so essential for agriculture, also calls for the abolition of the antithesis between town and country. It is against this point in the theory of Marx and Engels that the Critics decided to direct their agronomical arguments (the Critics preferred to refrain from fully analysing the theory, which is dealt with in great detail in Engels’ Anti-Dühring, and, as usual, limited themselves simply to paraphrasing fragments of the thoughts of a Brentano). Their line of reasoning is as follows: Liebig proved that it is necessary to restore to the soil as much as is taken from it. He was therefore of the opinion that throwing city refuse into the seas and rivers was a stupid and barbarous waste of materials essential for agriculture. Kautsky agrees with Liebig’s theory. But modern agronomics has proved that it is quite possible to restore the productive forces of the soil without the use of stable manure, namely, by means of artificial fertilisers, by the inoculation of certain bacteria into leguminous plants which collect nitrates, etc. Consequently, Kautsky, and all those “orthodox” people, are simply behind the times.

Par conséquent, répondrons-nous, MM. les critiques commettent ici encore une de leurs innombrables et interminables surenchères. Après avoir exposé la théorie de Liebig, Kautsky a aussitôt fait remarquer que l’agronomie moderne a prouvé qu’il était parfaitement possible de « se passer complètement de fumier animal » (p. 50, Agrarfrage ; cf. le passage indiqué ci—dessus), mais il a ajouté que c’était p. 156un palliatif à coté du gaspillage des excréments humains provoqué par le système actuel de nettoyage des villes. C’est ce point-là que les critiques auraient dû réfuter s’ils étaient capables de discuter sur le fond, et montrer que ce n’est pas un palliatif. Mais ils n’y ont pas même songé. Il va de soi que la possibilité de remplacer les engrais naturels par des engrais artificiels et le remplacement (partiel) qui se pratique déjà ne réfutent nullement cette vérité qu’il est irrationnel de jeter sans les utiliser les engrais naturels, en infectant les cours d’eau et l’air dans la banlieue des villes et autour des usines. Autour des grandes villes, il existe déjà des champs d’épandage qui utilisent avec un profit énorme pour l’agriculture les ordures des villes ; seulement c’est une portion infime de ces ordures qui est ainsi utilisée. Les engrais artificiels, dit Kautsky en répondant, à la page 211 de son livre, à l’objection selon laquelle l’agronomie moderne nie le fait que la ville exploite agronomiquement les campagnes, objection que MM. les critiques lui présentent comme une nouveauté, —— les engrais artificiels « permettent de remédier à l’épuisement du sol, mais ces engrais artificiels doivent être employés en quantités croissantes, ce qui constitue pour l’agriculture un de ces nombreux désavantages qui ne sont nullement une nécessité naturelle, mais ont pour cause les rapports sociaux existants*p156 ».

Consequently —we reply— here, too, the Critics commit one of their innumerable and endless distortions. After explaining Liebig’s theory, Kautsky immediately showed that modern agronomics has proved that it is quite possible “to dispense altogether with stable manure” (Agrarfrage, p. 50; see passage quoted above), but added that this was merely a palliative compared with the waste of human excrement entailed by the present system of city sewage disposal. Now, if the Critics were at all capable of discussing the essential points of the question, this is the point they should have disproved; they should have shown that it is not a palliative. But they did not even think of doing so. Needless to say, the possibility of substituting artificial for natural manures and the fact that this is already being done (partly) do not in the least refute the irrationality of wasting natural fertilisers and thereby polluting the rivers and the air p. 156in suburban and factory districts. Even at the present time there are sewage farms in the vicinity of large cities which utilise city refuse with enormous benefit to agriculture; but by this system only an infinitesimal part of the refuse is utilised. To the objection that modern agronomics has refuted the argument that the cities agronomically exploit the countryside, with which the Critics present Kautsky as something new, he replies, on page 211 of his book, that artificial fertilisers “render it possible to avoid the diminution of soil fertility, but the necessity to employ them to an increasing extent merely indicates still another of the numerous burdens agriculture has to bear, which are by no means a natural necessity, but a product of existing social relations”.*p156en

Les mots que nous avons souligné renferment le « clou » de la question, si soigneusement embrouillée par les critiques. Les auteurs qui, à l’instar de M. Boulgakov, cherchent à faire peur au prolétariat avec la « question du blé », plus terrible et plus grave que la question sociale ; qui s’enthousiasment pour la limitation artificielle des naissances sous prétexte que « la réglementation de l’accroissement de la population » devient « la condition économique essentielle » (sic) du bien-être des paysans (II, 261), que cette réglementation mérite « le respect » et que « l’accroissement de la population paysanne provoque chez les moralistes sentimentaux (!?) « beaucoup d’indignation hypocrite » (hypocrite p. 157seulement ? et non point une indignation légitime contre le régime social moderne ?), « comme si l’excès de lubricité (sic) était par elle-même une vertu » (Ibid.), de tels auteurs doivent naturellement et inévitablement s’efforcer de laisser dans l’ombre les obstacles que le capitalisme oppose au progrès agricole, afin de rendre responsable de tout la loi naturelle de « la fertilité décroissante du sol », et de représenter la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne comme « une pure fantaisie ». De quelle légèreté sans bornes faut—il que les Tchernov soient doués pour reprendre des raisonnements semblables et pour reprocher en même temps aux critiques du marxisme « leur manque de principes, leur éclectisme et leur opportunisme » (Rousskoïé Bogatstvo, no 11, p. 246) ?! M. Tchernov reprochant aux autres leur manque de principes, leur opportunisme, peut-il y avoir rien de plus comique que ce spectacle ?

The words we have emphasised contain the “pivot” of the question which the Critics so zealously confuse. Writers like Mr. Bulgakov try to scare the proletariat with the bogy that the “grain question” is more terrible and important than the social question; they are enthusiastic over birth control and argue that “control of the increase of the population” is becoming “the fundamental [sic!] economic condition” for the prosperity of the peasantry (II, 261), that this control is worthy of “respect”, and that “much hypocritical indignation [only hypocritical, not legitimate, indignation against the present social system?] is roused among sentimental [?!] moralists by the increase in births among the peasant population, as if unrestrained lust [sic!] were in itself a virtue” (ibid.). Such writers must naturally and inevitably strive to keep in the background the capitalist obstacles to agricultural progress, to throw the entire blame for everything upon the natural “law of diminishing returns”, and to present the idea of abolishing the antithesis between town and country as “pure fantasy”. But what utter irresponsibility the Chernovs betray when they repeat such arguments and at the same time reproach the Critics of Marxism for “lacking principles and for being eclectics and opportunists” (Russkoye Bogatstvo, No. 11, p. 246)?! What spectacle could be more comical p. 157than that of Mr. Chernov reproving others for lack of principles and for opportunism.

Œuvres, tome 5, p. 152-157. Collected Works, vol. 5, p. 152-157.
71.
Manifeste, Marx & Engels, Œuvres choisies en deux volumes, tome 1, p. 26.
*p154.
Si le projet de construction d’une telle ligne ferroviaire entre Manchester et Liverpool n’a pas été ratifié par le Parlement, c’est uniquement à cause de l’opposition intéressée des magnats des chemins de fer qui craignaient de ruiner les anciennes compagnies. (Note de Lénine.)
*p154en.
The proposal to construct such a road between Manchester and Liverpool was rejected by Parliament only because of the selfish opposition of the big railway magnates, who feared that the old companies would be ruined. (Lenin.)
72.
Engels, « La question du logement », Der Volkstaat, Leipzig 1871. Marx & Engels, Œuvres choisies en deux volumes, tome 1, p. 670.
73.
Troisième partie « Socialisme », chapitre troisième « La production ». Éditions sociales, p. 325-337.
*p156.
Bien entendu, les engrais artificiels, dit Kautsky plus loin, ne disparaîtront pas avec la chute du capitalisme, mais ils enrichiront le sol de substances spéciales, au lieu de remplir toute la tâche du rétablissement de la fertilité du sol. (Note de Lénine.)
*p156en.
“It goes without saying,” continues Kautsky, “that artificial fertilisers will not disappear with the fall of capitalism; but they will enrich the soil with special materials and not fulfil the whole task of restoring its fertility.”