Dominique Meeùs
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Dans ce texte, Lénine est sous le coup de l’émotion des événements de Hongrie et sans doute un peu trop enthousiaste et optimiste. L’affaire de l’abdication de la bourgeoisie en faveur du prolétariat est obscure. Il semble que le président de la République, Károlyi, ait voulu, en mars, dans une crise gouvernementale, confier le gouvernement aux sociaux-démocrates (ce qui n’est pas une abdication de la bourgeoise), mais qu’il ait été surpris par la fusion des sociaux-démocrates avec les communistes. Cela reste à étudier plus sérieusement.
Camarades, les nouvelles que nous recevons des dirigeants des Soviets hongrois nous remplissent d’enthousiasme et de joie. Il y a un peu plus de deux mois que le pouvoir soviétique existe en Hongrie ; or, en matière d’organisation, le prolétariat hongrois semble nous avoir déjà dépassés. Cela se conçoit, le niveau culturel général de la population y étant plus élevé ; ensuite, la proportion des ouvriers industriels y est infiniment plus forte (Budapest compte trois millions d’habitants sur 8 millions pour toute la Hongrie) ; enfin, le passage au régime soviétique, à la dictature du prolétariat y a été incomparablement plus facile et plus pacifique.
Cette dernière circonstance est particulièrement importante. La plupart des chefs socialistes européens, de tendance social-chauvine ou kautskiste, se sont tellement embourbés dans les préjugés foncièrement petits-bourgeois cultivés durant des dizaines d’années de capitalisme relativement « pacifique » et de parlementarisme bourgeois, qu’ils ne peuvent comprendre ce qu’est le pouvoir des Soviets, la dictature du prolétariat. Le prolétariat ne saurait accomplir sa mission libératrice, historique et universelle sans écarter de sa route ces chefs, sans les chasser. Ces gens ont cru, plus ou moins, les mensonges bourgeois sur le pouvoir soviétique de Russie ; ils n’ont pas su distinguer la démocratie nouvelle, prolétarienne, la démocratie pour les travailleurs, la démocratie socialiste p. 393incarnée par le pouvoir soviétique, et la démocratie bourgeoise devant laquelle ils se prosternent servilement, en la qualifiant de « démocratie pure » ou de « démocratie » en général.
Ces aveugles, imbus de préjugés bourgeois, n’ont pas compris le tournant historique qui s’est opéré avec le passage de la démocratie bourgeoise à la dictature du prolétariat. Ils ont confondu certaines particularités du pouvoir soviétique russe, de l’histoire russe, de son développement, avec le pouvoir des Soviets dans sa signification internationale.
La révolution prolétarienne hongroise aide même les aveugles à recouvrer la vue. Le passage à la dictature du prolétariat en Hongrie s’est effectué sous une tout autre forme qu’en Russie : démission volontaire du gouvernement bourgeois, rétablissement instantané de l’unité de la classe ouvrière, de l’unité du socialisme sur la base du programme communiste. L’essence du pouvoir soviétique apparaît d’autant plus clairement aujourd’hui : aucun autre pouvoir, soutenu par les travailleurs, le prolétariat en tête, n’est à présent possible dans le monde, si ce n’est le pouvoir des Soviets, la dictature du prolétariat.
Cette dictature suppose l’exercice d’une violence implacable, prompte et résolue, pour écraser la résistance des exploiteurs, capitalistes, grands propriétaires fonciers et de leurs suppôts. Qui ne l’a pas compris n’est pas un révolutionnaire ; il faut le relever de son poste de chef ou de conseiller du prolétariat.
Mais ce n’est pas la violence seule, ni principalement la violence, qui fait le fond de la dictature prolétarienne. Son caractère primordial réside dans l’esprit d’organisation et de discipline du prolétariat, détachement d’avant-garde, unique dirigeant des travailleurs. Son but est de fonder le socialisme, de supprimer la division de la société en classes, de faire de tous les membres de la société des travailleurs, de priver de base toute exploitation de l’homme par l’homme. Ce but ne saurait être atteint d’un seul coup ; il faut, pour cela, une phase de transition assez prolongée du capitalisme au socialisme, parce que la réorganisation de la production est chose difficile ; parce qu’il faut du temps pour apporter des changements radicaux dans tous p. 394les domaines de la vie, et parce que l’immense force d’habitude de la gestion petite-bourgeoise et bourgeoise ne peut être vaincue que dans une lutte âpre et de longue haleine. Aussi Marx parle-t-il de toute une période de dictature du prolétariat, qui marque le passage du capitalisme au socialisme 203.
Tout au long de cette phase de transition, la révolution se heurtera à la résistance des capitalistes comme à celle de leurs nombreux auxiliaires, parmi les intellectuels bourgeois qui s’opposent consciemment, et aussi à la résistance d’une masse énorme de travailleurs, notamment les paysans, trop écrasés par les coutumes et traditions petites-bourgeoises qui, très souvent, s’opposent inconsciemment. Les hésitations sont inévitables parmi ces couches. Le paysan, en tant que travailleur, se sent attiré vers le socialisme ; il préfère la dictature des ouvriers à celle de la bourgeoisie. Le paysan, en tant que vendeur de blé, se sent attiré par la bourgeoisie, le commerce libre, c’est-à-dire en arrière vers le vieux capitalisme « routinier », « traditionnel ».
Il faut la dictature du prolétariat, le pouvoir d’une seule classe, sa force d’organisation et de discipline, sa puissance centralisée s’appuyant sur toutes les réalisations culturelles, scientifiques, de techniques du capitalisme, ses affinités prolétariennes avec la mentalité de tout travailleur, son autorité aux yeux des travailleurs de la campagne ou de la petite production, dispersés, moins développés, moins fermes politiquement, pour que le prolétariat puisse entraîner à sa suite la paysannerie et, en général, toutes les couches petites-bourgeoises. Ici, les phrases sur la « démocratie » en général, sur l’ « unité » ou sur l’ « unité de la démocratie du travail », sur l’ « égalité » de tous les « hommes du travail », etc., etc., ces phrases pour lesquelles les social-chauvins et les kautskistes embourgeoisés montrent un penchant si marqué, ne servent à rien. Elles ne font que troubler la vue, aveugler la conscience, perpétuer la vieille stupidité, le croupissement, la routine du capitalisme, du parlementarisme, de la démocratie bourgeoise.
La suppression des classes est le résultat d’une lutte de classes longue, difficile, opiniâtre, qui après le renversement du pouvoir du Capital, après la destruction de l’État p. 295bourgeois, après l’instauration de la dictature du prolétariat, n e d i s p a r a î t p a s (comme se l’imaginent les vulgaires représentants du vieux socialisme et de la vieille social-démocratie), mais ne fait que changer de forme pour devenir plus acharnée à bien des égards.
C’est par la lutte de classe contre la résistance de la bourgeoisie, contre le croupissement, la routine, l’indécision, les hésitations de la petite bourgeoisie, que le prolétariat doit défendre son pouvoir, affermir son influence organisatrice, obtenir la « neutralisation » des couches qui, craignant de s’écarter de la bourgeoisie, le suivent d’un pas trop peu assuré ; il doit affermir la discipline nouvelle, fraternelle des travailleurs, leur liaison solide avec le prolétariat, leur regroupement autour du lui, cette nouvelle discipline qui constitue la nouvelle base des relations sociales, à la place de la discipline féodale, la discipline de la faim, du « libre » esclavage salarié du régime capitaliste.
Pour supprimer les classes, il faut une période de dictature exercée par une seule classe, précisément par celle des classes opprimées, non seulement capable de renverser les exploiteurs, d’écraser sans merci leur résistance, mais aussi de rompre complètement avec l’idéologie démocratique bourgeoise, avec la phraséologie petite-bourgeoise sur la liberté et l’égalité en général (en fait, ainsi que Mars l’a démontré depuis longtemps, cette phraséologie signifie « liberté et égalité » des détenteurs de marchandises, « liberté et égalité » du capitaliste et de l’ouvrier).
Plus encore. Parmi les classes opprimées, seule est capable de supprimer les classes, en exerçant sa sa dictature, celle qui est instruite, unie, éduquée, aguerrie par des dizaines d’années de mouvement gréviste et de lutte politique contre le capital ; seule la classe qui s’est assimilé toute la civilisation urbaine, industrielle, du capitalisme évolué, la classe qui a la volonté et la capacité de la défendre, de sauvegarder et de développer toutes ses acquisitions, de les mettre à la portée du peuple, de tous les travailleurs ; seule la classe qui saura supporter tous les fardeaux, les épreuves, les revers, les grands sacrifices que l’histoire impose nécessairement à quiconque brise avec le passé et se fraie hardiment le chemin vers un avenir nouveau ; seule la classe dont les meilleurs hommes ont voué haine et mépris à tout ce qui p. 395est petit-bourgeois et philistin, qualités si florissantes parmi la petite bourgeoisie, les petits employés et les « intellectuels » ; seule la classe « aguerrie à l’école du travail » et qui inspire par son labeur l’estime à tous les travailleurs, à toutes les honnêtes gens.
Camarades ouvriers hongrois, vous avez donné au monde un exemple meilleur que celui de la Russie soviétique, parce que vous avez su rallier d’emblée tous les socialistes sur un programme de véritable dictature prolétarienne. Une tâche très difficile, mais très féconde, qui vous attend à présent est de tenir bon dans la dure guerre contre l’Entente. Soyez fermes. Si des hésitations se manifestent parmi les socialistes qui, hier, se sont joints à vous, à la dictature du prolétariat, ou parmi la petite bourgeoisie, réprimez ces hésitations impitoyablement. À la guerre, lorsqu’un lâche est fusillé ce n’est que justice.
Vous faites la seule guerre légitime, juste, vraiment révolutionnaire, la guerre des opprimés contre les oppresseurs, la guerre des travailleurs contre les exploiteurs, la guerre pour la victoire du socialisme. Tout les éléments honnêtes de la classe ouvrière du monde entier sont à vos côtés. Chaque mois rapproche la révolution prolétarienne mondiale.
Soyez fermes ! Votre victoire est assurée !
27 mai 1929
Lénine