Dominique Meeùs
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La grande question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de la philosophie moderne, est celle du rapport de la pensée à l’être. Depuis les temps très reculés où les hommes, encore dans l’ignorance complète de leur propre conformation physique et incités par des apparitions en rêve*, en arrivèrent à l’idée que leurs pensées et leurs sensations n’étaient pas une activité de leur propre corps, mais d’une âme particulière, habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort — depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le monde extérieur. Si, au moment de la mort, elle se séparait du corps et continuait à vivre, il n’y avait aucune raison de lui attribuer encore une mort particulière ; et c’est ainsi que naquit l’idée de son immortalité qui, à cette étape du développement, n’apparaît pas du tout comme une consolation, mais au contraire, comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien, et souvent même, chez les Grecs en particulier, comme un véritable malheur. Ce n’est pas le besoin de consolation religieuse, mais l’embarras où l’on se trouvait et qui provenait de l’ignorance générale : que faire, après la mort du corps, de cette âme dont on avait admis l’existence ? — qui mena à la fiction ennuyeuse de l’immortalité personnelle. C’est d’une façon tout à fait analogue, par la personnification des puissances naturelles, que naquirent les premiers dieux qui, au cours du développement ultérieur de la religion, prirent une forme de plus en plus extra-terrestre jusqu’à ce que, enfin, par un processus d’abstraction, je dirais presque, de distillation qui s’institue naturellement au cours du développement intellectuel, les nombreux dieux au pouvoir plus ou moins restreint et se restreignant mutuellement, donnèrent naissance, dans l’esprit des hommes, à l’idée du seul Dieu exclusif des religions monothéistes.
La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, question suprême de toute philosophie, a par conséquent, tout comme n’importe quelle religion, ses racines dans les conceptions bornées et ignorantes de l’état de sauvagerie. Mais elle ne pouvait être posée dans toute sa rigueur et ne pouvait acquérir tout son sens que lorsque la société européenne se réveilla du long sommeil hivernal du moyen âge chrétien. La question de la position de la pensée par rapport à l’être qui a joué aussi du reste un grand rôle dans la scolastique du moyen âge, la question de savoir quel est l’élément primordial, l’esprit ou la nature — cette question a pris, vis-à-vis de l’Église, la forme aiguë : le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?
Selon qu’ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l’esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par conséquent, en dernière instance, une création du monde de quelque espèce que ce fût […], ceux-là formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l’élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.
[…]
Mais la question du rapport de la pensée à l’être a encore un autre aspect : quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde qui nous entoure et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? Pouvons-nous dans nos représentations et nos concepts du monde réel donner un reflet fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l’identité de la pensée et de l’être, et l’immense majorité des philosophes y répondent d’une façon affirmative. […]
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Mais il existe encore toute une série d’autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l’essentiel a déjà été dit par Hegel**, dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste ; ce que Feuerbach y a ajouté du point de vue matérialiste est plus spirituel que profond. La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant.
Engels, Feuerbach, II [ Idéalisme et matérialisme ]
Et Engels mentionne immédiatement à la suite de ce qui précède un exemple d’une importance fondamentale :
Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre; par-là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs sous forme de racines de garance, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de houille.
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La philosophie (ici le matérialisme) dépend de la science :
Avec toute découverte faisant époque dans le domaine des sciences de la nature, il [le matérialisme] doit inévitablement modifier sa forme.
Lénine cite ceci dans Matérialisme et empiriocriticisme, p. 261.