Dominique Meeùs
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Pour Hegel, « Tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel. » (Plus précisément, Hegel a dit : « Ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel » dans les Principes de la philosophie du droit en 1820.) Mais pour lui, ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas change :
Or, la réalité n’est aucunement, d’après Hegel, un attribut qui revient de droit en toutes circonstances et en tout temps à un état de choses social ou politique donné. Tout au contraire. La République romaine était réelle, mais l’Empire romain qui la supplanta ne l’était pas moins. La monarchie française de 1789 était devenue si irréelle, c’est-à-dire si dénuée de toute nécessité, si irrationnelle, qu’elle dut être nécessairement abolie par la grande Révolution dont Hegel parle toujours avec le plus grand enthousiasme. Ici la monarchie était par conséquent l’irréel et la Révolution le réel. Et ainsi, au cours du développement, tout ce qui précédemment était réel devient irréel, perd sa nécessité, son droit à l’existence, son caractère rationnel ; à la réalité mourante se substitue une réalité nouvelle et viable, d’une manière pacifique, si l’ancien état de choses est assez raisonnable pour mourir sans résistance, violente s’il se regimbe contre cette nécessité. Et ainsi la thèse de Hegel se tourne, par le jeu de la dialectique hégélienne elle-même, en son contraire : tout ce qui est réel dans le domaine de l’histoire humaine devient, avec le temps, irrationnel, est donc déjà par destination irrationnel, entaché d’avance d’irrationalité ; et tout ce qui est rationnel dans la tête des hommes est destiné à devenir réel, aussi en contradiction que cela puisse être avec la réalité apparemment existante. La thèse de la rationalité de tout le réel se résout, selon toutes les règles de la dialectique hégélienne, en cette autre : Tout ce qui existe mérite de périr*.
Mais la véritable signification et le caractère révolutionnaire de la philosophie hégélienne (nous devons nous borner ici, à la considérer en tant que conclusion de tout le mouvement depuis Kant), c’est précisément qu’elle mettait fin une fois pour toutes au caractère définitif de tous les résultats de la pensée et de l’activité humaines. La vérité qu’il s’agissait de reconnaître dans la philosophie n’était plus, chez Hegel, une collection de principes dogmatiques tout faits, qu’il ne reste plus, quand on les a découverts, qu’à apprendre par cœur ; la vérité résidait désormais dans le processus même de la connaissance, dans le long développement historique de la science qui s’élève des degrés inférieurs à des degrés de plus en plus élevés du savoir, sans arriver jamais, par la découverte d’une prétendue vérité absolue, au point où elle ne peut plus avancer et où il ne lui reste plus rien d’autre à faire qu’à demeurer les bras croisés et à contempler bouche bée la vérité absolue à laquelle elle serait parvenue. Et cela dans le domaine de la connaissance philosophique comme dans celui de tous les autres savoirs et de l’activité pratique.
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La science est une activité étendue dans l’histoire et jamais terminée. Cependant, de cette philosophie ouverte Hegel fait un système clos qu’il présente comme l’aboutissement. L’idéalisme et le système de Hegel en deux mots :
[…] le point final, l’Idée absolue — qui n’est d’ailleurs absolue que parce qu’il ne sait absolument rien nous en dire — « s’aliène » dans la nature, c’est-à-dire se transforme en elle, et se retrouve plus tard elle-même dans l’esprit, c’est-à-dire dans la pensée et dans l’histoire. Mais, à la fin de toute la philosophie, un tel retour au point de départ n’est possible que par un seul moyen : à savoir, en supposant que la fin de l’histoire consiste en ce que l’humanité parvient à la connaissance de cette Idée absolue précisément et en déclarant que cette connaissance de l’Idée absolue est atteinte dans la philosophie de Hegel.
Tandis que le matérialisme considère la nature comme la seule réalité, celle-ci n’est dans le système de Hegel que l’ « aliénation » de l’Idée absolue, pour ainsi dire une dégradation de l’idée ; en tout état de cause, la pensée et son produit, l’Idée, est ici l’élément primordial, la nature est l’élément dérivé qui n’existe, somme toute, que grâce à la condescendance de l’Idée.
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Ici encore, comme dans l’Anti-Dühring, Engels proclame la fin de la philosophie :
Dès que nous avons compris — et personne, en définitive, ne nous a mieux aidés à le comprendre que Hegel lui-même — que, ainsi posée, la tâche de la philosophie ne signifie pas autre chose que demander à un philosophe particulier de réaliser ce que seule peut faire l’humanité entière dans son développement progressif — dès que nous comprenons cela, c’en est fini également de toute la philosophie, au sens donné jusqu’ici à ce mot. On renonce dès lors à toute « vérité absolue », impossible à obtenir par cette voie et pour chacun isolément, et, à la place, on se met en quête des vérités relatives accessibles par la voie des sciences positives et de la synthèse de leurs résultats à l’aide de la pensée dialectique. C’est avec Hegel que se termine, d’une façon générale, la philosophie ; en effet, d’une part, dans son système, il en résume de la façon la plus grandiose tout le développement, et, d’autre part, il nous montre, quoique inconsciemment, le chemin qui mène, hors de ce labyrinthe des systèmes, à la véritable connaissance positive du monde.
En même temps, au détour d’une phrase, il donne une clef de ce que pourrait être le statut de la dialectique : « la voie des sciences positives et de la synthèse de leurs résultats à l’aide de la pensée dialectique ». C’est la science qui nous dit comment le monde fonctionne, mais ce sont « des vérités relatives », relatives en opposition de la prétention des philosophes à une « vérité absolue », dans cette opposition à l’absolu, relatives peut-être aussi en tant qu’on a « des sciences positives » au pluriel, relatives en tant que la science n’est jamais achevée. Cependant, on peut alors de ces sciences positives faire « la synthèse de leurs résultats à l’aide de la pensée dialectique ». Cela peut être la synthèse des résultats d’une science, mais aussi une synthèse plus générale : les soi-disant lois de la dialectique se situent en effet à un niveau de généralité qui couvre l’ensemble des sciences. Il fait ainsi rentrer par la fenêtre la philosophie qu’il avait mise à la porte. Mais peut-être pour lui la dialectique, devenue matérialiste, qu’on aurait remise sur ses pieds, ne serait plus de la philosophie, mais une sorte de science générale fédérant « les sciences positives ».
On retrouve la même idée sous une autre formulation dans la Dialectique de la nature, Notes et fragments, Science de la nature et philosophie
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Le résumé par Engels du matérialisme de l’Essence du christianisme de Feuerbach :
La nature existe indépendamment de toute philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en dehors de la nature et des hommes, il n’y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination religieuse ne sont que le reflet fantastique de notre être propre.
Il est, par moments, sur Hegel, qu’il admire beaucoup, aussi sarcastique que Russell1 trois quarts de siècle après. Engels (déjà cité un peu plus haut) : « l’Idée absolue — qui n’est d’ailleurs absolue que parce qu’il ne sait absolument rien nous en dire » et « cette connaissance de l’Idée absolue est atteinte dans la philosophie de Hegel ». Mais ici (et ailleurs), Engels insiste sur la valeur de Hegel :
Mais on ne vient pas à bout d’une philosophie en se contentant de la déclarer fausse. Et une œuvre aussi puissante que la philosophie de Hegel, une œuvre qui a exercé une influence aussi considérable sur le développement intellectuel de la nation, on ne pouvait pas s’en débarrasser en l’ignorant purement et simplement. Il fallait la « dépasser » au sens où elle l’entend, c’est-à-dire en détruire la forme au moyen de la critique, mais en sauvant le contenu nouveau qu’elle avait acquis. Nous verrons plus loin comment cela se fit.