Dominique Meeùs
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Friedrich Engels, lettre à Piotr Lavrov

Londres, 12-17 novembre 1875. Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 80, p. 83-87. En anglais : www.marxists.org/archive/marx/works/1875/letters/75_11_12.htm.

Londres, le 12-17 novembre 1875 [en français dans le texte].

Enfin de retour d’un voyage en Allemagne, j’arrive à votre article, que je viens de lire avec beaucoup d’intérêt. Voici mes observations y relatives, rédigées en allemand ce qui me permettra d’être plus concis [en français dans le texte].

1. Dans la doctrine de Darwin j’accepte la théorie de l’évolution, mais je n’admets sa méthode de démonstration (struggle for life >, natural selection) qu’en tant que première expression, provisoire et imparfaite, d’une réalité nouvellement découverte. Jusqu’à Darwin, les gens précisément qui aujourd’hui ne voient partout que lutte pour la vie (Vogt, Büchner, Moleschott, entre autres) étaient ceux qui mettaient en avant la conjugaison des forces dans la nature organique, montrant comment la flore fournit à la faune l’oxygène et la nourriture et comment à l’inverse la faune fournit aux plantes acide carbonique et engrais, ainsi que Liebig notamment l’avait souligné. Ces deux conceptions se justifient d’une certaine façon à l’intérieur de certaines limites, mais elles sont tout autant unilatérales et bornées l’une que l’autre. L’action réciproque des corps naturels — morts ou vivants — inclut aussi bien l’harmonie que l’affrontement, la lutte que la conjonction des efforts. C’est pourquoi lorsque quelqu’un qui se prétend savant se permet de subsumer la totalité et la multiplicité de la richesse du développement historique sous la maigre formule unilatérale de « lutte pour la vie », formule qui même dans le domaine de la nature ne peut être acceptée que cum grano salis, il y a là une façon de faire qui se condamne d’elle-même.

2. Des trois uběždennyie Darwinisty [darwinistes convaincus] que vous citez, seul Hellwald mérite d’être évoqué. Mais Seidlitz n’est, au mieux, qu’une faible lueur, et Robert Byr qu’un romancier dont on publie en ce moment un roman dans Über Land und Meersous le titre Drei Mal. C’est là d’ailleurs que toute sa rodomontade [en français dans le texte] est à sa place.

3. […] C’est pourquoi j’attaquerais plutôt — et j’attaquerai peut-être en son temps — ces darwinistes bourgeois de la façon suivante :

Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie est simplement la transposition de la société dans la nature animée, de la doctrine de Hobbes sur le bellum omnium contra omnes et de la doctrine économico-bourgeoise de la concurrence, jointes à la théorie démographique de Malthus. Une fois exécuté ce tour de passe-passe (dont je conteste la légitimité absolue, comme je l’indique dans le point 1., notamment en ce qui concerne la théorie de Malthus), on re-transpose ces mêmes théories de la nature organique dans l’histoire et l’on prétend alors avoir démontré leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. Le caractère enfantin de ce procédé saute aux yeux, pas besoin de gaspiller les mots sur ce sujet. Toutefois, si je voulais aller plus dans le détail, je le ferais de façon à les présenter en premier lieu comme de mauvais économistes, et en second lieu seulement comme de mauvais savants [Naturforscher] et de mauvais philosophes.

4. La différence essentielle entre la société humaine et la société animale est que les animaux au mieux collectent, tandis que les hommes produisent. Cette différence, unique, mais capitale, interdit à elle seule de transposer les lois des sociétés animales purement et simplement dans celles des hommes. […] La production humaine atteint donc à un certain stade un tel degré que sont produits non seulement des besoins nécessaires, mais aussi des plaisirs superflus, bien qu’au départ seulement pour une minorité. La lutte pour la vie — si nous accordons un instant une certaine valeur à cette catégorie — se transforme donc en une lutte pour les plaisirs, non plus pour de simples moyens d’existence, mais pour des moyens de développement, moyens de développement produits socialement, et à ce niveau on ne peut plus appliquer les catégories du règne animal. Mais si maintenant, comme c’est le cas actuellement, la production dans sa forme capitaliste produit une quantité de moyens d’existence et de développement de loin supérieure à ce que la société capitaliste peut consommer parce qu’elle tient artificiellement la grande masse des producteurs réels à distance de ces moyens d’existence et de développement ; si cette société est contrainte par la loi même de sa propre existence à augmenter continuellement cette production déjà trop forte pour elle, et en conséquence est amenée à détruire périodiquement, tous les dix ans, non seulement une masse de produits, mais aussi de forces productives — quel sens peut encore avoir le bavardage sur la « lutte pour la vie » ? La lutte pour la vie ne peut plus alors consister qu’en ceci : que la classe productrice retire la direction de la production et de la répartition des biens des mains de la classe à qui elle était confiée jusqu’à présent, mais qui en est devenue incapable, et cela, c’est précisément la révolution socialiste.

Soit dit en passant, le simple fait de considérer l’histoire passée comme une série de luttes de classes fait apparaître toute l’inconsistance de la conception de cette même histoire en tant que légère variation de la « lutte pour la vie ». […]

5. […]

6. En revanche je ne peux être d’accord avec vous lorsque vous dites que la borjba vsěch protiv všech [lutte de tous contre tous] a été la première phase de l’évolution humaine. À mon avis, l’instinct social [Gesellschaftstrieb] à été l’un des leviers les plus essentiels au développement de l’homme à partir du singe. Les premiers hommes ont dû vivre en hordes, et aussi loin que nous pouvons remonter, nous constatons que c’était bien le cas.

[…]

Il y a, du temps où Engels écrit ceci, une confusion entre le niveau de complexité du vivant et le niveau, supérieur de plusieurs échelons, de complexité de la société humaine. De nombreux intellectuels de l’époque (et encore aujourd’hui), se réclamant du darwinisme, prétendent transposer en sciences humaines l’idée de sélection naturelle. (Darwin lui-même a sans doute quelques phrases imprudentes dans ce sens.) Engels dénonce très bien et avec raison cette imposture.

Cependant, lui-même a lu Darwin quinze ans avant et apparemment ne l’a lu qu’un peu superficiellement, ou ne l’a pas bien compris, et en a un peu oublié. Il a tendance à voir Darwin à travers sa vulgarisation par les darwinistes sociaux et à jeter Darwin avec l’eau du bain. En particulier, il accuse à tort Darwin de faire la transposition inverse : d’appliquer à l’évolution des lois formulées à propos des sociétés. Il comprend toujours struggle for life comme la lutte entre les hommes, laquelle est toujours sociale, et son application abusive au vivant en général. Il perd de vue que Marx et lui sont d’accord que la première nécessité des organismes vivants est de manger pour vivre. C’est une lutte multiforme dans et contre un certain environnement, contre les difficultés de la vie, pour réunir une nourriture suffisante, et seulement ultérieurement, chez les hommes, dans le cadre de luttes de classes. La struggle for life de Darwin est cette lutte pour la survie en général (seulement partiellement une lutte contre des individu ou des espèces concurrents). Engels n’aime pas cette idée parce qu’il la comprend de travers et, parce qu’il ne l’aime pas, il ne peut pas la comprendre.

En 1., il fait très bien (comme de Duve) le départ entre les apports scientifiques qui fondent le fait de l’évolution (ce qu’il appelle « théorie de l’évolution ») et la théorie explicative de l’évolution par la sélection naturelle (ce qu’il appelle « sa méthode de démonstration »). Mais tout de suite il accepte la première et rejette la seconde comme théorie provisoire appelée à être remplacée le plus vite possible.

En parlant des matérialistes pré-darwiniens, il confond les relations écologiques synchroniques évidentes entre les espèces présentes et l’apport nouveau de Darwin pour lequel ces relations écologiques déterminent entre les variétés héréditaires une sélection qui gouverne la formation des espèces sur le long terme, point de vue diachronique. Du fait de sa confusion, au lieu de voir là deux types de considérations recevables sur des questions différentes, il n’y voit que deux types de considérations opposées (l’équilibre d’un côté et la lutte de l’autre), également « unilatérales et bornées », sur la même question. Il n’aime pas Darwin, mais j’espère que par « quelqu’un qui se prétend savant », qui n’avance qu’une « maigre formule » « qui se condamne d’elle-même », il ne vise pas Darwin mais les trois mousquetaires du matérialisme mécaniste prédarwiniens cités plus haut, convertis au darwinisme social.

En 3., il est faux que Darwin ne fasse que transposer (i) le bellum omnium contra omnes de Hobbes, (ii) la concurrence bourgeoise et (iii) la démographie de Malthus. Darwin a dit explicitement qu’il s’opposait à la réduction de la struggle for life à une bellum omnium contra omnes. Il ne s’agit pas comme on le pense trop souvent de la « loi du plus fort » (i), mais de la difficulté de survivre assez pour se reproduire dans une nature où on enfante toujours trop pour des ressources limitées. La concurrence (ii) n’est qu’un aspect de cette difficulté. Cette idée tient par elle-même et ne dépend pas de sa parenté (évidente) avec les considérations démographiques de Malthus (iii). Si des darwinistes sociaux allemands font la transposition inverse, il ne s’agit pas d’une re-transposition parce que Darwin n’a jamais fait la première.

Pour le reste dans ce passage et en 4., il condamne avec raison et de manière intéressante la transposition abusive de la sélection au domaine de la société. Après avoir attaqué Darwin par une lecture tendancieuse de la struggle for life comme bellum omnium contra omnes, il montre qu’il est parfaitement capable de comprendre, quand il veut bien, struggle for life comme lutte pour la survie (il était donc de mauvaise foi ? — disons que la polémique l’aveuglait) et il parle avec justesse de la différence entre « collecte » chez les animaux et « production chez les hommes », dans des contradictions sociales qui motivent la révolution.