Mülberger se plaint, en outre, que je qualifie de jérémiade réactionnaire sa diatribe « emphatique » où il dit
qu’il n’y a pas pour toute la civilisation de notre siècle tant vanté plus terrible dérision que le fait que, dans les grandes villes, 90 % de la population, et même plus, n’ont pas un lieu qu’ils puissent considérer comme leur appartenant.
En effet. Si Mülberger s’était borné, comme il le prétend, à décrire « l’abomination des temps présents», je n’aurais certainement médit « ni de lui, ni de ses modestes discours ». Mais ce qu’il fait est bien différent. Il dépeint cette « abomination » comme un effet résultant de ce que les travailleurs « n’ont pas un lieu qu’ils puissent considérer comme leur appartenant ». Que l’on dénonce comme cause de « l’abomination des temps présents » que les ouvriers ont été dépossédés de leur maison, ou, comme les hobereaux s’en plaignent, que la féodalité et les corporations ont été abolies — dans les deux cas, il ne peut en sortir qu’une jérémiade réactionnaire, une lamentation sur l’avènement de ce qui est inévitable, historiquement nécessaire. Ce qui est réactionnaire, c’est de vouloir, comme Mülberger, rétablir pour les ouvriers la possession individuelle de leur maison — une affaire dont l’histoire a depuis longtemps fait table rase ; c’est de ne pouvoir imaginer la libération des travailleurs autrement qu’en faisant de chacun d’eux à nouveau le propriétaire de sa maison.
Il continue :
Je le déclare expressément : la véritable lutte est dirigée contre le mode de production capitaliste, et ce n’est que de sa transformation que l’on peut espérer une amélioration des conditions d’habitation. Engels ne voit rien de tout cela… Je suppose résolue toute la question sociale, avant de pouvoir en arriver au rachat du logement loué.
Malheureusement, aujourd’hui encore, je ne vois rien de tout cela. Je ne puis pourtant pas deviner ce que suppose, dans le silence de sa pensée, un inconnu dont j’ignorais jusqu’au nom. Je ne puis que m’en tenir aux articles imprimés de Mülberger. Et aujourd’hui encore je trouve que Mülberger (p. 15 et 16 du tiré à part), avant de pouvoir en arriver au rachat du logement en location, ne suppose pas autre chose… que le logement en location lui-même. Ce n’est qu’à la page 17 qu’il prend le taureau par les cornes et s’attaque « résolument à la productivité du capital » — un sujet sur lequel nous reviendrons. Et même sa réponse nous en apporte confirmation, quand il dit :
Il s’agissait plutôt de montrer, comment, en partant des conditions existantes, on peut transformer complètement la question du logement.
Partir des conditions existantes ou de la transformation (c’est-à-dire : abolition) du mode de production capitaliste : ce sont là tout de même deux choses entièrement différentes.
Il n’est pas étonnant que Mülberger se plaigne quand je trouve dans les tentatives philanthropiques de MM. Dollfuss1 et autres fabricants pour aider les ouvriers dans l’acquisition de leurs maisons, l’unique possibilité pratique de réaliser ses projets proudhoniens. S’il pouvait se rendre compte que le plan de Proudhon pour le sauvetage de la société est un fantasme qui se place uniquement sur le terrain de la société bourgeoise, il ne lui accorderait naturellement aucune créance. Jamais et nulle part, je n’ai mis en doute sa bonne volonté. Mais pourquoi félicite-t-il le Dr Reschauer2 d’avoir proposé au Conseil municipal de Vienne de reprendre les projets Dollfuss ?
Autre déclaration de Mülberger :
En ce qui concerne particulièrement la contradiction entre ville et campagne, c’est une utopie de vouloir l’abolir. Cette contradiction est une survenance naturelle ou, pour le dire mieux, une survenance historique… Il ne s’agit pas de l’abolir, mais bien de trouver les formes politiques et sociales qui dans lesquelles elle est non dommageable et même fructueuse. C’est de cette manière que l’on peut attendre une conciliation pacifique, une harmonisation progressive des intérêts.
Ainsi, l’abolition de la contradiction entre ville et campagne est une utopie parce que cette contradiction est une survenance naturelle ou, pour le dire mieux, une survenance historique. Appliquons cette logique à d’autres contradictions de la société moderne et voyons ce que ça donne. Par exemple :
« En ce qui concerne particulièrement la contradiction entre [capitalistes et salariés], c’est une utopie de vouloir l’abolir. Cette contradiction est une survenance naturelle ou, pour le dire mieux, une survenance historique… Il ne s’agit pas de l’abolir, mais bien de trouver les formes politiques et sociales qui dans lesquelles elle est non dommageable et même fructueuse. C’est de cette manière que l’on peut attendre une conciliation pacifique, une harmonisation progressive des intérêts. »
Nous voilà ainsi revenus à Schulze-Delitzsch.
L’abolition de la contradiction entre ville et campagne n’est pas plus une utopie que l’abolition de la contradiction entre entre capitalistes et salariés. Elle devient jour après jour davantage une exigence pratique de la production industrielle comme de la production agricole. Personne ne l’a réclamée avec plus de force que Liebig3 dans ses ouvrages sur la chimie agricole dans lesquels il demande en premier et constamment que l’homme rende à la terre ce qu’il reçoit d’elle et où il démontre que seule l’existence des villes, notamment des grandes villes, y met obstacle. Quand on voit qu’ici, à Londres seulement, on jette journellement à la mer, à énormes frais, une plus grande quantité d’engrais naturels que n’en peut produire tout le royaume de Saxe, et quelles formidables installations sont nécessaires pour empêcher que ces engrais n’empoisonnent tout Londres, alors l’utopie que serait l’abolition de la contradiction entre ville et campagne se trouve avoir une base merveilleusement pratique. Berlin même, relativement peu importante, étouffe dans ses propres ordures depuis au moins trente ans. D’autre part, c’est une pure utopie de vouloir, comme Proudhon, bouleverser l’actuelle société bourgeoise en conservant le paysan tel qu’il est. L’abolition du mode de production capitaliste étant supposée réalisée, seules une répartition aussi égale que possible de la population dans tout le pays et une étroite association des productions industrielle et agricole, avec l’extension des moyens de communication rendue alors nécessaire, sont en mesure de tirer la population rurale de l’isolement et de l’abrutissement dans lesquels elle végète, presque sans changement depuis des millénaires. L’utopie n’est pas d’affirmer que les hommes ne seront totalement libérés des chaînes forgées par leur passé historique que si la contradiction entre ville et campagne est abolie ; l’utopie commence au moment où l’on s’avise de prescrire, « en partant des conditions existantes » la forme sous laquelle doit être résolue telle ou telle contradiction dans la société actuelle. Et c’est ce que fait Mülberger en adoptant la formule proudhonienne pour la solution de la question du logement.
Mülberger se plaint ensuite que je le rende en quelque sorte responsable « des monstrueuses conceptions de Proudhon en matière de capital et d’intérêt » et il dit :
Je suppose acquis le changement des rapports de production ; la loi de transition réglant le taux de l’intérêt ne s’oppose pas alors aux rapports de production, mais aux transformations sociales, aux rapports de circulation… Le changement des les rapports de production, ou comme dit, avec plus d’exactitude, l’école allemande, l’abolition du mode de production capitaliste, ne résulte pas, comme Engels me l’impute à tort, d’une loi de transition supprimant l’intérêt, mais de la saisie effective de l’ensemble des instruments de travail, de la prise de possession de toute l’industrie par la population laborieuse. Quant à savoir si elle donnera alors ses suffrages (!) au rachat ou à l’expropriation immédiate, ce n’est ni Engels ni moi qui pouvons en décider.
Étonné, je me frotte les yeux. Je relis encore une fois attentivement d’un bout à l’autre l’exposé de Mülberger pour découvrir le passage où il déclare que son rachat des logements loués suppose achevée « la saisie effective de tous les instruments de travail, la prise de possession toute l’industrie par la population laborieuse ». Je ne le trouve pas. Il n’existe pas. Il n’est nulle part question de « saisie effective », etc. Par contre, il est dit, page 17 :
Nous supposons donc qu’on prend le taureau par les cornes et qu’on s’attaque résolument à la question de la productivité du capital, comme cela se produira inévitablement tôt ou tard, par exemple en promulguant une loi de transition qui fixera l’intérêt de tous les capitaux à 1 %, avec tendance, notons-le bien, à se rapprocher toujours plus de zéro… Comme tous les autres produits, la maison et le logement seront compris dans le cadre de cette loi… Envisagé sous cet angle, nous voyons donc que le rachat du logement loué suivra nécessairement, comme conséquence de l’abolition de la productivité du capital en général.
Ici donc, et en complète contradiction avec sa dernière version, Mülberger nous dit en termes précis que la loi abolissant l’intérêt « s’attaquera résolument » en effet à la productivité du capital — terminologie confuse par laquelle, de son propre aveu, il entend le mode de production capitaliste — et que justement par suite de cette loi, « le rachat du logement loué suivra nécessairement, comme conséquence de l’abolition de la productivité du capital en général ». Pas du tout, affirme maintenant Mülberger. Cette loi de transition n’a « pas pour objet les rapports de production, mais les rapports de circulation ». Devant une si totale contradiction, qui, d’après Goethe, est « aussi mystérieuse pour les sages que pour les fous », il ne me reste plus qu’à admettre que j’ai affaire à deux Mülberger tout à fait différents, dont l’un se plaint avec raison que je lui ai « attribué à tort » ce que l’autre, a fait publier.
Que la population laborieuse, lors de la prise de possession effective, ne s’adressera ni à moi, ni à Mülberger pour savoir si elle « donnera ses suffrages au rachat ou à l’expropriation immédiate », est sans aucun doute exact. Vraisemblablement, elle préférera même ne rien « donner » du tout. Seulement il n’était nullement question de la prise de possession effective de tous les instruments de travail par la classe laborieuse, mais uniquement de l’affirmation de Mülberger (p. 17) suivant laquelle « toute la solution de la question du logement tenait dans le seul mot de rachat ». S’il déclare maintenant que ce rachat est extrêmement douteux, alors à quoi bon cette peine inutile pour nous deux, comme pour nos lecteurs ?
D’ailleurs, il faut constater que la « saisie effective », par la population laborieuse, de tous les instruments de travail, la prise de possession de toute l’industrie est exactement le contraire du « rachat » proudhonien. D’après cette dernière solution, l’ouvrier individuel devient propriétaire de son logis, de sa ferme, de ses instruments de travail. D’après la première, la « population laborieuse » reste le possesseur collectif des maisons, usines et instruments de travail et, du moins pendant une période de transition, elle en abandonnera difficilement la jouissance sans dédommagement de ses frais aux individus ou aux sociétés privées. Exactement comme la suppression de la propriété foncière n’est pas celle de la rente foncière, mais son transfert à la société, encore que sous une forme modifiée. L’appropriation effective de tous les instruments de travail par la population laborieuse n’exclut donc en aucune façon le maintien de rapports locatifs.
D’une manière générale, il ne s’agit pas de savoir si le prolétariat, quand il arrivera au pouvoir, s’emparera simplement par la force des instruments de production, des matières premières et des moyens de subsistance, ou s’il paiera immédiatement en échange des redevances, ou s’il en rachètera la propriété par un lent remboursement par annuités. Vouloir répondre d’avance et pour tous les cas à une telle question, serait bâtir des utopies et je laisse ce soin à d’autres.