II

Nous arrivons maintenant à un point essentiel. J’ai reproché aux articles de Mülberger qu’à la manière de Proudhon ils falsifiaient des rapports économiques en les traduisant en langage juridique. À titre d’exemple j’ai détaché le passage suivant :

La maison une fois bâtie constitue un titre juridique éternel sur une fraction déterminée du travail social, même si la valeur réelle de la maison est, depuis longtemps et d’une façon plus que suffisante, payée au propriétaire sous forme de loyers. C’est ainsi qu’une maison construite, il y a mettons cinquante ans, a couvert pendant cette période avec ses loyers, deux, trois, cinq, dix fois, etc., le coût initial.

Comme cité déjà en première partie.

Alors Mülberger se plaint que :

Cette simple et objective constatation d’un fait est l’occasion pour Engels de me faire sentir que j’aurais dû expliquer comment la maison devient un « titre juridique » — question tout à fait en dehors de la tâche que je m’étais assignée… — Décrire est une chose, expliquer en est une autre. Si je dis, après Proudhon, que la vie économique doit être pénétrée d’une idée de justice, je décris ainsi la société actuelle comme une société à laquelle manque non toute idée de justice, mais l’idée de justice de la révolution, un fait dont Engels lui-même conviendra.

Restons-en pour commencer à la maison une fois bâtie. Quand elle est louée, elle rapporte à celui qui l’a fait construire une rente foncière, les frais de réparations et l’intérêt du capital investi, y compris le profit réalisé, sous forme de loyers ; ceux-ci, suivant les circonstances, peuvent représenter deux, trois, cinq, dix fois le prix de revient initial. Ceci, ami Mülberger, est la « constatation simple et objective » d’un « fait » qui est économique ; et si nous voulons savoir pourquoi « il en est ainsi », c’est sur ce terrain qu’il nous faut diriger nos recherches. Regardons ce fait d’un peu plus près, afin qu’un enfant lui-même ne puisse s’y tromper. On sait qu’à la vente d’une marchandise, le possesseur en abandonne la valeur d’usage et empoche sa valeur d’échange. Si les valeurs d’usage des marchandises diffèrent c’est entre autres, également, parce que leur consommation exige des durées différentes. Une miche de pain disparaît en un jour, un pantalon sera usé en un an, une maison, mettons en cent ans. Avec les marchandises dont l’usure est lente se présente la possibilité d’en vendre la valeur d’usage par fractions, chaque fois pour une période déterminée, en d’autres termes de la louer. La vente fractionnée ne réalise par conséquent la valeur d’échange que peu à peu ; pour avoir renoncé au remboursement immédiat du capital avancé et du profit qui en est tiré, le vendeur est dédommagé par une augmentation du prix, par un intérêt dont le taux est fixé par les lois de l’économie politique et pas du tout arbitrairement. Au bout de cent ans, la maison a fait son temps, elle est délabrée, inhabitable. Si alors nous déduisons du total des loyers encaissés : 1. la rente foncière, avec la majoration éventuelle qu’elle a subie pendant cette période ; 2. les dépenses courantes pour les réparations, nous trouverons que le reste se compose, en moyenne : 1. du capital primitif employé à la construction de la maison, 2. du profit qu’il a rapporté, 3. des intérêts du capital et du profit, venus progressivement à échéance. À la fin de ce laps de temps, il est vrai, le locataire n’a pas de maison, mais le propriétaire n’en a pas davantage. Ce dernier ne possède plus que le terrain — s’il lui appartient — et les matériaux de construction qui s’y trouvent et qui ne sont plus une maison. Et si la maison entre-temps a couvert « cinq ou dix fois le coût initial », nous verrons que ceci est dû uniquement à une augmentation de la rente foncière ; ce qui n’est un secret pour personne en des lieux comme Londres où le propriétaire foncier et celui de la maison sont le plus souvent deux personnes différentes. Des augmentations de loyers aussi considérables se produisent dans les villes à croissance rapide, mais non dans un village agricole, où la rente foncière pour les emplacements bâtis reste à peu près constante. Aussi bien il est notoire que, abstraction faite des augmentations de la rente foncière, le loyer ne rapporte pas en moyenne annuellement plus de 7 % du capital investi — le profit inclus —, avec lesquels il faut encore payer les frais de réparations, etc. Bref : le contrat de location est une affaire commerciale tout à fait courante ; pour l’ouvrier, elle n’a théoriquement ni plus ni moins d’intérêt qu’une autre — celle mise à part où il s’agit de l’achat et de la vente de sa force de travail —, tandis que pratiquement elle se présente comme l’une des mille et une formes de l’escroquerie bourgeoise, dont je parle à la page 4 du tiré à part ; mais elles aussi, comme je l’ai montré, sont soumises à des lois économiques.

Mülberger, lui, ne voit dans le contrat de location que pur « arbitraire » (p. 19 du tiré à part). Et quand je lui démontre le contraire, il se plaint que je lui raconte « uniquement des choses que malheureusement il savait déjà ».

Mais avec toutes ces études économiques sur les loyers, nous ne parvenons pas à transformer l’abolition de la location en « une des entreprises les plus fécondes et les plus grandioses qu’ait enfantées l’idée révolutionnaire ». Pour mener à bien cette transformation, il nous faut transposer un simple fait de l’économie objective sur le plan juridique, déjà bien plus idéologique. « La maison constitue un titre juridique éternel » sur un loyer — « c’est ainsi » que la valeur de la maison peut être, sous forme de loyers, payée deux, trois, cinq, dix fois. Pour savoir comment il, se fait qu’ « il en est ainsi », le « titre juridique » ne nous fait pas avancer d’un pas ; c’est pourquoi j’ai dit que c’est seulement en recherchant comment la maison devient un titre juridique que Mülberger aurait pu apprendre, comment il se fait qu’ « il en est ainsi ». Nous l’apprenons en examinant, comme je l’ai fait, la nature économique de la location, au lieu de nous irriter du terme juridique par lequel la classe dominante la ratine. Celui qui propose des mesures économiques pour abolir la location est, semble-t-il tenu d’en savoir un peu plus sur cette question que la définition suivant laquelle elle « représente le tribut payé par le locataire au droit éternel du capital ». Là-dessus Mülberger me répond : « Décrire est une chose, expliquer en est une autre. »

Ainsi, nous avons transformé la maison, bien qu’elle ne soit nullement éternelle, en un titre de location, juridique et éternel. Nous trouvons — peu importe la raison pour laquelle « il en est ainsi » — que grâce à ce titre la maison rapporte plusieurs fois sa valeur sous forme de loyers. Par la transposition sur le plan juridique, nous nous sommes heureusement assez éloignés de l’économique pour ne plus voir que le phénomène selon lequel une maison peut, en loyers bruts, se faire petit à petit payer plusieurs fois. Comme nous pensons et parlons en juristes, nous appliquons à ce phénomène la mesure du droit, de la justice, et nous trouvons qu’il est injuste, qu’il ne correspond pas à « l’idée de justice de la révolution », (que peut-on bien entendre par là ?), et que, par suite, le titre juridique est sans valeur. Nous trouvons en outre qu’il en est de même pour le capital porteur d’intérêts et pour le terrain agricole affermé et nous avons maintenant un prétexte pour mettre à part ces catégories de propriétés et pour leur appliquer un traitement d’exception. Il consiste à demander : 1. que soit retiré au propriétaire le droit de donner congé et celui de réclamer la restitution de sa propriété ; 2. que soit laissée gratuitement au locataire, à l’emprunteur ou au fermier la jouissance de ce qui lui est transmis et ne lui appartient pas ; 3. que le propriétaire soit remboursé à longues échéances sans intérêts. Ainsi se trouvent épuisés sur ce chapitre les « principes » de Proudhon. C’est là sa « liquidation sociale ».

Soit dit en passant : il est clair que tout ce plan de réformes doit profiter presque exclusivement aux petits bourgeois et aux petits paysans, doit les confirmer dans leur position de petits bourgeois et de petits paysans. Le « petit bourgeois Proudhon », ce mythe d’après Mülberger, acquiert ici, brusquement, une existence historique tout à fait tangible.

Mülberger poursuit :

Si je dis, après Proudhon, que la vie économique doit être pénétrée d’une idée de justice, je décris ainsi la société actuelle comme une société à laquelle manque non toute idée de justice, mais l’idée de justice de la révolution, un fait dont Engels lui-même conviendra.

Je ne suis malheureusement pas en état de faire à Mülberger ce plaisir. Il demande que la société soit pénétrée d’une idée de justice et il appelle cela une description. Si un tribunal me somme par huissier de payer une dette, il ne fait, d’après Mülberger, que me décrire comme un homme qui ne paie pas ses dettes ! Décrire est une chose, exiger en est une autre. Et c’est précisément en ceci que réside la différence essentielle entre Proudhon et le socialisme scientifique allemand. Nous décrivons — et toute description véritable est, en dépit de Mülberger, une explication — les rapports économiques tels qu’ils sont, la manière dont ils évoluent, et nous apportons la preuve strictement économique que leur développement est en même temps celui des éléments d’une révolution sociale : d’une part, le développement d’une classe, le prolétariat, que sa situation pousse nécessairement vers la révolution sociale, d’autre part, celui de forces productives qui, le cadre de la société capitaliste leur étant devenu trop étroit, doivent nécessairement le faire éclater et qui, en même temps, offrent les moyens de supprimer une fois pour toutes les différences de classes, dans l’intérêt du progrès social lui-même. Proudhon, au contraire, exige de la société actuelle qu’elle se transforme, non pas selon les lois de son propre développement économique, mais d’après les prescriptions de, la justice (l’« idée de justice » n’est pas de lui, mais de Mülberger). Là où nous apportons des preuves, Proudhon prêche et se lamente, et Mülberger avec lui.

Ce qu’est « l’idée de justice de la révolution » reste pour moi une énigme. Proudhon, il est vrai, fait de « la révolution » une sorte de divinité qui incarne et accomplit sa « justice », mais en même temps il commet l’erreur singulière de confondre la révolution bourgeoise de 1789-1794 avec la future révolution prolétarienne. Cette confusion se retrouve dans presque toutes ses œuvres, surtout depuis 1848 ; je ne citerai, à titre d’exemple, qu’Idée générale de la révolution (P.-J. Proudhon, Idée générale de la révolution du 19e siècle Paris, 1868, pp. 39-40). Toutefois Mülberger refusant de prendre une responsabilité quelle qu’elle soit quand il s’agit de Proudhon, cela m’interdit d’expliquer l’ « idée de justice de la révolution » en partant de Proudhon et je reste dans une totale obscurité.

Mülberger continue :

Mais ni Proudhon, ni moi-même n’en appelons à une « justice éternelle » pour expliquer par là les situations injustes, ou, comme Engels me l’impute, pour attendre de cet appel à la justice l’amélioration de ces situations.

Mülberger doit tabler sur le fait que « Proudhon est pour ainsi dire inconnu en Allemagne ». Dans tous ses écrits Proudhon mesure tous les principes sociaux, juridiques, politiques, religieux à l’étalon de la « justice » et il les adapte ou les rejette suivant qu’ils concordent ou non avec ce qu’il appelle ainsi. Dans les Contradictions économiques1, cette justice se nomme encore « justice éternelle ». Plus tard, l’éternité est passée sous silence, mais demeure en fait. Dans par exemple De la justice dans la révolution et dans l’Église (Paris, 1858), le passage suivant est le texte que développe tout le prêche en trois volumes (tome I, p. 42) :

Quel est le principe fondamental, le principe organique, régulateur, souverain des sociétés, le principe qui, se subordonnant tous les autres, régit, protège, refoule, corrige, au besoin même étouffe, les éléments rebelles ? Est-ce la religion, l’idéal, l’intérêt ?… Ce principe est, à mon avis, la justice. — Qu’est-ce que la justice ? L’essence même de l’humanité. Qu’a-t-elle représenté depuis le commencement du monde ? Rien. — Que devrait-elle être ? Tout.

Une justice qui est l’essence même de l’humanité qu’est-ce donc, si ce n’est la justice éternelle. Une justice, qui est le principe fondamental, organique, régulateur, souverain des sociétés, qui malgré cela n’a rien représenté jusqu’ici, mais qui doit être tout — qu’est-ce donc, si ce n’est l’étalon auquel mesurer toutes les choses humaines, si ce n’est celle à qui il faut en appeler dans tous les conflits comme à l’arbitre suprême ? Ai-je jamais prétendu autre chose que ceci : Proudhon cache son ignorance et son impuissance économiques quand il juge tous les rapports économiques non d’après les lois de l’économie, mais suivant qu’ils concordent ou non avec l’idée qu’il se fait de la justice éternelle ? Et en quoi Mülberger se distingue-t-il de Proudhon, quand il demande que « toutes les transformations dans la société moderne… soient pénétrées d’une idée de justice, c’est-à-dire qu’elles soient partout réalisées suivant les strictes exigences de la justice ? » Ne sais-je pas lire, ou Mülberger ne sait-il pas écrire ?

Mülberger poursuit :

Proudhon sait aussi bien que Marx et Engels que les rapports économiques et non les juridiques, sont le véritable moteur de la société humaine ; il sait lui aussi que les idées qu’un peuple se fait de la justice ne sont que l’expression, l’image, le produit des rapports économiques, notamment des rapports de production… La justice en un mot, c’est pour Proudhon — un produit économique, devenu historique.

(Je n’insisterai pas sur l’obscure terminologie de Mülberger et me contenterai de sa bonne volonté)… Si Proudhon sait tout cela, « aussi bien que Marx et Engels », comment pouvons-nous encore nous quereller ? Mais, justement, ce que Proudhon sait est un peu différent. Les rapports économiques d’une société donnée se présentent d’abord sous forme d’intérêts. Or, Proudhon nous dit en termes précis, dans le passage précité de son œuvre principale, que le « principe fondamental, régulateur, organique, souverain des sociétés, qui se subordonne tous les autres », n’est pas l’intérêt, mais la justice. Et il le répète dans tous ses écrits, à tous les passages importants. Ce qui n’empêche pas Mülberger de continuer en disant :

… que l’idée de la justice économique, telle que Proudhon l’a développée de la manière la plus approfondie dans La Guerre et la paix (Paris, 1869) coïncide entièrement avec les idées fondamentales de Lassalle2, si bien exposées dans sa préface au Système des droits acquis.

Parmi les nombreux ouvrages restés scolaires que Proudhon a écrits, La Guerre et la paix est peut-être le plus scolaire de tous ; je ne pouvais cependant m’attendre à ce qu’il fût cité comme preuve de sa prétendue compréhension pour la conception matérialiste de l’histoire, qui est la nôtre en Allemagne, et qui explique tous les événements et les notions historiques, la politique, la philosophie, la religion par les conditions de vie matérielles, économiques de la période historique en question. Dans ce livre, il est si peu matérialiste qu’il ne peut venir à bout de sa construction de la guerre, sans appeler le Créateur à la rescousse :

D’ailleurs, le Créateur, qui a choisi pour nous ce mode de vie, avait ses raisons.

Tome II, p. 100 de l’édition de 1869.

Le fait qu’il croit à l’existence historique de l’âge d’or est révélateur de la connaissance de l’histoire sur laquelle il s’appuie :

Au commencement, lorsque l’humanité était encore clairsemée sur la terre, la nature pourvoyait sans peine à ses besoins. C’était l’âge d’or, l’âge de l’abondance et de la paix.

Même ouvrage, p. 102.

Son point de vue économique est celui du malthusianisme le plus crasse :

Si la production est doublée, il en sera bientôt de même pour la population.

P. 106.

En quoi consiste donc le matérialisme de cet ouvrage ? Dans cette affirmation que la cause de la guerre est encore et depuis toujours « le paupérisme » (par exemple p. 143). L’oncle Brasig3 était un matérialiste tout aussi réussi, quand, dans son discours de 1848, il prononçait calmement ces fortes paroles : La cause de la grande misère, c’est la grande pauvreté.

Le Système des droits acquis de Lassalle reste prisonnier de la grande et double illusion du juriste et du vieil hégélien. Il déclare expressément (p. VII), qu’aussi « dans l’économique, l’idée du droit acquis est la source motrice de tout développement ultérieur » ; il veut montrer « le droit comme un organisme rationnel, se développant à partir de lui-même » (p. IX) (donc, sans partir de conditions économiques préalables) ; il s’agit pour lui de faire découler le droit, non des rapports économiques, mais de la « notion même de volonté, dont la philosophie du droit n’est que le développement et l’exposé » (p. XII). Que vient donc faire ici ce livre ? La seule différence entre Proudhon et Lassalle est que ce dernier est un juriste et un hégélien véritables, tandis que Proudhon, en jurisprudence et en philosophie, comme en tout autre domaine, est un pur dilettante.

Je n’ignore pas que Proudhon, dont on sait qu’il se contredit sans cesse, fait par-ci par-là une réflexion donnant l’impression qu’il explique les idées par les faits. De telles réflexions sont sans la moindre importance, vu la direction constante de sa pensée ; de plus, quand elles surgissent, elles sont extrêmement confuses et illogiques.

À un certain stade très primitif du développement de la société, le besoin se fait sentir de rassembler sous une règle commune les actes se renouvelant quotidiennement de la production, de la répartition et de l’échange des produits, et de veiller à ce que chacun se soumette aux conditions communes de la production et de l’échange. Cette règle, d’abord coutume, devient bientôt une loi. Avec elle surgissent nécessairement des organismes chargés de son maintien : les pouvoirs publics, l’État. Au cours de l’évolution ultérieure de la société, la loi se développe en une législation plus ou moins étendue. Plus elle se complique, plus sa terminologie s’éloigne de celle qui exprime les conditions économiques courantes de la société. Cette législation apparaît alors comme un élément indépendant qui tire la justification de son existence et le fondement de son évolution ultérieure, non des conditions économiques, mais de ses propres motifs profonds ou, si vous voulez, de la « notion de volonté ». Les hommes oublient que leur droit a pour origine leurs conditions de vie économiques, comme ils ont oublié qu’ils descendent du monde animal. Avec le développement de la législation en un ensemble complexe et étendu apparaît la nécessité d’une nouvelle division du travail social ; il se forme une caste de juristes professionnels, et avec eux naît la science du droit. Celle-ci, en se développant, compare les systèmes juridiques des différents peuples et des diverses époques, les considérant, non point comme l’image des rapports économiques du moment, mais comme des systèmes qui trouvent en eux-mêmes leur raison d’être. Or, la comparaison suppose un élément commun ; les juristes le font apparaître en rassemblant en un droit naturel ce qui est plus ou moins commun à tous ces systèmes. Et la mesure à laquelle se référer pour savoir ce qui est ou non du droit naturel est précisément l’expression la plus abstraite du droit lui-même, à savoir la justice. À partir de ce moment, le développement du droit pour les juristes et pour ceux qui les croient sur parole, n’est plus que l’effort tendant à rapprocher toujours plus la condition humaine, dans son expression juridique, de l’idéal de la justice, de la justice éternelle. Et cette justice n’est toujours que l’expression sur le plan idéologique et métaphysique des conditions économiques existantes, tantôt selon leur aspect conservateur, tantôt selon leur aspect révolutionnaire. La justice des Grecs et des Romains trouvait juste l’esclavage ; la justice des bourgeois de 1789 exigeait la suppression de la féodalité, parce qu’injuste. Pour les hobereaux prussiens, l’organisation des circonscriptions4, si mauvaise soit-elle, est une violation de la justice éternelle. La notion de justice éternelle varie ainsi, non seulement avec l’époque et le lieu, mais avec les personnes elles-mêmes. Comme le remarque très justement Mülberger, elle fait partie des choses, « que chacun comprend différemment ». Dans la vie courante, étant donné la simplicité des rapports sur lesquels porter un jugement, des expressions comme juste, injuste, justice, sentiment du droit, même lorsqu’elles s’appliquent à des faits sociaux, sont admises sans malentendus ; tandis que dans l’étude scientifique des rapports économiques elles causent comme nous l’avons vu, la même désastreuse confusion que celle, par exemple, qui se produirait actuellement en chimie, si l’on voulait conserver la terminologie de la théorie phlogistique5. Plus grave encore est la confusion quand on croit, comme Proudhon, à ce phlogiston social, « la justice », ou quand on affirme, comme Mülberger, que phlogiston et oxygène sont pareillement fondés.

Notes
1.
Proudhon : Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère. Paris 1846. (Réd.)
2.
Ferdinand Lassalle (1825-1864) : orateur, agitateur, philosophe ; resta prisonnier de la philosophie idéaliste et ne se haussa pas, comme Marx, au matérialisme dialectique. Mais il fonda, en mai 1863, l’Association générale des ouvriers allemands, dont Marx a pu dire : « Après quinze ans de sommeil, Lassalle a de nouveau réveillé les ouvriers allemands. Cela restera son mérite éternel. » (Réd.)
3.
Personnage comique, tiré de l’œuvre de Fritz Reuter (1810-1874), un écrivain humoriste très connu en Allemagne. (Réd.)
4.
Engels veut parler de la réforme administrative de 1873, qui reconnaissait aux communes le droit de choisir elles-mêmes leurs administrateurs, nommés jusque-là par les propriétaires terriens. (Réd.)
5.
Avant la découverte de l’oxygène, les chimistes expliquaient la combustion des corps dans l’atmosphère en supposant l’existence d’une matière combustible particulière, le phlogiston, qui s’échapperait à la combustion. Ayant trouvé que des corps simples une fois consumés pesaient plus lourd qu’auparavant, ils l’expliquèrent en disant que le phlogiston avait un poids négatif, de sorte qu’un corps sans son phlogiston pesait plus qu’avec lui. Ainsi l’imagination attribua petit à petit au phlogiston les principales propriétés de l’oxygène, mais toutes en sens inverse. La découverte que la combustion consiste dans la combinaison des corps en combustion avec un autre, l’oxygène, et la préparation de cet oxygène mirent fin à cette hypothèse — mais seulement après une longue résistance de la part des chimistes plus âgés. (Note d’Engels.)