Dans le numéro 86 du Volksstaat, A. Mülberger se fait connaître comme étant l’auteur des articles que j’ai critiqués dans le numéro 51 et les suivants. Dans sa réponse, il m’accable de tant de reproches et il brouille si bien les points de vue que bon gré, mal gré, il me faut lui répondre. Cette réplique, à mon grand regret, devra se placer en majeure partie sur le terrain de la polémique personnelle qui m’est imposée par Mülberger ; j’essaierai cependant de lui donner un intérêt général en développant à nouveau et, si possible, plus clairement que précédemment les points principaux ; même si je cours le risque de m’entendre signifier une fois de plus par mon contradicteur que tout ceci « ne renferme rien d’essentiellement nouveau, ni pour lui, ni pour les autres lecteurs du Volksstaat ».
Mülberger se plaint aussi bien de la forme que du contenu de ma critique. En ce qui concerne la forme, il me suffira de rétorquer qu’à cette époque j’ignorais totalement de qui étaient les articles en question. Impossible donc de parler d’une « prévention » personnelle contre leur auteur; quant à la solution de la question du logement développée dans ces articles, j’étais en effet d’autant plus « prévenu » que, grâce à Proudhon, je la connaissais depuis longtemps et que mon opinion était solidement établie.
Pour ce qui est du « ton » de ma critique, je ne veux pas polémiquer avec l’ami Mülberger. Quand on a comme moi participé depuis aussi longtemps au mouvement ouvrier, on y acquiert une peau passablement endurcie aux attaques et l’on a tendance à en supposer une semblable chez les autres. Pour réparer le mal fait à Mülberger, je vais essayer cette fois-ci d’employer un « ton » en rapport avec la sensibilité de son épidémie.
Mülberger se plaint avec une particulière amertume que je l’aie traité de proudhonien et il affirme qu’il n’en est pas un. Je suis naturellement obligé de le croire, mais je vais apporter la preuve que les articles en question — et je n’avais affaire qu’à eux — ne renferment que du pur proudhonisme.
Mais d’après Mülberger, j’ai critiqué Proudhon lui-même « à la légère » et je suis gravement injuste envers lui :
La thèse qui fait de Proudhon un petit-bourgeois est devenue chez nous en Allemagne un dogme bien établi et même beaucoup la propagent qui n’en ont pas lu une seule ligne.
Lorsque je déplore que les travailleurs de langue latine n’aient pas d’autre nourriture intellectuelle depuis vingt ans que les œuvres de Proudhon, Mülberger me répond que, chez ces travailleurs, « les principes, tels qu’ils sont formulés par Proudhon, sont presque partout l’âme motrice du mouvement ». Cela, je suis obligé de le nier. Primo : « l’âme motrice » du mouvement ouvrier ne réside nulle part dans les « principes », mais partout dans le développement de la grande industrie avec ses conséquences : l’accumulation et la concentration du capital d’une part, celle du prolétariat de l’autre. Secundo : il n’est pas exact que les prétendus « principes » proudhoniens jouent chez les Latins le rôle décisif que leur attribue Mülberger et que « les principes de l’anarchie, de l’organisation des forces économiques, de la liquidation sociale, etc. y soient devenus les véritables supports du mouvement révolutionnaire ». Sans parler de l’Espagne et de l’Italie, où les panacées de Proudhon n’ont acquis quelque influence que sous une forme encore défigurée par Bakounine1, il est notoire pour tous ceux qui connaissent le mouvement ouvrier international qu’en France, les proudhoniens forment une secte peu nombreuse et que la masse des travailleurs ne veut rien savoir du plan de réforme sociale élaboré par Proudhon sous le titre de Liquidation sociale et Organisation des forces économiques. On l’a bien vu sous la Commune. Bien que les proudhoniens y fussent fortement représentés, il n’y eut pas la moindre tentative pour liquider la vieille société ou organiser les forces économiques selon les projets de Proudhon. Tout au contraire. C’est là un titre de gloire de la Commune : dans les mesures économiques prises par elle, ce ne furent pas des principes quelconques qui jouèrent le rôle de « l’âme motrice », mais tout simplement la nécessité pratique. Et c’est pourquoi ces mesures : la suppression du travail de nuit dans la boulangerie, l’interdiction des amendes dans les fabriques, la confiscation des fabriques et des ateliers fermés et leur remise à des associations ouvrières — n’étaient pas du tout dans l’esprit de Proudhon, mais bien dans celui du socialisme scientifique allemand. La seule mesure sociale que les proudhoniens aient fait appliquer fut de ne pas confisquer la Banque de France et c’est en partie pour cette raison que la Commune a échoué. Même remarque pour ceux qu’on appelle blanquistes : dès qu’ils tentèrent de se transformer de simples révolutionnaires politiques en une fraction ouvrière socialiste avec un programme défini — ce que firent les blanquistes émigrés à Londres dans leur manifeste « Internationale et Révolution »2 — ce ne sont pas les « principes » du plan proudhonien pour le sauvetage de la société qu’ils proclamèrent, mais au contraire, et presque mot pour mot, les conceptions du socialisme scientifique allemand : nécessité de l’action politique du prolétariat et de sa dictature comme transition à l’abolition des classes et, avec elles, de l’État — telles qu’elles ont déjà été exprimées dans le Manifeste du Parti communiste et d’innombrables fois depuis. Et quand Mülberger va jusqu’à faire découler du manque d’estime pour Proudhon une incompréhension chez les Allemands du mouvement latin « jusque et y compris la Commune de Paris », qu’il nous en donne une preuve et nous cite l’ouvrage de langue latine qui, même de loin, ait analysé et relaté la Commune d’une manière aussi exacte que l’« Adresse du Conseil général de l’Internationale sur la Guerre civile en France », de l’Allemand Marx.
Le seul pays où le mouvement ouvrier se trouve directement influencé par les « principes » de Proudhon est la Belgique et c’est pourquoi ce mouvement, comme dit Hegel, va « de rien à rien par rien ».
Si je regarde comme un malheur que Proudhon ait été, depuis vingt ans, directement ou indirectement, la seule nourriture intellectuelle des travailleurs latins, je puise ma conviction non dans la prédominance tout à fait mythique de ses recettes réformistes — ce que Mülberger appelle les « principes » —, mais dans le fait que sur le plan économique la critique que les travailleurs font de la société a été contaminée par sa phraséologie radicalement fausse et leur action politique gâchée par son influence. À la question de savoir après cela, qui des « travailleurs latins proudhonisés » ou des allemands — lesquels, en tout cas, comprennent infiniment mieux le socialisme scientifique allemand que les latins leur Proudhon — « est davantage dans la révolution », nous pourrons répondre quand on nous aura dit ce que signifie : « être dans la révolution ». On a entendu parler de gens qui « sont dans le christianisme, dans la vraie foi, dans la grâce de Dieu », etc. Mais « être » dans la révolution, dans ce mouvement le plus puissant qui soit ? Est-ce que « la révolution » est une religion dogmatique à laquelle il faille croire ?
Mülberger me reproche ensuite d’avoir soutenu, contre les termes exprès de son ouvrage, qu’il tenait la question du logement pour une question exclusivement ouvrière.
Cette fois, Mülberger a effectivement raison. Je n’avais pas fait attention au passage en question. Je suis sans excuses, car c’est un des plus caractéristiques de la tendance de tout son exposé. Mülberger dit en effet sans périphrases :
Comme on nous fait si souvent le reproche ridicule que nous menons une politique de classe, que nous aspirons à une domination de classe et autres choses analogues, nous affirmons tout d’abord et expressément, que la question du logement ne concerne pas du tout exclusivement le prolétariat ; bien au contraire : elle intéresse éminemment les classes moyennes proprement dites, les artisans, la petite bourgeoisie, tous les employés de bureau… La question du logement est précisément celle des réformes sociales qui paraît le plus apte à révéler l’absolue et profonde identité des intérêts du prolétariat d’une part et des classes moyennes proprement dites d’autre part. Ces classes moyennes souffrent tout autant, et peut-être davantage encore, que le prolétariat de cette pesante entrave qu’est le logement locatif… Ces classes moyennes sont placées aujourd’hui devant la question de savoir si… en alliance avec le jeune, vigoureux et énergique parti des travailleurs, elles trouveront la force d’intervenir activement dans le processus de la transformation sociale, dont elles seront justement les premiers bénéficiaires.
L’ami Mülberger fait donc ici les constatations suivantes :
1. « Nous » ne menons pas une « politique de classe »et nous n’aspirons à aucune « domination de classe ». Cependant le parti ouvrier social-démocrate allemand, précisément parce qu’il est un parti ouvrier, mène nécessairement une « politique de classe », la politique de la classe ouvrière. Comme tout parti politique s’efforce de conquérir le pouvoir dans l’État, le parti social-démocrate allemand aspire nécessairement à établir son pouvoir, la domination de la classe ouvrière, donc une « domination de classe ». D’ailleurs, tout parti véritablement prolétarien, à commencer par les chartistes anglais3, a toujours posé comme première condition la politique de classe, l’organisation du prolétariat en un parti politique indépendant et, comme but premier de la lutte, la dictature du prolétariat. En déclarant cela « ridicule », Mülberger se place en dehors du mouvement prolétarien et à l’intérieur du socialisme petit-bourgeois.
2. La question du logement a cet avantage de n’être pas une question exclusivement ouvrière, mais d’ « intéresser éminemment » la petite bourgeoisie, « les classes moyennes proprement dites » en souffrant « tout autant, peut-être davantage encore » que le prolétariat. Si quelqu’un déclare que la petite bourgeoisie souffre, même si c’est sous un seul rapport, « peut-être davantage que le prolétariat », il ne pourra certainement pas se plaindre si on le compte parmi les socialistes petits-bourgeois. Mülberger a-t-il par conséquent motif de se plaindre si on le range parmi les socialistes petits-bourgeois ? Peut-il être mécontent quand je dis :
Ce sont ces maux-là, communs à la classe ouvrière et à d’autres classes, par exemple à la petite-bourgeoisie, auxquels s’intéresse de préférence le socialisme petit-bourgeois, dont fait partie Proudhon lui aussi. Et ce n’est ainsi nullement un hasard, si notre disciple allemand de Proudhon s’empare avant tout de la question du logement qui, nous l’avons vu, n’intéresse pas du tout la seule classe ouvrière à l’exclusion de toutes les autres.
3. Entre les intérêts des « classes moyennes proprement dites » et ceux du prolétariat il existe une « absolue et profonde identité » et ce n’est pas le prolétariat, mais ces classes moyennes qui « justement seront les premiers bénéficiaires » de la transformation sociale qui se prépare.
Donc : les travailleurs feront la révolution sociale qui se prépare « justement » dans l’intérêt des petits bourgeois, « premiers bénéficiaires ». En outre, il existe une absolue et profonde identité entre les intérêts des petits bourgeois et ceux du prolétariat. Or, si les intérêts des petits bourgeois sont profondément identiques à ceux des ouvriers, la réciproque est également vraie. Le point de vue petit-bourgeois est donc tout aussi justifié dans le mouvement ouvrier que celui des prolétaires. Et l’affirmation de cette égalité des droits est justement ce que l’on appelle le socialisme petit-bourgeois.
Mülberger est donc parfaitement logique quand, page 25 du tiré à part, il célèbre l’ « artisanat » comme le « véritable pilier de la société », « parce qu’il réunit en lui, par sa nature même, ces trois facteurs : travail — gain — propriété, et que, grâce à leur union, la capacité de développement qu’il confère à l’individu ne connaît aucune borne ». Il l’est également quand il reproche notamment à l’industrie moderne de détruire cette pépinière d’hommes nouveaux et d’avoir fait « d’une classe vigoureuse, se renouvelant sans cesse, une masse inconsciente d’individus qui ne savent où tourner leur regard angoissé ». Le petit bourgeois est par conséquent l’homme-type de Mülberger et l’artisanat son mode de production modèle. L’ai-je calomnié, quand je l’ai rangé parmi les socialistes petits-bourgeois ?
Comme Mülberger décline toute responsabilité au sujet de Proudhon, il serait superflu de continuer à expliquer comment les plans réformistes de ce dernier tendent à transformer tous les membres de la société en petits bourgeois et petits paysans. Il est tout aussi inutile de nous occuper en détail de la prétendue identité d’intérêts entre petits bourgeois et ouvriers. L’essentiel se trouve déjà dans le Manifeste du Parti communiste. (Édition de Leipzig, 1872, pp. 12 et 214.)
Il résulte donc de notre examen qu’au « mythe du petit bourgeois Proudhon » s’ajoute la réalité du petit bourgeois Mülberger.