Dominique Meeùs
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La nature, au sens de l’univers dans son ensemble

Marx et Engels ont accordé une grande importance au développement des sciences de la nature et ils ont été les témoins de l’apparition de nouvelles idées. Engels, en particulier, en a souligné l’importance en plusieurs passages (voir ma note sur la dialectique et ma communication du 24 juillet 2013 au congrès d’histoire des sciences à Manchester). Pour Engels, l’évolution des idées philosophiques et la conception qu’on a du matérialisme lui-même sont sous la dépendance de l’apport des sciences dans leur développement. (Feuerbach, chapitre II à la fin.)

Le développement de la bourgeoisie (et du prolétariat) en Europe conduit, surtout après l’apparition de l’imprimerie à la Renaissance et suite à sa généralisation, à un grand développement des sciences avec un point culminant dans le système de Newton. Le système de Newton n’est bien sûr pas un point final mais au contraire le départ d’un développement fulgurant.

Cependant, dans un premier temps, cela donne du monde une image de stabilité, de fixité (Engels, Dialectique de la nature, dans l’Introduction et dans les éléments de l’histoire de la science) : les planètes tournent pour l’éternité autour du soleil sur les ellipses découvertes et étudiées par Kepler (sur base des observations de Tycho Brahé 1) et plus généralement, les corps célestes se meuvent (et les pommes tombent, ainsi d’ailleurs que les boulets de canon) selon les lois de Newton. Linné classe de manière savante l’immense variété des espèces végétales et animales créées par Dieu le sixième jour.

Cette belle harmonie immuable est mise en question par l’hypothèse de Swedenborg et Kant sur la création du système solaire à partir d’une nébuleuse, système qui se trouverait ainsi avoir une origine historique ; ainsi que sur l’hypothèse que les marées freinent la Terre, dont le mouvement ne serait donc pas éternel. Ces idées seront reprises et précisées par divers mathématiciens et physiciens (dont Laplace). Les géologues voient dans le sol des couches qui témoignent de bouleversements successifs dans le temps et y trouvent des fossiles d’espèces qui semblent aussi s’inscrire dans le temps, y compris d’espèces disparues. La constatation des géologues impose pratiquement le fait de l’évolution et Lamarck propose de l’expliquer par une force de progrès vers des organismes supérieurs plus complexes avec de possibles variations dues à l’hérédité de caractères acquis. Contemporain de Marx et Engels, Darwin renforce encore l’idée que l’évolution est un fait incontestable en en proposant une explication convaincante et basée sur de nombreuses observations : la sélection naturelle. Engels observe dans la science « la conception naissante d’une nature qui n’est pas, mais devient et périt » (Dialectique de la nature, dans un passage de l’Introduction) et en tire la leçon que « la nature ne se meut pas dans l’éternelle monotonie d’un cycle sans cesse répété » (Engels, Anti-Dühring, dans le chapitre 1. Voir aussi sur le passage d’une conception fixiste à celle du caractère historique du monde physique : Dialectique de la nature, dans ce passage de l’Introduction et la suite ; aussi dans les éléments de l’histoire de la science et dans le chapitre 6 de la première partie de l’Anti-Dühring).

En même temps que la science dégage l’idée que le monde physique a, comme la société, une histoire et que Engels voit l’importance de cette nouvelle conception du monde, la chimie organique et la biologie se tendent la main pour réduire la distance entre l’inanimé et l’animé. Engels encore souligne l’unité du monde, l’unité d’une seule matière organisée à divers niveaux de complexité, de l’atome à la vie et de la vie à la conscience : les diverses formes d’énergie se transforment l’une dans l’autre (Dialectique de la nature, dans un passage de l’Introduction et au chapitre de la chaleur), toute la vie est basée sur la cellule…

On peut dire que ce qui constitue la différence, la rupture entre le matérialisme mécaniste antérieur (que les marxistes ont qualifié de « métaphysique ») et le matérialisme moderne, dialectique, de Marx et Engels, c’est la conception du monde comme fait d’une matière unique, en interconnexion (Dialectique de la nature, au chapitre de la dialectique) et en perpétuel changement : « Le mouvement est le mode d’existence de la matière. » (Cette phrase d’Engels au chapitre 6 de la première partie de l’Anti-Dühring est citée (par personne interposée) par Lénine à la deuxième page du chapitre 5 de Matérialisme et empiriocriticisme. Aussi Dialectique de la nature, au chapitre des formes fondamentales du mouvement. Ici, comme ailleurs chez Engels, le mot « mouvement » couvre tant le changement que le mouvement au sens ordinaire.) Par ailleurs, le matérialisme dialectique est une rupture avec la dialectique hégélienne (le « retournement »), mais de cela je parle ailleurs.

Notes
1.
À l’époque de Tycho Brahé, en français on francisait même les noms propres. Le français moderne a donc hérité de tels noms francisés. On trouve aussi en français l’orthographe Brahe. Il s’appelait Thyge Ottesen Brahe en danois, latinisé en Tycho Brahe.