Dominique Meeùs
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Notre vie est bien sûr liée à l’évolution d’ensemble de l’univers, mais notre environnement immédiat, c’est beaucoup plus modeste : c’est une couche mince à la surface de la Terre avec quelques kilomètres au-dessus et en dessous du sol. Quand on pense aux problèmes environnementaux, c’est ça qu’on veut dire en parlant de « la nature », ou parfois de « la planète ».
On vient de dire l’importance que Marx et Engels accordaient au fait de l’évolution et à la théorie de Darwin. L’évolution des espèces ne s’observe bien sûr que dans le temps long 1. Cependant même à l’échelle de temps qui est la nôtre, souligne Engels, la nature n’est ni harmonieuse ni stable. Les animaux peuvent détruire la végétation et créer des situations difficilement réversibles ; les animaux prédateurs, « au contraire du chasseur », n’hésitent pas à tuer pour la manger une femelle qui porte des petits (« Rôle du travail… »). L’homme se distingue des autres animaux parce qu’il recourt au travail pour assurer ses moyens d’existence (éléments de l’histoire de la science). Pour Marx : « Activité systématique en vue de s’approprier les produits de la nature sous une forme ou une autre, le travail est la condition naturelle de l’existence humaine, la condition — indépendante de toute forme sociale — de l’échange de substances entre l’homme et la nature 2. » (Contribution à la critique de l’économie politique, chapitre 1.) Ou encore : « Le procès de travail […] est l’appropriation de l’élément naturel en fonction des besoins humains. » (Capital , Livre I, chapitre 5, p. 207.) Ce sont les besoins humains qu’il met en avant. C’est le propre de l’homme de dominer la nature (Engels, « Rôle du travail… »). Pour Marx, « la domination et la domestication de la nature par la société » est une condition du progrès (Capital I, chap. 24, § 7).
Il est donc illusoire de considérer la nature comme une situation d’équilibre harmonieux que l’homme seul perturberait et qu’il devrait autant que possible se retenir de perturber. Tous les animaux interagissent avec l’environnement dont ils font eux-même partie : ils dépendent de leur environnement et le transforment. L’homme ne fait pas autre chose, mais il le fait consciemment et rationnellement. Si l’on excepte le poisson, encore en bonne partie sauvage, il n’y a rien dans ce que nous mangeons aujourd’hui qui soit encore tel que la nature l’aurait fait par sélection naturelle ; tout ce que nous mangeons est le résultat d’une modification génétique (même si on ne connaissait pas les gènes) par des centaines et des milliers d’années de sélection volontaire (et il en est de même de végétaux d’ornementation et d’animaux domestiques que nous ne mangeons pas). (Engels, « Rôle du travail… ».) Marx dit aussi au chapitre 5 du Livre I du Capital : « Les animaux et les plantes, qu’on a coutume de considérer comme des produits de la nature, sont en fait non seulement des produits du travail, peut-être de l’année écoulée mais, dans leur forme actuelle, les produits d’une transformation poursuivie à travers de nombreuses générations, sous le contrôle de l’homme et grâce à la médiation du travail humain. » Marx parle de la « nécessité de contrôler socialement une force naturelle, de la gérer, de se l’approprier et de la rendre docile à grande échelle par des œuvres de la main humaine » et cite l’exemple historique de grands travaux d’irrigation qui ont profondément transformé l’environnement pour l’homme (Capital, Livre I, au chapitre 14). Tous les sols agricoles sont le résultat de longs travaux d’amélioration, d’élimination des pierres… 3.
Marx parle de « métabolisme » (« Stoffwechsel », « stofwisseling », « metabolic interaction ») au § 10 du chapitre 13) du Livre I du Capital. Un certain métabolisme naturel est rompu par la vie en ville et le mode de production capitaliste rassemble dans les villes des masses toujours plus grandes de travailleurs dont il compromet la santé, tandis qu’un grand nombre de paysans en sont réduits à devenir ouvriers agricoles ou à rejoindre en ville la masse des prolétaires. Cependant pour Marx dans ce passage, dans l’esprit du Manifeste vingt ans avant, c’est un développement révolutionnaire qui met fin à un mode de production « le plus routinier et le plus irrationnel 4 », qui ouvre l’agriculture à la science et à la technologie et qui consacre « l’association de l’agriculture et de l’industrie ». Marx ne prône pas le retour à l’agriculture traditionnelle et au métabolisme naturel de la vie à la campagne. En brisant ce lien naturel, le capitalisme nous met devant le défi d’introduire volontairement le métabolisme entre humanité et nature comme « loi régulatrice de la production sociale ». (Comme ce n’est pas quelque chose que le capitalisme peut faire, il faut entendre qu’il vise ici implicitement le socialisme, mais c’est aussi un objectif de lutte en attendant.) Ainsi le métabolisme naturel perdu renaît comme un métabolisme géré par l’humanité. Cela veut dire que non seulement l’homme peut dominer la nature, mais qu’il est tenu de le faire, que son avenir est de la dominer plus encore et mieux.
Engels dit la même chose au chapitre des Notions théoriques de la troisième partie, Socialisme de l’Anti-Dühring (et il le reprend textuellement vers la fin de Socialisme utopique et socialisme scientifique). Avec le socialisme, les hommes dépassent leur animalité et « deviennent consciemment de véritables seigneurs de la nature ».
Il peut bien sûr arriver, et il est arrivé, que l’homme modifie l’environnement de manière négative. Engels nous en avertit dans le « Rôle du travail… ». (Mais certains marxistes plus verts que rouges ne manquent pas ce citer cet avertissement de manière consciemment malhonnête, en omettant le contexte, sans dire que Marx et Engels sont avant tout pour la domination de la nature.) La solution n’est pas de s’abstenir, de s’incliner devant la nature, mais d’exercer sur la nature une domination qui tient compte des conséquences futures (« Rôle du travail… ») grâce à liberté que donne la connaissance scientifique de la nécessité (Anti-Dühring, au chapitre 11 de la première partie).
Il est d’ailleurs illusoire aussi de distinguer conceptuellement l’action de l’homme de celle de la nature. Engels a souligné que le progrès de la chimie permettait (en son temps déjà) de synthétiser des composés organiques dont on croyait que seule la nature pouvait les produire. (Dialectique de la nature, Introduction, Éléments d’histoire de la science, Fragment retranché du Feuerbach et Feuerbach , II. [ Idéalisme et matérialisme ].) Opposer ce qui est « naturel » à ce qui est « chimique » n’a pas de sens.