Dominique Meeùs
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Quel retournement ?

Marx redécouvre Hegel en 1858 et mi-janvier, il en parle à Engels dans une lettre. Il voudrait écrire quelque chose là-dessus et il n’a pas oublié son projet dix ans après (lettre à Dietzgen en 1868). De la dialectique, Marx dit en 1873 dans un passage fameux qu’ « il faut la retourner pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique 4 ». Engels rappelle encore en 1888 cette idée qu’il y avait chez Hegel quelque chose à récupérer :

Mais on ne vient pas à bout d’une philosophie en se contentant de la déclarer fausse. Et une œuvre aussi puissante que la philosophie de Hegel, une œuvre qui a exercé une influence aussi considérable sur le développement intellectuel de la nation, on ne pouvait pas s’en débarrasser en l’ignorant purement et simplement. Il fallait la « dépasser » au sens où elle l’entend, c’est-à-dire en détruire la forme au moyen de la critique, mais en sauvant le contenu nouveau qu’elle avait acquis. Nous verrons plus loin comment cela se fit.

Engels, Feuerbach, I. [ De Hegel à Feuerbach ], (plus).

Marx a parlé de retourner la dialectique hégélienne, de la remettre sur ses pieds et Engels a souvent reparlé de ce retournement, comme d’une chose faite. En attendant de « [voir] comment cela se fit » (dernier mots ci-dessus), parce qu’il ne dira en fait jamais clairement, on peut citer de Marx et d’Engels des phrases très hégéliennes :

[…] la loi de la brusque commutation du changement purement quantitatif en changement qualitatif [est] également vérifiée en histoire et dans les sciences de la nature.

[…] dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements […] avec toute leur simplicité et leur universalité.

[…] les lois dialectiques sont de véritables lois de développement de la nature, c’est-à-dire valables aussi pour la science théorique de la nature.

Dialectique de la nature, La dialectique.

De telles citations, surtout la dernière, peuvent conduire à penser que pour Marx et Engels, trois ou quatre lois gouvernent le monde. La dialectique, ou la contradiction (l’une et l’autre au singulier) seraient même (en vertu des quatre lois, chacune considérée au singulier) le moteur du mouvement dans la nature, dans la société ou dans notre pensée 5. Dans la citation sur l’histoire, dire « les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements […] avec toute leur simplicité et leur universalité », c’est presque nier le matérialisme historique : ce ne seraient pas les nécessités matérielles, les forces productives et les rapports de production qui conduiraient les classes à faire l’histoire, mais d’abstraites « lois dialectiques du mouvement ». De ces lois, « leur simplicité et leur universalité » me semblent l’opposé de ce que Marx approuve chez Kaufmann écrivant en 1872 dans Вестник Европы  : « trouver la loi des phénomènes qui font l’objet de sa recherche » 6 et Engels lui-même insistera sur le fait que le Capital est fondé en économie et pas en philosophie, j’y reviens ci-dessous. Bien sûr, Marx et Engels se veulent matérialistes et affirment avoir « retourné » la dialectique de Hegel. On peut penser que cela veut dire seulement que les quatre lois, au lieu d’être proclamées dogmatiquement par Hegel au nom de l’Idée, peuvent être induites de l’étude du monde matériel, qu’elle acquièrent donc ainsi une base matérialiste.

On serait donc dans la contradiction (c’est le cas de le dire) où une « chose » philosophique serait le moteur du monde (idéalisme) et que ce serait prouvé par induction d’exemples pris dans le monde (matérialisme). C’est d’ailleurs bien ce qu’Engels semble vouloir dire à certains endroits comme dans l’article « Dialectique » de la Dialectique de la nature (page 69) : « C’est donc de l’histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. […] D’ailleurs quiconque connaît tant soit peu son Hegel sait bien que celui-ci, dans des centaines de passages, s’entend à tirer de la nature et de l’histoire les exemples les plus péremptoires à l’appui des lois dialectiques. » Mais ça ne les démarque pas tellement de Hegel si lui-même avait induit les lois de la dialectique sans l’avouer.

Cependant dans le même passage, « La faute [de Hegel] consiste en ce que ces lois sont imposées d’en haut à la nature et à l’histoire comme des lois de la pensée au lieu d’en être déduites. Il en résulte toute cette construction forcée, à faire souvent dresser les cheveux sur la tête : qu’il le veuille ou non, le monde doit se conformer à un système logique, qui n’est lui-même que le produit d’un certain stade de développement de la pensée humaine. » Ces lois, même induites, ne peuvent donc être imposées « d’en haut » à la nature. Mais ailleurs, on voit que ces lois, même induites, ne peuvent être « imposées » à la nature en aucune manière, ni d’en haut ni autrement. Sur deux exemples 7, Engels conteste le caractère « opérationnel » des lois générales de la dialectique : Dühring se moque de Marx qui aurait tiré des lois de Hegel des thèses économiques ou historiques. Engels répond que les thèses économiques ou historiques de Marx sont le fruit d’une recherche scientifique spécifique, et absolument pas tirées d’une quelconque loi générale. Ce n’est qu’a posteriori qu’on y constate des traits dialectiques. Engels dit ainsi sur deux exemples particuliers ce qu’Ollmann dit en général dans la citation en exergue.

Il me semble qu’il le dit aussi en général, dans l’Anti-Dühring, à propos de la négation de la négation (page 171) : « Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge […] quand je dis qu’il est négation de la négation. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. Voila pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique. Si je dis de tous ces processus qu’ils sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette loi unique du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part. » Je crois pouvoir conclure comme suit :

Pour Marx et Engels, ce qui gouverne le monde, tant la nature que la société, ce sont les diverses lois, plurielles, de la nature et de la société (pour la société, l’ensemble de ses multiples contradictions, si l’on veut, mais pas « la contradiction »), et, par extension, les diverses théories scientifiques qui rendent compte des lois de la nature et de la société dans les diverses sciences spécifiques, et non les lois de la dialectique dans leur généralité et leur singularité. Ce que soulignent les lois de la dialectique (et ce en quoi elles sont générales), ce sont des traits, des motifs, récurrents que l’on observe dans les processus de la nature et de la société. C’est là le retournement matérialiste de la dialectique idéaliste hégélienne : ce ne sont plus les lois de la dialectique qui gouvernent le monde en général, ce sont dans chaque aspect particulier du monde les lois particulières, spécifiques de cette chose ou de ce processus, qui doivent faire l’objet d’une recherche scientifique spécifique ; ce sont ces lois, plurielles, de la nature et rien d’autre. C’est ce que Marx cite approbativement dans la fameuse postface du Capital : « Une seule chose importe à Marx : trouver la loi des phénomènes qui font l’objet de sa recherche. […] Ainsi donc, Marx ne s’inquiète que d’une chose : démontrer par une recherche scientifique rigoureuse la nécessité d’ordres déterminés des rapports sociaux », pas de loi générale, mais des lois spécifiques 8. Ce qui reste de dialectique, c’est d’observer dans ces lois de la nature, telles qu’elles nous sont traduites par la science, des traits, des motifs récurrents dialectiques et d’affirmer la généralité de ces traits. (Engels semble en avoir espéré une généralité au sens fort, philosophique. C’est plutôt la généralité très relative qui correspond à l’usage de « général » en langage ordinaire.) Les lois générales de la dialectique, qui chez Hegel gouvernaient le monde (« enveloppe mystique »), chez Marx et Engels expriment le caractère dialectique des lois de la nature et de la société (« noyau rationnel »). Le retournement matérialiste de la dialectique, c’est la subordination de la dialectique à la matière ; pas seulement qu’elle est induite, mais que les lois générales de la dialectique ont un caractère second, a posteriori, par rapport aux diverses lois particulières du monde matériel (en ce compris la société), lois spécifiques aux divers processus, lesquelles seules gouvernent le monde. Le trait dialectique principal, que le progrès des sciences confirme, c’est que le monde est en constante évolution 9.

Il résulte de ce qui précède que dire que Marx, ou Engels, ou les deux, ont défendu la thèse que les lois de la dialectique gouverneraient le monde, c’est une accusation injuste. Les ennemis du marxisme l’utilisent pour réduire à rien l’apport de Marx en économie, en histoire et en politique. Ce n’est pas le fait seulement des ennemis. Leurs ennemis ne sont pas seuls à attribuer à Engels et à Marx cette conception « ontologique » de la dialectique : qu’elle est une « chose » et que cette « chose » est un moteur. Ce doit être la conception de la dialectique, au moins partiellement et confusément, d’un certain nombre de marxistes et de communistes. C’est soit que ça leur semble raisonnable et convaincant, soit par une sorte de respect dogmatique de textes de Marx et d’Engels qu’ils ont mal lus ou qu’ils ont isolés de leur contexte d’ensemble 10, ou les deux. Dans cette conception, on pourrait préjuger de ce qui est : les lois de la dialectique — en ce sens, si elles gouvernent le monde —, pourraient dans une certaine mesure, dans les grandes lignes, dire d’avance ce qui est et ce qui sera, ce qui est vrai, de ce qu’on ne connaît pas encore autrement. C’est souvent cette conception qu’on enseigne. J’avoue avoir, sous l’influence de cet enseignement, fait l’erreur de lecture de penser que pour Engels la dialectique était le moteur du monde, et donc de partager l’accusation injuste. C’est petit à petit et relativement récemment que j’ai vu que Marx et Engels eux-mêmes, même s’ils ont parfois écrit des choses imprudentes, pensaient au fond le contraire.

Notes
4.
Postface de la deuxième édition allemande du Livre I du Capital, sur le retournement. En français, cela a malheureusement été massacré par Roy comme « la physionomie tout à fait raisonnable » ; voir ailleurs la discussion. Ceux qui n’ont lu que « la physionomie tout à fait raisonnable » chez Roy sont dans l’incapacité de reconnaître que quand Engels dans l’Anti-Dühring ou Staline dans son chapitre sur le matérialisme dialectique dans l’Histoire du PC(b) de l’URSS parlent de noyau, d’enveloppe, d’écorce, de mystification, ils renvoient explicitement à la formulation de Marx. La lettre de 1858 disait déjà « fonds rationnel » et « mystifiée ».
5.
Les lois du mouvement de la nature et de la société sont automatiquement les lois du mouvement de notre pensée si on admet que le mouvement de notre pensée est le reflet de celui du monde.
6.
C’est dans la fameuse postface de 1873. J’y reviens plus loin. Dans une lettre de 1877 aussi, Marx récuse catégoriquement l’idée qu’on puisse faire de l’histoire sur base d’une théorie philosophique.
8.
C’est sans doute là ce que veut dire aussi Mao Tsé-toung : ce que la contradiction a d’universel, c’est qu’on la rencontre partout (et qu’il faut donc penser toujours à la rechercher et à l’analyser), mais seul peut nous apprendre quelque chose l’aspect spécifique qu’elle prend dans la situation considérée.
9.
Voir à ce sujet ma note sur Engels et la science. Il y a toujours des gens pour prétendre utiliser la dialectique comme critère de la science. Voir mon article « À propos de Lyssenko, pour une relation correcte entre science et philosophie ».
10.
Ce que j’ai parfois appelé, dans des textes polémiques contre cette conception de la dialectique, le respect des « écritures saintes ».