Dominique Meeùs
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Concrètement, la production, ou reproduction1, de la force de travail, ce n’est pas seulement remplacer les calories dépensées au moment du travail ni seulement un lit pour dormir la nuit (et un toit par-dessus) et revenir le lendemain plus ou moins reposé, avec des forces nouvelles ; il a d’abord fallu que le travailleur ou la travailleuse naissent et il faudra qu’un jour ils soient remplacés. La reproduction de la force de travail, c’est donc très large. Cela englobe tous les aspects de la vie des travailleurs et des ménages de travailleurs : se nourrir (et pour cela préparer les repas, puis faire la vaisselle…), se vêtir et se loger, et, ajoute Marx, faire des enfants et les élever, les nourrir…
Selon Marx, la valeur de la force de travail, c’est la somme des valeurs des marchandises qui interviennent comme moyens d’existence dans la reproduction de la force de travail. Ce qu’on considère comme faisant partie de cette reproduction, et donc la valeur de la force de travail, comporte un aspect historique. Ce n’est pas le minimum vital. (Ce ne peut être, sauf exception temporaire, moins que minimum vital, sinon la force de travail n’est pas reproduite2.) Cela dépend de la tradition, du niveau de civilisation, du rapport de force dans la lutte des classes entre capital et travail, à un moment donné dans une région donnée3. (Capital I, 1983:191-193, Capital I, 2016:167-168.)
Au-delà du minimum vital, la reproduction de la force de travail englobe aussi les loisirs. Bien sûr, chanter une chanson est gratuit, mais cela même dépend de l’alimentation, de la santé…
Valeurs différentes de forces de travail différentes et salaireDans leur coopération, les différents travailleurs constituent un travailleur global. Marx admet cependant des différences de fonctions plus ou moins complexes qui demandent plus ou moins de formation, donc des différences individuelles de valeur de la force de travail et des salaires différents. (Capital I, Quatrième section, chapitre 12, § 3, Capital I, 1983:393, Capital I, 2016:3434.) Mais il s’agit là de la manufacture et, même déjà dans la manufacture, Marx considère que la division du travail réduit ces différences à peu de chose.
Cependant la plupart des écarts de salaire ne correspondent pas à des différences objectives de ce genre. En tant que valeur d’usage, chaque force de travail est différente. C’est la force de travail de tel ou tel travailleur ou travailleuse, en bonne ou mauvaise santé, jeune ou plus âgé, d’un enfant, et cetera. La demande est différente pour différentes catégories et celles-ci sont dans une position de force différente pour défendre le paiement de leur force de travail à sa valeur. Les capitalistes auront tendance à adapter dans une certaine mesure les salaires à ces différences individuelles, ce qui est trompeur lorsqu’on parle de valeur de la force de travail. On ne peut identifier valeur de la force de travail et salaires. La valeur de la force de travail est la somme de valeurs d’autres marchandises, c’est-à-dire une certaine quantité de travail abstrait. Mais cette valeur s’exprime en salaires. (Ceux-ci permettront de payer le prix dans lequel s’exprime la valeur des autres marchandises.) Les luttes ne se font pas explicitement sur une définition de la valeur de la force de travail (une description des moyens d’existence que l’on considère comme ordinaires pour le prolétariat), mais ce sont des luttes salariales, pour le pouvoir d’achat, dont résulte la détermination de ce que sont en pratique (ce qu’on a les moyens d’acheter) les moyens d’existence ordinaires, constitutifs de la valeur de la force de travail. Ainsi, je suis tenté de dire que la valeur de la force de travail est, bien sûr, théoriquement première par rapport au salaire, mais que c’est, concrètement, l’ensemble des salaires qui définit cette valeur, en ce qu’elle a d’historique.
Valeur de la force de travail des hommes et des femmesOn pourrait considérer (avec des arguments de dimorphisme sexuel, de métabolisme, par exemple, ou dans le cas de travaux de force) la valeur de la force de travail d’un travailleur de force masculin plus grande que la valeur de la force de travail d’une femme, même si celle-ci fait un travail pénible. Mais la différence doit être mince ; la valeur de la force de travail n’est pas que celle des calories ingérées. Supposons que l’homme et la femme forment un couple avec enfants. La valeur de leur force de travail couvre pour les deux le même logement, ils ont le même nombre d’enfants, leur alimentation est en gros5 la même…6 On voit ici qu’on ne peut pas dire de manière générale que la force de travail féminine aurait une valeur inférieure7.
On voit là aussi que, même si le contrat de travail (achat-vente de la force de travail) est individuel, même si le salaire est individuel, la reproduction de la force de travail ne l’est pas. Au Livre I, Marx suppose que la force de travail est payée à sa valeur (ainsi que les autres marchandises) et montre qu’il y a cependant exploitation, que l’exploitation ne résulte pas d’un écart à la valeur, d’un vol de valeur. On parle donc là d’un capitaliste (au singulier) qui achète la force de travail d’un travailleur8 (au singulier) et qui, par le salaire de ce travailleur, paie la valeur de la force de travail de ce travailleur. Concrètement, ce n’est pas réalisé au niveau individuel et ce ne serait même pas possible. Marx lui-même soulève la question (pour montrer que l’égalité en droit et l’égalité en fait sont deux choses différentes) en critiquant le programme de Gotha : « un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc., etc. » et, surtout, il le dit concrètement dans le Livre I du Capital, au chapitre 13, § 3, a). La reproduction de la force de travail a un caractère collectif. Le capitaliste achète contractuellement, dans le concret, la force de travail d’un travailleur particulier, mais la valeur de cette force de travail est un morceau de quelque chose de plus grand puisqu’il faut considérer au strict minimum l’ensemble d’une famille ; la fraction, correspondant à une personne, de la somme des valeurs des moyens d’existence de la famille. Concevoir la force de travail comme une marchandise implique une abstraction comme toute valeur de toute marchandise. Les concepts de marchandise et de valeur supposent une abstraction sur le travail de toute la production des marchandises (travail abstrait) et sur le temps utilisé (temps de travail socialement nécessaire) dans toute la production d’une certaine marchandise. La valeur de la marchandise n’est pas définie au niveau d’un exemplaire singulier d’une marchandise. Le caractère collectif de la reproduction de la force de travail suppose de même un certain processus d’abstraction dans le concept de sa valeur. En fin de compte, la valeur de la force de travail d’un travailleur est la fraction, correspondant à une personne, de la somme des valeurs des moyens d’existence de l’ensemble des prolétaires de la région où la valeur de la force de travail est définie. (Cette somme des valeurs est couverte, en principe, par la somme des salaires, même si aucun salaire individuel ne correspond à la valeur.)
Or on a payé les femmes nettement moins que les hommes au-delà de toute différence objective de qualification. C’est donc qu’on a payé les femmes en dessous de la valeur de leur force de travail. On a alors payé les hommes au-dessus de la valeur de leur force de travail si on admet qu’à l’échelle d’une région où la valeur de la force de travail est définie, elle est, dans l’ensemble, payée à sa valeur.
Péréquation du taux de profitMarx a étudié comment une composition organique de capital plus élevée donne un taux de profit plus bas (Livre III, chapitre 8) et qu’il y a une tendance historique à l’augmentation de la composition organique, donc à la baisse du taux de profit (chapitre 13). Là il examine aussi les forces agissant en sens contraire (chapitre 14) et, parmi elles, le paiement de la force de travail en dessous de sa valeur (14-2). Les considérations sur la composition organique sont au niveau de la valeur, mais quand Marx parle au chapitre 9 d’uniformisation du taux de profit9, il s’agit des profits en monnaie. L’argument vaut donc autant pour les différences de taux de profit qui résultent du paiement de la force de travail au-dessus ou en dessous de sa valeur. Les secteurs utilisant principalement des hommes (comme la sidérurgie, avant Marx et encore aujourd’hui) paient généralement la force de travail au-dessus de sa valeur et les secteurs utilisant principalement des femmes (comme le textile, avant Marx et encore aujourd’hui) paient la force de travail en dessous. Cela diminue le taux de profit des premiers par rapport à celui des seconds. On peut donc supposer que se font entre ces secteurs, comme pour la composition organique, des déplacements de capitaux tendant à uniformiser le taux de profit.
Valeur globale et paiement collectif de la force de travailLe paiement à sa valeur de la force de travail par les capitalistes est doublement collectif :
En fin de compte, le contrat de travail, c’est donc l’achat de la force de travail d’un individu particulier et le salaire est le paiement, non pas de la valeur de la force de travail de cet individu, ce qui n’a pas de sens, mais (en moins ou en plus de la valeur, jamais exactement) d’un quantum individuel de la valeur globale de la force de travail.
Salaire indirectL’État n’a pas de vergers ou l’argent pousse aux arbres. Il contrôle la planche à billets, mais le papier n’est que le représentant d’autre chose. C’est l’activité économique qui crée la valeur et c’est la finance, pas l’État, qui crée la monnaie servant à échanger cette valeur. La valeur qui naît dans le capitalisme est ou bien profit ou bien salaire. (J’oublie, pour simplifier, les travailleurs indépendants et les rentiers.)
L’État est avant tout « un comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. » Il assure aux capitalistes un certain nombre de services, d’infrastructure, de maintien de l’ordre… Il faut donc considérer que cela est financé par prélèvement sur le profit des capitalistes.
En principe, et dans les faits sans doute au début du capitalisme, le salaire est versé intégralement dans les mains des travailleurs. Pour se prémunir de risques, certains travailleurs ont collectivisé dans des caisses d’entraide une partie du salaire reçu individuellement. Par la suite, cette fonction a été reprise par l’État. Aujourd’hui, les salariés touchent directement, individuellement une partie de leur salaire, le reste constituant un salaire indirect, géré par l’État et qui leur revient sous forme de biens et services ou d’indemnités.
Il me semble qu’il faut partager le budget de l’État entre profits et salaires selon la destination et non selon le financement. Si l’impôt des sociétés ne couvre pas la partie du budget qui bénéficie aux capitalistes, ce sont les travailleurs qui paient. Cela reste cependant du profit. Cela veut dire que l’État corrige les salaires à la baisse et convertit cette réduction en profit. La partie du budget qui bénéficie aux travailleurs est salaire indirect, peu importe que le financement se fasse par cotisations sociales ou par la fiscalité et dans quelle proportion. On parle du rôle redistributeur de l’État et redistribution ne veut pas dire cadeaux qui tombent du ciel, mais réajustement de la balance entre profits et salaires.