Dominique Meeùs
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Production de la force de travail

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Dans le contrat de vente de la force de travail, la travailleuse ou le travailleur se met (pour un temps) à la disposition du capitaliste tandis que ce dernier prend en charge (sous forme d’un paiement en monnaie, le salaire) la subsistance de cette personne. (On l’a vu, ce n’est pas individualisable. Il faut considérer que l’ensemble des capitalistes prend en charge la subsistance de l’ensemble du prolétariat, chaque capitaliste y contribuant par les salaires qu’il paye.)

Travail présent dans la production de la force de travail

Dans la valeur d’une marchandise ordinaire, on distingue la valeur reprise d’un travail passé (une partie de la valeur du bâtiment de l’usine, des machines, des matières premières…, toutes choses consommées dans le processus de travail considéré) et la valeur nouvelle qu’on y ajoute dans ce processus de production, le travail présent. Il est indéniable que la force de travail n’est pas une marchandise ordinaire. Plusieurs auteurs se sont étonnés en particulier de ce que la valeur de la force de travail n’est faite que de travail passé : la production, dans le passé, des moyens d’existence qui seront achetés avec le salaire. La force de travail naîtrait en quelque sorte de la seule consommation de ces biens et services, sans travail présent. C’est évidemment un raccourci. La reproduction de la force de travail résulte de bien des activités de nature différentes.

Il y a des activités vitales évidentes, comme de respirer ou de faire l’amour. Il y a la gestation et l’allaitement. Il faut dormir, il faut s’habiller le matin, se laver les dents… Les aliments, ce n’est pas tout de les avoir, il faut les porter à la bouche. En outre, certaines activités ont le caractère d’un travail et même d’une production : certaines choses, valeurs d’usage, sont transformées, par un travail, en d’autres valeurs d’usage. (Danièle Léger, 1976:81.) Certaines valeurs d’usage, parties du produit social destinées à la reproduction des gens, ont encore le caractère de matières premières ; il faut encore les transformer en d’autres, directement utilisables. Il en est ainsi d’aliments impropres tels quels à la consommation. Des légumes qu’on ne mange pas crus, il faut les laver, les peler, les couper, les cuire. On transforme ainsi par le travail la valeur d’usage de ce légume cru en une autre valeur d’usage qu’est un aliment mangeable. Parfois ma mère a acheté du tissu, qu’elle a transformé par son travail en vêtements pour elle-même ou pour ses enfants. (Tandis que bien d’autres fois aussi, elle a acheté des vêtements de confection.) Ainsi, oui, au travail passé s’ajoute bien un travail présent, mais parce que ce travail présent est du travail privé, en dehors de la production sociale, en valeur il n’y a que du travail passé.

Ainsi la production de la force de travail comporte un travail privé, domestique, ménager. Ce n’est pas un travail productif, au sens de créateur de la valeur, puisqu’il a lieu en dehors du marché. C’est bien un travail productif en un autre sens, au sens qu’il crée de nouvelles valeurs d’usage, choses ou services, par transformation d’autres.

En définitive, la force de travail est reproduite

Quand on dit biens et services achetés avec le salaire, il faut inclure les biens et services fournis par l’État comme salaire indirect.

Paiement du travail domestique

On a vu que dans la production de la force de travail, il y a une fraction du produit social (qui constitue la valeur de la force de travail) et du travail domestique, privé, ajouté. On s’est alors posé la question : pourquoi ce travail ménager (dans tous ses aspects), n’est-il pas payé ?

Demander que le travail ménager soit payé comme tout autre travail, c’est oublier que, comme on l’a rappelé plus haut, aucun travail n’est payé. Le travail à l’usine est fourni gratuitement en contrepartie du paiement de la valeur de la force de travail, c’est-à-dire de la survie, de la reproduction du travailleur et de la travailleuse. Si aucun travail n’est payé, le travail ménager privé ne le serait pas non plus. On pourrait proposer en contrepartie de payer la reproduction de la force de travail. Mais c’est déjà fait — c’est le point de départ de la discussion. Donc, à la fois,

Diminution du travail domestique, par externalisation

De même qu’on peut acheter des vêtements tout faits, on pourrait acheter des plats préparés ou manger au restaurant. Il n’y a pas de démarcation a priori, dans ce qui sert à la reproduction de la force de travail, entre des biens et services qui sont une partie du travail social, achetés avec le salaire et des biens obtenus par transformation domestique à partir du produit social. Cet effet de vases communicants, d’échange entre travail domestique privé et travail social est mentionné par Marx à propos de l’emploi des femmes. Bien sûr, on fait soi-même parce que c’est moins cher.

La réduction du travail domestique revient donc à se procurer sur le marché, donc dans le travail social, plus de choses (valeurs d’usage) toutes faites et plus de services, plutôt que de le faire soi-même, par un travail privé. On pourrait appeler ça externalisation du travail domestique dans son aspect de processus de production1.

Faire moins et acheter plus tout fait peut constituer un relèvement de la valeur de la force de travail, ce qui est de l’ordre du possible, mais cela peut coïncider avec une augmentation de la productivité dans la production de ces choses (une diminution de leur valeur). Ainsi, plus de valeurs d’usage prises dans le produit social, plutôt que produites en privé, cela peut être à valeur égale ou même moindre de la force de travail.

Diminution de la valeur de la force de travail, par multiplication des forces

La valeur de la force de travail, parce qu’elle comprend la reproduction, pas seulement la reconstitution des forces d’un individu, doit être pensée, on l’a vu, dans une dimension non individuelle, mais collective, au minimum à la dimension d’un ménage.

Supposons que dans un ménage où l’épouse était femme au foyer, l’externalisation dont on vient de parler (ou la force brutale, la pression à ce qu’elle en fasse beaucoup plus sur vingt-quatre heures2) lui permette (ou l’oblige) de travailler comme salariée. Pour une valeur de la force de travail (correspondant à ce ménage) légèrement augmentée ou même inchangée, les capitalistes ont deux forces de travail au lieu d’une. Autrement dit, la diminution du travail domestique a divisé par deux la valeur d’un quantum individuel de valeur de force de travail. Bien sûr, c’est divisé en deux quand on considère un couple. Il y a des travailleuses et travailleurs célibataires et, dans les couples, un taux d’emploi variable des femmes. Mais on voit là qu’il y a un mécanisme de diminution de la valeur de la force de travail lorsqu’on peut réduire ou comprimer le travail domestique pour faire place à du travail salarié. Tendanciellement, pour le capitalisme, l’emploi des femmes divise par deux (moins en réalité) la valeur de la force de travail.

« Expropriation » du travail domestique

La question d’une « expropriation » (!) du travail domestique a, bien sûr, été évoquée dans le contexte de la question des femmes, mais je la traite ici déjà parce qu’il s’agit du travail domestique en soi, indépendamment de qui le fait.

Quand Marx parle de l’expropriation des expropriateurs (la confiscation de la propriété des capitalistes dans une société socialiste), il fait écho à une expropriation première, celle de producteurs indépendants propriétaires de leur moyens de production, lors de la transition au capitalisme.

Mais ceux qui parlent d’ « expropriation du travail domestique » ne pensent pas à l’Ancien Régime. Sous le capitalisme, il y a des prolétaires. Si leurs grands-parents ont été expropriés, c’est une autres histoire. Ils vendent leur force de travail dans un échange de valeurs égales. De la consommation de cette force de travail, le capitaliste tire plus de valeur que le capital variable dépensé. Cela s’appelle exploitation, plus-value, mais parce que c’est dans l’échange de valeurs égales, ça ne s’appelle ni vol (Proudhon) ni expropriation (accumulation dite originelle, initiale, primitive, comme on voudra). On veut maintenant, dans le schéma de Marx, dire qu’il a oublié un facteur — Foster et Clarck (Foster & Clark 2018a) cultivent l’illusion qu’ils seraient beaucoup plus intelligents que Marx —, le travail privé, qui serait « exproprié ».

On pourrait faire remarquer d’abord que ce travail aurait lieu de toute manière. C’est quelque chose que les gens font pour eux, pas pour le capital. Toutes les animaux tendent à survivre. C’est presque la définition du vivant. Il en est donc de même chez les humains, qui n’ont pas pour vivre et se reproduire attendu le capitalisme. Ce qui est particulier au capitalisme, c’est la formation d’une classe sans moyens propres de vivre et qui en reçoit les moyens du capitalisme.

Comparons : (i) des travailleurs salariés (qui achètent leurs moyens d’existence avec le salaire reçu des capitalistes en paiement de leur force de travail) ; (ii) des travailleurs indépendants pas riches, mais dont l’activité leur permet d’acquérir les mêmes moyens d’existence ; (iii) des gens sans ressources ni emploi, mais qui recevraient par un secours suffisamment généreux des moyens d’existence comparables. Je pense qu’il vont faire le même travail domestique de transformer les choses qui ne sont pas consommables telles quelles. Je pense qu’ils vont avoir les mêmes gestes vitaux de respirer, de manger, de faire l’amour… Je veux dire par là que rien de cela n’est fait à la demande des capitalistes ou pour le compte des capitalistes. Il me semble qu’il y là une première difficulté à cette hypothétique « expropriation ». Comment « exproprier » des activités qui ont lieu de toute façon et de la même manière qu’un capitaliste en profite ou non ?

Par ailleurs, j’ai montré plus haut que ce travail privé n’est ni plus ni moins payé que tout autre. Le capitaliste achète la force de travail et la met en œuvre, c’est le travail (social). On appelle exploitation, et non expropriation, le fait que le capitaliste tire profit de la différence. Trouver une analogie avec le travail domestique me semble assez tiré par les cheveux. Je ne vois pas comment y arriver (et ceux qui parlent d’expropriation du travail domestique jamais ne concrétisent leur idée), mais si on y arrivait, je m’attendrais plutôt à ce que l’analogie conduise à un pendant de l’exploitation, et non à un semblant d’expropriation.

Ensuite, on exproprie une propriété, une propriété dotée de valeur. Mais le travail domestique n’est pas une valeur, n’a pas de valeur et ne crée pas de valeur. D’autre part, l’exproprié se retrouve privé de ce quelque chose qu’on lui a pris. Je ne vois pas de quoi se trouvent privés les gens de la catégorie (i) de mon expérience de pensée ci-dessus, ni en eux-mêmes, ni comparés à ceux considérés en (ii) et en (iii).

Si vraiment je veux me faire l’avocat du diable pour les « expropriateurs » à la Foster et Clarck (qui ne méritent aucunement mon aide), je pourrais invoquer un argument auquel, dans le triomphe d’avoir cru découvrir cette « expropriation » (sans arriver à l’expliciter), ils n’ont certainement pas pensé. Le seul sens que ça pourrait avoir, du point de vue de la valeur, c’est que le travail privé de transformation de certaines valeurs d’usage en d’autres remplace quelque chose qui serait, sinon, du travail social constitutif de valeur ; que ce travail privé dispense de ce qui serait sinon une augmentation de la valeur de la force de travail. Plus ou moins de travail domestique privé, c’est moins ou plus de valeur de la force de travail. Exproprier le travail domestique voudrait dire maintenir le travail domestique en l’état pour éviter ce relèvement de la valeur de la force de travail ; exproprier donc cette différence virtuelle de valeur de la force de travail. Deux objections à cela me viennent à l’esprit :

  1. La valeur de la force de travail a un caractère historique. Mais alors, à toute nouvelle valeur de la force de travail, on pourrait dire que les capitalistes, l’instant d’avant, expropriaient la différence entre la valeur nouvelle de la force de travail, devenue à l’instant valeur ordinaire, et la valeur ancienne, devenue — de valeur ordinaire qu’elle était auparavant — obsolète, insuffisante.

    Mais comme ce processus historique de redéfinition de la force de travail est continu, c’est dire, de ce point de vue foireux, que toujours une portion de valeur de la force de travail serait « expropriée », par rapport à la valeur supérieure qu’elle pourrait avoir à l’avenir.

  2. La transformation (dans l’évolution historique de la valeur de la force de travail) de travail domestique privé en portion du travail social peut coïncider et coïncide souvent avec un accroissement de productivité du travail social, ce qui permet d’acquérir plus de valeurs d’usage (dont la valeur a diminué) et une réduction de travail domestique à valeur égale de la force de travail — rien à exproprier, donc. La différence en valeur que je concédais, en avocat du diable, est en fait le plus souvent nulle.

C’est le lieu de contester encore la thèse que la femme au foyer est à l’avantage du capitalisme (et que ce serait soi-disant l’explication — économiste — d’un capitalisme patriarcal) : elle ferait gratuitement un travail qui, sinon, devrait être social, à charge des capitalistes. (Plusieures l’ont écrit. L’ayant cherché et, j’espère, retrouvé, je dois alors encore noter ici qui, où et quand.) Bien au contraire, si par pression brutale ou en raison de progrès réduisant le travail domestique, on obtient que des femmes passent au travail salarié, on diminue la valeur de la force de travail au profit des capitalistes.

Notes
1.
Tout le travail domestique — si par là on entend tous les gestes de la vie privée qui contribuent à la survie, à la vie, à la reproduction de la force de travail —, tout ce travail domestique n’est pas production, au sens de transformation de valeurs d’usage. Outre des gestes vitaux basiques comme respirer, dormir…, il y a des aspect affectifs qui ne peuvent s’externaliser que partiellement. On peut déléguer une partie des soins des enfants, peut-être pas s’en désintéresser complètement. Ou, du moins, ce n’est peut-être pas une bonne idée. Encore qu’on doive se rappeler que dans des sociétés précapitalistes, dans des familles étendues, le soin des enfants, y compris dans sa dimension affective, était beaucoup plus collectif.
2.
Je dois rappeler ici que je ne cherche pas à écrire le dernier mot de la question des femmes, mais à éclairer certains aspects théoriques, seulement, qui sont impliqués dans cette question. Il clair que quand les patrons du textile ont commencé au tournant des 18e et 19e siècles à employer des femmes, ce n’est pas que leur travail domestique avait diminué — par le progrès, l’externalisation ou autrement, mais que la misère les obligeait à se crever plus, à comprimer leur travail domestique pour faire place dans les vingt-quatre heures aux longues heures de travail salarié et à négliger une partie de ce travail domestique. (Les enfants à l’abandon…)
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