Dominique Meeùs
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Les différentes versions du Livre I

Les Livre II et Livre III ont été publiés une fois, par Engels. On peut en avoir ensuite diverses éditions plus ou moins scientifiques (et traductions de plus ou moins bonne qualité), certains critiquent le travail d’Engels, mais il n’y a essentiellement qu’une version. (Le « Livre IV » constitue un problème spécifique.)

Par contre, du Livre I, Marx et Engels ont publié des versions1 successives. En particulier, Marx a publié plus ou moins en même temps une deuxième édition allemande et une traduction française revue par lui, qui divergent dans certaines formulations et dans certains développements. Les éditions suivantes (troisième et quatrième) du Livre I sont d’Engels et on y a encore travaillé après son décès. Il est donc difficile de dire ce qu’on peut appeler version définitive du Livre I de Das Kapital. Je reprends cette discussion plus bas, après ma liste des versions.

En outre, si toute traduction est une nouvelle version, certaines, parce qu’elles ne correspondent pas exactement à une des versions allemandes, constituent plus encore une version à part. Il est important de prendre conscience de ce que tout le monde ne lit pas le même Livre I du Capital et de savoir quelle version du Livre I telle ou telle édition, réédition ou traduction nous donne, quelle version tel ou tel commentateur cite. On voudrait bien sûr disposer de tout ce que Marx a voulu mettre dans le Livre I, mais, on va le voir, ce n’est pas facile. Par ailleurs, les différentes versions se définissent par des textes et des plans différents. Il faut donc savoir aussi que lorsqu’on parle de tel ou tel chapitre du Livre I, cela n’a de sens que si on dit aussi de quelle version. J’ai articulé ces versions, avec les principales éditions, dans un schéma et construit une table de correspondance des différentes tables des matières.

Je définis quand même, malgré le flou et l'arbitraire de cette notion, quelques versions du Livre I. Les éditions ultérieures, je vais, quand je le peux, les rattacher à ces versions ou les situer par rapport à elles. Je suis aidé en cela par la postface de la NTA de 2017 ainsi que par ma découverte début 2019 de l’intéressante bibliothèque privée Karl Marx Memorial Library Luxembourg dont le site donne de précieuses indications sur les éditions.

Version 1 (1867)
Constituée3 par la première édition allemande. Elle a été peu lue et ne l’est plus jamais aujourd’hui4. On ne lit en allemand que la v. 2 ou une des éditions de la v. 4 ou dérivées.
Version 2 (1872)
Constituée par la deuxième édition allemande, datée 1872, de Marx.
Version 2A (1872)
Constituée par l’édition datée 1872 de la traduction française de la version 2 par Joseph Roy, révisée par Marx.
Version 3 (1883)
Constituée par la troisième édition allemande de novembre 1883. (Marx est décédé le 14 mars.) C’est en quelque sorte une version transitoire. Elle servira de base à la v. 3A, mais pour le reste, comme version allemande, on ne considère plus que les versions 2 et 4.
Version 3A (1887)
Constituée par la première traduction anglaise en 1887 de la 3e édition allemande, par Samuel Moore et Edward Bibbins Aveling sous la supervision d’Engels. (Le dr Aveling était le compagnon d’Eleanor Marx.) Eleanor a fait un gros travail de retour à l’original anglais d’un certain nombre de citations. Par ailleurs, la numérotation des sections et des chapitres n’est pas celle de la v. 3, mais essentiellement celle de la v. 2A5. On a donc le texte, mutatis mutandis, de la v. 3, coulé dans la table des matières de la v. 2A. Tout le travail éditorial en fait plus qu’une simple traduction. Je considère ça (un peu comme la traduction Roy revue par Marx) comme une version spécifique6, que j’appelle version 3A.
Version 4 (1890)
Constituée par la quatrième édition allemande du Livre I, par Engels. Engels a encore récupéré quelques apports de la v. 2A et corrigé des citations et des références sur base du travail d’Eleanor Marx pour la traduction anglaise (v. 3A) de la version 3. Cette édition a été reprise et améliorée à Moscou (IMEL, 1932) et à Berlin (MEW, 1962 et rééditions). En ce sens, la version 4, plus que les autres, c'est une grande famille d'éditions (qui font confiance à Engels). (Plus encore avec les traductions qui se basent sur MEW 23.)

Deux problèmes se posent alors :
A. La divergence des versions 2 et 2A
Au début des années 70 de son siècle, Marx travaille plus ou moins en parallèle à une deuxième édition allemande et à une traduction française, les versions 2 et 2A. L’ennui de ce parallèle, c’est que ces deux versions sont légèrement différentes et qu’on ne peut aucunement en considérer l’une comme postérieure à l’autre, ou supérieure, ou plus définitive, quoi qu'on pense que Marx en ait dit. Voir Examen critique des relations entre versions 2 et 2A.
B. Les versions 3 et 4
Elles sont la suite donnée par Engels à la préparation par Marx d’une version 3, à partir des versions 2 et 2A et des indications laissées par Marx pour d’autres modifications. Certains posent la question de savoir si Engels aurait pu faire mieux ou si on peut le faire encore avec les documents disponibles après la mort d’Engels (1995). Voir Examen critique des versions 3 et 4.

En français, les traductions tenant compte ou non de la version 4 sont traités au chapitre discutant les versions 2 et 2A. En anglais, c’est dans le chapitre suivant, sur la version 3A. En néerlandais, on a d’emblée traduit la quatrième édition allemande. Je ne commente pas autrement les traductions en néerlandais que par les notes de bas de page appelées à la mention des éditions de 1967 et de 2010.

Il ne faut cependant pas attendre que tous ces problèmes soient résolus pour lire le Livre I du Capital et apprendre au moins ce qu’est la valeur d’une marchandise et de là ce qu’est la plus-value (dite aussi survaleur), donc l’exploitation. Toutes les versions, dans quelque langue que ce soit, valent mieux que de ne pas le lire du tout.

Notes
1.
C’est en 2011 que j’ai commencé à inventorier et à caractériser les éditions du Livre I. (Je n’avais jamais lu le Livre I que dans la version française que j’appelle version 2A. C’est en tombant sur la traduction française de la version 4 que j’ai pris conscience de ce qu’il y avait du Livre I plusieurs versions.) Certaines éditions ne font que reproduire un texte existant, sauf pour la page de titre et l’une ou l’autre préface ou postface. Par contre, l’auteur ou d’autres peuvent retravailler le texte. (On dit parfois édition revue et augmentée.) D’autres encore le traduisent. Certains de ces textes modifiés plus en profondeur, je les ai alors appelés versions (comme on le dit d’un programme informatique), pour les distinguer d’éditions qui reproduisent un texte sans changements autres que de détail2. Mais par changement qui ne serait de détail, il faudrait entendre seulement la correction de coquilles — et une coquille peut être l’enjeu d’une différence de fond, comme pour le pluriel des marchandises. Mon concept de version est donc très informel et je ne suis plus tellement convaincu qu’il soit utile. Dès qu’on veut une discussion sérieuse des variantes du texte, il faut se référer à une édition précise. Il est à peine plus court de dire que la traduction Lefebvre de 1983 se base « sur la version 4 » que « sur la quatrième édition allemande », et les deux expressions sont insatisfaisantes : la première parce qu’elle est vague ; la deuxième, plus inexacte que vague : Lefebvre ne traduit pas l’édition de 1890 mais le tome 23 des MEW, dont le texte n’est pas exactement celui de 1890.
2.
Comme monsieur Jourdain faisant de la prose, j’adoptais ainsi sans le savoir une partie des entités du groupe 1 du modèle conceptuel des FRBR, mes versions correspondant aux expressions FRBR et mes éditions aux manifestations FRBR. Les FRBR (Functional Requirements for Bibliographic Records) modélisent en quatre niveaux (WEMI, work, expression, manifestation, item) les entités dont on parle dans un catalogue : l’œuvre (par exemple le Livre I du Capital de Marx), l’expression (par exemple la deuxième édition allemande ou la traduction française de Roy — ce que j’appelle version), la manifestation (par exemple une des nombreuses éditions de la traduction Roy) et l’item (par exemple l’exemplaire que j’ai en mains). Les praticiens des FRBR admettent qu’il n’est pas simple en pratique de distinguer expression et manifestation et d’établir les relations entre elles. Début 2019, voulant préciser encore, je réalise que c’est plus complexe que je ne le pensais. Une excellente page Wikipedia Edition en anglais illustre cette complexité, le flou des distinctions.

Avec FaBiO, the FRBR-aligned Bibliographic Ontology, on a introduit de nouvelles relations entre entités FRBR.

Christopher A. Plaisance, dans une approche philosophique de l’ontologie des entités textuelles (Plaisance 2019) donne une bonne présentation des entités de différents niveaux (paragraphe « 3. Working Ontology », p. 29) indépendamment des formalisations.

3.
Pour les FRBR, une manifestation est fille d’une expression (version). Mais il me semble qu’inversement, une expression n’existe (à moins qu’on ne dispose d’un manuscrit satisfaisant) qu’à travers sa première manifestation. Je retrouve chez Plaisance, cité plus haut, un point de vue semblable.
4.
Je n’ai trouvé personne qui dise que dans les éditions suivantes on a perdu des idées ou des formulations meilleures, irremplaçables, de la version 1 de 1867. Les idées essentielles du Livre I sont bien sûr présentes dès la première édition, dont la publication reste donc un événement d’une importance considérable, mais les versions de 1872 nous dispensent d’y retourner.
5.
Si Marx s’est écarté de la structuration de la version 2, c’est qu’il trouvait celle-ci (celle de la v. 2A) meilleure. Il a proposé de l’adopter à l’avenir. Engels avait d’autant plus de raison de suivre cette instruction pour la v. 3A qu’entre 1872 et 1887, les lecteurs anglophones ont dû lire la version 2A, plus souvent que la v. 2, et s’y référer. Engels ne l’avait pas fait pour la v. 3, sans doute par manque de temps, mais aussi peut-être parce qu’il a voulu de même respecter en allemand les habitudes des lecteurs de la version 2.
6.
Toute traduction est une nouvelle expression FRBR, mais je veux dire qu’ici il y a en outre des écarts volontaires. Selon Ben Fowkes, le traducteur de l’édition Penguin et New Left Review de 1976, Engels aurait, comme Marx peut-être pour la v. 2A, toléré ou encouragé des simplifications pour ne pas rebuter le lecteur anglais. By the way, d’aucuns contestent les versions 3 et 4 d’Engels, entre autres sur le point qu’il n’aurait pas assez repris de la v. 2A. La traduction de Fowkes est à son tour critiquée sur deux points : (i) qu’il fait confiance aveugle à la v. 4 ; (ii) que lui-même ne comprend pas toujours la subtilité de la pensée de Marx et en donne alors parfois une traduction déficiente : lui aussi, il simplifie. (Voir l’approche critique des versions et éditions.)