Dominique Meeùs
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Chapitre 9 — Taux et masse de plus-value

Livre I, p. 339 et suivantes.

Mots-clefs : ❦ seuil pour devenir un capital ❦ capital variable ❦ capital constant ❦ reproduction élargie ❦ patron ❦ petit patron ❦ petit maître ❦ loi du passage de la quantité à la qualité ❦ loi de la dialectique, confirmation ❦ loi de la dialectique, une — ne prouve rien ❦ loi de la dialectique, les — sont induites ❦ induction, des lois de la dialectique

Il résulte de notre examen de la production de la plus-value que toute somme d’argent ou de valeur n’est pas à volonté transformable en capital, mais que cette transformation présuppose au contraire un minimum déterminé d’argent ou de valeur d’échange dans les mains du détenteur individuel d’argent ou de marchandises. Le minimum de capital variable est le prix que coûte une force de travail individuelle consommée dans l’usage d’une année, bon an mal an, pour gagner de la plus-value. Si ce travailleur était en possession de ses propres moyens de production, et s’il se contentait de sa vie de travailleur, le temps de travail nécessaire à la reproduction de ses moyens de subsistance, disons huit heures par jour, lui suffirait. Il n’aurait donc plus besoin de moyens de production que pour huit heures de travail. Le capitaliste, en revanche, qui lui fait faire, par exemple, quatre heures de surtravail en plus de ces huit heures, a besoin d’une somme d’argent supplémentaire pour se procurer les moyens de production supplémentaires. Dans notre hypothèse, cependant, il serait déjà obligé d’employer deux travailleurs pour vivre comme un travailleur de la plus-value qu’il s’approprie quotidiennement, c’est-à-dire pour pouvoir satisfaire ses besoins nécessaires. Dans ce cas, le but de sa production serait la simple conservation de son existence, et non l’accroissement de la richesse, qui est inséparable de la production capitaliste. Pour vivre seulement deux fois mieux qu’un travailleur ordinaire et retransformer en capital la moitié de la plus-value produite, il faudrait qu’il multiplie par huit à la fois le nombre des travailleurs et le minimum de capital avancé. Il est vrai qu’il peut lui-même, comme son ouvrier, mettre la main à la pâte et participer directement au procès de production, mais il n’est déjà plus alors qu’un hybride de capitaliste et de travailleur, un « petit maître ». Un certain niveau de production capitaliste suppose que le capitaliste puisse utiliser tout le temps pendant lequel il fonctionne comme capitaliste, c’est-à-dire comme capital personnifié, à s’approprier et donc à contrôler le travail d’autrui et à vendre les produits de ce travail.

P. 344-345.

(Roy s’est autorisé un peu de fantaisie à la fin de la première phrase. Chez lui, « le détenteur individuel d’argent ou de marchandises » est résumé en « postulant à la dignité de capitaliste ».)

Marx fait remarquer que pour qu’une somme puisse devenir capital, il faut, outre la valeur d’un peu de matière première et d’équipement (capital constant), du capital variable pour faire travailler au moins un ouvrier, et même plusieurs pour pouvoir en tirer au moins assez pour survivre lui-même, et pour chaque ouvrier en plus, de nouveau plus de capital constant. En fait, il en faut beaucoup plus encore (p. 345) parce que le but du capitaliste n’est pas de survivre mais d’accumuler toujours plus. À ce stade, gérer tout ça ne lui permettra plus de travailler lui-même à la production et on notera au passage qu’un travailleur indépendant n’est pas un capitaliste et qu’il n’en est toujours pas un même s’il emploie quelques ouvriers. Il n’est alors qu’un petit patron. Un capitaliste, un vrai, a un capital tel que non seulement il lui est possible de ne pas participer à la production, mais qu’il lui est même impossible de continuer à y participer.

Il répète ça au chapitre 11, Coopération (en se référant au passage ci-dessus).

Marx souligne ainsi qu’il y a un effet de seuil : une somme ne peut pas devenir capital en dessous d’un certain seuil. Cela étant établi sur un plan purement économique, Marx constate sur le plan philosophique :

Ici se confirme, comme dans les sciences de la nature, l’exactitude de la loi découverte et exposée par Hegel dans sa Logique, selon laquelle des changements purement quantitatifs, parvenus à un certain point, se renversent en différences qualitatives.

P. 346 ⅛.

Engels répond à Dühring sur ce passage au chapitre 12 de l’Anti-Dühring pour faire remarquer que la loi de la négation de la négation n’intervient qu’a posteriori, qu’elle ne fonctionne pas comme preuve. La phrase citée ci-dessus est de Marx une réflexion philosophique a posteriori, elle n’est pas intervenue dans son raisonnement économique. Sa considération d’un point d’économie peut servir de confirmation supplémentaire à « la loi découverte […] par Hegel », mais celle-ci ne lui a servi à rien. Elle aurait pu lui servir d’inspiration, mais, d’après ce qu’il en dit ici, cela ne semble même pas le cas.

Marx semble supposer chez Hegel une démarche inductive. Engels le dit plus nettement dans la Dialectique de la nature, au chapitre « La dialectique », p. 69. Comparer aussi avec la lettre du 22 juin 1867 où Marx signale à Engels qu’il a mis ça (avec la note sur la chimie) dans le Capital.

Sur la comparaison avec les sciences naturelles, Marx ajoute en note :

Mots-clefs : ❦ chimie ❦ Laurent ❦ Gerhardt ❦ molécule ❦ hydrocarbures, séries homologues ❦ Schorlemmer. ❦ loi du passage de la quantité à la qualité, contrexemple

Je donne ce passage en long et en large dans les différentes éditions parce qu'il est important. Je ne suis pas convaincu (pour rester poli) que Laurent et Gerhardt ou d’autres aient basé « la théorie moléculaire de la chimie moderne » sur « la loi découverte et exposée par Hegel ». Or littéralement il dit que cette théorie moléculaire ne repose sur rien d'autre. (Cette organisation des molécules est découverte par Laurent et Gerhardt, mais reposerait sur la dialectique et rien d'autre.) Dans le seuil pour devenir un capital, Marx sait qu'il a fait d'abord un raisonnement économique et on pourrait penser qu'il y voit seulement une illustration de l'idée de Hegel. Par contre, s'agissant de la chimie, il semblerait que, même si Marx n'a pas développé une dialectique de la nature, il partagerait avec Engels les mêmes illusions sur une dialectique qui commanderait le monde. Mais c'est peut-être seulement une expression malheureuse.

Il me semble d'ailleurs que la différence n’est que superficiellement quantitative (« simple ajout quantitatif de CH2 »). Elle est beaucoup plus profonde et d’emblée structurelle. C’est donc encore un mauvais exemple de « la loi découverte et exposée par Hegel ». Prenons deux maisons dont l’une est plus grande que l’autre, et de caractère assez différent. Tiens ! c’est curieux, je n’ai pourtant fait qu’ajouter des briques (par « simple ajout quantitatif ») et tout à coup j’obtiens une maison qualitativement différente. Il faut se forcer pour y voir un exemple de la « loi » de transformation de la quantité en qualité, sans compter qu’il n’est pas sûr que l’expression même ait un sens en général (j’en discute à propos de l’Anti-Dühring).

C’est Marx qui a attiré l’attention d’Engels sur la note 205a du Capital dans une lettre du 22 juin 1867. Je ne comprends pas pourquoi Engels trouve que Marx exagère l’importance de Laurent et Gerhardt. Ils ont joué un rôle révolutionnaire dans le développement de la chimie au 19e et dans le renforcement de l’atomisme contre l’immobilisme de l’université française et la stérilité du positivisme. (Voir Jean Bernhardt, « Chimie et biologie au 19e e siècle », pp. 78-82. Que Marx et Engels connaissent leurs noms montre l’étendue de leur culture et de leur curiosité scientifiques.