Dominique Meeùs
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Complément et supplément au Livre III du Capital

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Dans cette édition, j’ai tenu avant tout à établir un texte aussi authentique que possible, à présenter, chaque fois que je le pouvais, les derniers résultats des recherches de Marx dans ses propres termes et à n’entrer en scène que quand c’était absolument inévitable ; dans ce cas, il importait que le lecteur n’ait aucun doute sur la personne qui s’adressait à lui.

Friedrich Engels, 1895. (Livre III, t. 1, p. 26.)

Engels risque ici une opinion personnelle surprenante sur la valeur dans l’histoire.

Dans le Livre I du Capital, Marx commence par considérer la marchandise. On échange des marchandises de valeurs d’usage différentes, incommensurables. On les échange dans des proportions régulières, les valeurs d’échange. Ces valeurs d’échange supposent que les marchandises aient quand même une chose en commun, la valeur, dont la substance est le travail, lequel est mesuré en temps. (C’est du travail abstrait. Les échanges égalisent les différences entre des travaux différents et les différences de dextérité dans un même type de travail : c’est un travail socialement nécessaire.) Le prix, c’est la valeur d’échange avec une marchandise étalon, souvent or ou argent. Si les valeurs d’échange reflètent les valeurs (temps de travail) des marchandises, il en est du même du prix. Ça c’est en principe. Au Livre III, Marx introduit les prix de production. Les compositions organiques différentes des capitaux donnent des taux de profit différents. Une tendance à l’égalisation des taux de profit conduit à des prix de production qui ne correspondent plus à la valeur.

La motivation d’Engels en écrivant la première partie, la plus longue, de ce supplément est de défendre cette loi de la valeur. L’idée de valeur travail était commune dans l’économie politique avant Marx. Des économistes critiquent la théorie de la valeur de Marx dans la mesure où lui-même semble l’abandonner avec les prix de production. À quoi servirait encore un concept de valeur qui ne correspond plus à rien puisque les prix ne correspondent pas à cette valeur. Pour sauver la valeur, Engels tente de montrer qu’elle aurait incontestablement fonctionné pendant « toute la période de la production simple de marchandises », pendant peut-être huit mille ans, de manière ouverte, tandis que sous le capitalisme elle est cachée.

Mais le concept de valeur chez Marx vaut pour la marchandise dans une société totalement marchande ou presque, c’est-à-dire capitaliste. Ce qu’Engels appelle loi de la valeur, c’est plutôt la définition de la valeur sur la base du travail, la loi selon laquelle la valeur concorde avec la quantité de travail incorporé. Mais chez Marx, il s’agit de travail abstrait, abstraction que réalise seulement un échange généralisé de marchandises, ce qui n’existe pas avant le capitalisme. La généralisation de l’échange a pour conséquence que les échangeurs échangent des quantités équivalentes de travail abstrait sans devoir les calculer. Il est donc absurde de faire remonter une telle société marchande et la loi de la valeur à la préhistoire de l’Égypte ou de la Mésopotamie. Le concept de Periode der einfachen Warenproduktion (production simple de marchandises) est étranger à Marx. Je suis pas sûr qu’on ait aujourd’hui une idée claire de la fixation des prix (ou des valeurs d’échange avant la monnaie) dans les sociétés anciennes et on en connaissait encore beaucoup moins du temps de Marx et d’Engels.

Il me semble que la discussion de la marchandise au Livre I du Capital est une approche théorique, non historique. Marx s’occupe d’abord de la marchandise et de sa valeur, avant — et c’est là seulement que le capitalisme entre en scène — de passer à l’achat de la force de travail (et de sa valeur) et à la plus-value. Mais que la valeur de la marchandise soit abordée théoriquement avant de parler du capital ne veut pas dire qu’elle est abordée historiquement dans une mythique époque de production simple de marchandises antérieure au capitalisme.

La difficulté est que la rédaction du Livre III (1863-1865) est antérieure à la rédaction du Livre I pour sa publication en 1867. En outre, Marx a encore resserré les boulons pour la deuxième édition du Livre I en 1872. Je pense (et je ne suis pas le seul1) que le Livre I exclut l’interprétation historique d’Engels, bien que Marx lui-même semble admettre une dimension historique au chapitre 10 du Livre III.

Notes
1.
Voir, entre autres, Christopher J. Arthur, « The Myth of ‘Simple Commodity Production’ », 2005, dans les Marx Myths and Legends, repris dans Marxists Internet Archive.
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