Dominique Meeùs
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Chapitre 1. Généralités

Anti-Dühring (Éditions sociales), Introduction, p. 49

Il y a historiquement, pour Engels, deux visions du monde ou modes ou formes de pensée : dialectique ou métaphysique. Il caractérise la manière de voir dialectique comme la prise en compte du changement et de la coexistence d’aspects opposés, d’actions réciproques, par opposition à ce qu’il appelle mode de pensée métaphysique, qui approche les choses et les processus comme fixes et isolés. Je trouve, comme dans la préface à la deuxième édition, que son exposé de l’histoire de la pensée, cette opposition de deux écoles, est schématique. Il est excessif de parler ci-dessous de « l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique », pour les siècles où la pensée s’est dégagée de la religion et est devenue plus matérialiste. Il admet cependant qu’une approche analytique est une étape nécessaire du développement de la science.

p. 52 ⅕Cependant, à côté et à la suite de la philosophie française du 18e siècle, la philosophie allemande moderne était née et avait trouvé son achèvement en Hegel. Son plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée. Les philosophes grecs de l’antiquité étaient tous dialecticiens par naissance, par excellence de nature, et l’esprit le plus encyclopédique d’entre eux, Aristote, a déjà étudié les formes les plus essentielles de la pensée dialectique. La philosophie moderne, par contre, bien que la dialectique y eût aussi de brillants représentants (par exemple Descartes et Spinoza), s’était de plus en plus embourbée, surtout sous l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique, qui domine aussi presque sans exception les Français du 18e siècle, du moins dans leurs œuvres spécialement philosophiques. En dehors de la philosophie proprement dite, ils étaient néanmoins en mesure de produire des chefs-d’œuvre de dialectique ; nous rappellerons seulement le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau. — Indiquons ici, brièvement, l’essentiel des deux méthodes ; nous y reviendrons encore dans le détail.

p. 52 ½Lorsque nous soumettons à l’examen de la pensée la nature ou l’histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s’offre d’abord à nous, c’est le tableau d’un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques, où rien ne reste ce qu’il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d’abord le tableau d’ensemble dans lequel les détails s’effacent encore plus ou moins ; nous prêtons plus d’attention au mouvement, aux passages de l’un à l’autre, aux enchaînements qu’à ce qui se meut, passe et s’enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d’envisager le monde est celle des philosophes grecs de l’antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite : Tout est et n’est pas, car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu’elle saisisse le caractère général du tableau que présente l’ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d’ensemble se compose ; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n’avons pas non plus une idée nette du tableau d’ensemble. Pour reconnaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier p. 53individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc. C’est au premier chef la tâche de la science de la nature et de la recherche historique, branches d’investigation qui, pour d’excellentes raisons, ne prenaient chez les Grecs de la période classique qu’une place subordonnée puisque les Grecs avaient auparavant à rassembler les matériaux. Il faut d’abord avoir réuni, jusqu’à un certain point, des données naturelles et historiques pour pouvoir passer au dépouillement critique, à la comparaison ou à la division en classes, ordres et genres. Les rudiments de la science exacte de la nature ne sont développés que par les Grecs de la période alexandrine, et plus tard, au moyen âge, par les Arabes ; encore une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du 15e siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées, l’étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.

p. 53 ⅔Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non ; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas ; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument ; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : p. 54la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement ; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement ; les arbres l’empêchent de voir la forêt. Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non ; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre ; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée. Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même ; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment ; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière, de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre. À considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement ; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’action réciproque universelle, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite, et vice versa.

Le passage ajouté (sans avertissement !) dans l’édition française n’appartient en fait pas à l’Anti-Dühring, mais a été ajouté par Engels dans la brochure Socialisme utopique. Le volume 25 des MECW donne après l’Anti-Dühring, p. 630 un inventaire de telles additions et le passage dont question ci-dessus est mentionné p. 633.

Il met le doigt sur quelque chose d’important, mais dans une généralité excessive et pompeuse et avec une suffisance à l’égard des savants qui parfois « me mettent au désespoir ».

Engels souligne l’importance de l’hypothèse de Kant-Laplace. Il y revient au chapitre 6.

Ici, la dialectique, ce sont les relations et le changement, le caractère historique ; c’est un héritage de Hegel, mais qui remonte déjà à Kant.

L’ « enchevêtrement chaotique » dont parle Engels, c’est chez Hegel (en traduction française) « la bousculade informe des événements », expression que j’aime beaucoup parce que je ne saurais mieux dire l’impression que m’ont laissé les cours d’histoire à l’école.

Il semble que la « bousculade informe des événements » que j’aime tant doive plus au traducteur français qu’à Hegel. (La question est de savoir si hervordrängen veut dire que les événements découlent de ce qui précède ou qu’ils s’entrechoquent.)

Les Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte sont une œuvre posthume publiée en plusieurs versions. (J’ai vu parfois aussi le titre Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, mais je ne sais pas à quelle version ou édition il correspond.) La version la plus ancienne (1837) est due au professeur Eduard Gans, et Die Vernunft in der Geschichte en est l’introduction. Gans s’est basé surtout sur les notes de cours des dernières années (1831-1832). Karl Hegel a contribué à une nouvelle version (1840) qui exploite en priorité les manuscrits de Hegel lui-même et les cours de toute la période (1822-1831). On y trouve encore moins la « bousculade informe des événements ».

Notes
1.
Cette confirmation de Laplace se trouve dans l’Exposition du système du monde, 1795-1796. Quant aux « masses gazeuses incandescentes », il s’agit des travaux de William Huggins en 1864.