Dominique Meeùs
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Prolétariat et travailleur productif

Dans le Manifeste de 1848, Marx et Engels définissent le prolétariat comme constitué des travailleurs qui, privés de moyens de production, en sont réduits pour vivre à vendre aux capitalistes leur force de travail. Le Manifeste est écrit bien avant que Marx n’arrive à la distinction entre valeur du travail effectué et valeur de la force de travail, d’où surtravail ou plus-value, donc exploitation. Cependant Engels confirme la définition de 1848 dans une note de 1888 à une édition anglaise. Dans la seconde moitié du 20e siècle, on a beaucoup travaillé sur la notion de travail productif, qui est certes importante dans l’analyse marxiste du capitalisme, mais beaucoup d’intellectuels ont alors considéré en outre cette notion comme essentielle à la définition de classe ouvrière, ou prolétariat. Je n’ai jusque maintenant pas trouvé de justification de ça chez Marx. C’est peut-être faute d’avoir cherché dans tous les coins, mais jusqu’à preuve du contraire, ceux qui veulent restreindre par définition le prolétariat aux travailleurs productifs se trompent. Je propose de distinguer un concept politique et historique de classe ouvrière ou prolétariat et un concept économique de travail productif. Dans un cours sur la classe ouvrière, je m’en tiens à la définition de prolétariat comme dans la première phrase ci-dessus.

Nicos Poulantzas, la petite bourgeoisie et le fascisme

Pouvoir politique et classes sociales (1968)

Nicos Poulantzas, 1968, Pouvoir politique et classes sociales, Librairie François Maspero, Paris, 399 pages.

Fascisme et dictature (1970)

Nicos Poulantzas, Fascisme et dictature, Librairie François Maspero, Paris, 1970. Réédition en poche, Points Politique no 68, Maspero/Éditions du Seuil, 1974, ISBN : 2-02-000372-4. Au chapitre 1, « Préalables à la nature de classe de la petite bourgoisie », de la 5e partie, « Fascisme et petite bourgeoisie », il souligne que la petite bourgeoisie traditionnelle (les indépendants) et la « nouvelle » petite bourgeoisie (salariés improductifs) sont dans des situations très différentes du point de vue des rapports sociaux, mais constituent néanmoins ensemble une classe, la petite bourgeoisie, qui a en commun idélogiquement et politiquement, de n’être ni bourgeoisie ni prolétariat, et qui a une certaine autonomie de classe. (C’est évidemment lié à l’idée de Poulantzas que la classe qu’il définit ainsi a constitué la base sociale du fascisme, avec une certaine autonomie par rapport au grand capital qui en a profité en dernière instance.)

« Ce fut toujours, en dépit des apparences, la position de Marx, d’Engels et de Lénine et, très nettement, celle de Mao. » Il est facile d’être marxiste « en dépit des apparences » et ça demanderait des arguments et des références que je n’ai pas trouvés dans ce livre-ci, mais que je trouverais peut-être dans les autres.

Dans le Manifeste, il y a une « nouvelle » petite bourgeoisie aussi, mais ce sont des indépendants modernes, pas du tout les salariés qu’y met Poulantzas.

Les classes sociales dans le capitalisme d’aujourd’hui (1974)

Nicos Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme d’aujourd’hui, Points Politique no 81, Éditions du Seuil, Paris, 1977, 350 pages, ISBN : 2-02-004441-2

Au chapitre de la petite bourgeoisie, p. 195 et suivantes, il définit « sa nouvelle petite bourgeoisie » comme les travailleurs salariés non productifs. Ce sont essentiellement les travailleurs de la circulation, banques, publicité… En effet, il cite et semble admettre la définition large de Marx de travailleur productif dans le « chapitre VI » inédit du Livre I du Capital, à savoir tous les travailleurs salariés impliqués de près ou de loin dans le procès de production, pas seulement ceux qui mettent directement la main à la pâte.

Le débat dans la revue Contradictions

Mao Tsé-toung (comme on l’écrivait dans le troisième quart du 20e siècle) s’est distingué par une analyse des classes de la société chinoise (1926). Beaucoup d’intellectuels de gauche se sont senti la nécessité d’écrire des analyses de classe et c’est une idée force de l’éditorial fondateur de la revue Contradictions (no 1, 1972).

André Corten, matériaux I et II, 1972

André Corten, « Matériaux pour l’étude des classes sociales en Belgique » (no 1, 1972). C’est en fait deux articles : « Le stade actuel du capitalisme belge » (p. 5-26) et « Élargissement des oppositions sociales en Belgique : Polarisation des rapports sociaux » (p. 27-52). Le premier porte surtout sur le développement de la bourgeoisie belge ; c’est le deuxième qui nous intéresse. Sous le capitalisme, le rapport d’exploitation, opposant capitaliste et travailleur productif, producteur de plus value (aussi travailleur collectif), est au centre des rapports sociaux. André Corten base sur ce rapport fondamental son analyse de classe. En particulier, les employés, travaillant plus longtemps que le temps qui correspond à la valeur de leur force de travail, sont dans un rapport conflictuel avec les capitalistes (p. 51). Cependant, ne produisant pas de plus-value, ils sont payés au contraire avec de la plus-value créée par les travailleurs productifs (p. 52), en quelque sorte à leurs crochets (p. 44, « l’enrichissement des premiers se fait au détriment des seconds »), ce qui crée une opposition, ou au moins une différence.

« Telle est du moins l’analyse classique sur le sujet (p. 52). » Mais il ne dit malheureusement pas comment ou depuis quand elle est classique. Il semble que pour lui comme pour beaucoup d’autres à son époque, « cela va sans dire ».

Paul Demunter, classes au Congo, 1972

Paul Demunter, « Structure de classes et lutte de classes dans le Congo colonial » (no 1, 1972, p. 67-109). Il critique un article, par ailleurs intéressant, d’un auteur congolais, pour la faiblesse de l’appareil conceptuel en ce qui concerne les classes. Paul Demunter commence (p. 73-74) par rappeler la définition de Lénine dans « La grande initiative » de 1919 : « On appelle classes, de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par les lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, donc, par les modes d’obtention et l’importance de la part de richesses sociales dont ils disposent. Les classes sont des groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre, à cause de la place différente qu’il occupe dans une structure déterminée, l’économie sociale. » Paul Demunter (p. 88) classe les employés dans la « nouvelle » petite-bourgoisie, parce que non productifs, suivant en ça Poulantzas dans Fascisme et dictature, p. 259. Il admet cependant que Marx rapproche les employés du commerce de la classe ouvrière (Capital, livre 3, chap. 17, p. 302 du 6e vol. de l’édition en 8 volumes aux Éditions sociales), bien qu’ils soient rémunés avec des biens produits par d’autres (livre 2, chap. 5, p. 117 du 4e vol.) ; par ailleurs ne sont productifs que ceux qui produisent de la plus-value (livre 1, chap. 16, p. 183-184 du 2e vol.) Mais Marx ne parle pas là d’appartenance de classe mais de la source du profit commercial et de la rémunération des travailleurs, non productifs, de la circulation. C’est Demunter, pas Marx, qui fait le lien avec les classes. Il estime que se pose là « un problème théorique qui n’est pas entièrement résolu ».

Emmanuel Terray, prolétaire, salarié, travailleur productif, 1972

Emmanuel Terray, « Prolétaire, salarié, travailleur productif » (no 2, 1972, p. 111-149), discute longuement et finement la situation de différents types de travail plus ou moins productifs, directement ou indirectement, ou pas du tout mais néamoins indispensables au capital… puis du caractère plus ou moins exploités, et dans quel sens, des travailleurs qui correspondent à ces travaux. Cet article est un extrait d’un travail plus large et il n’y a pas ici explicitement de discussion de la classe. (La rédaction de la revue a réalisé qu’on ne pouvait pas en rester là et publiera la suite dans le numéro 3.)

André Corten, matériaux III, 1973

André Corten, « Matériaux pour l’étude des classes sociales en Belgique (III) : Luttes pour l’hégémonie politique et formes d’exploitation » (no 3, 1973, p. 103-136). L’étude porte sur l’entre-deux-guerres dans la première moitié du 20e siècle. La bourgeoisie forme une seule classe (p. 106). (On éprouve le besoin de séparer les travailleurs improductifs des travailleurs productifs, mais pas les capitalistes commerciaux des capitalistes de la production !) La classe ouvrière est formée des travailleurs productifs et la petite bourgeoisie de travailleurs indépendants (p. 109). « En attendant une analyse plus approfondie portant sur cette période et dans un but de simplification, les salariés improductifs peuvent être assimilés à la petite bourgeoisie, car ils conservent encore avec leurs patrons des rapports de travail individuel. »

Emmanuel Terray, productifs, improductifs, classe, 1973

Pour Emmanuel Terray, « Travailleurs productifs et improductifs, leur appartenance de classe » (no 3, 1973, p. 137-158), « Seuls ces travailleurs [créant de la plus-value dans la production matérielle sans autre fonction] peuvent être considérés comme des prolétaires (p. 149). » Il appelle « classe semi-prolétarienne » (p. 150) et considère comme très proches des prolétaires proprement dits les salariés de la circulation et quelques autres. Les fonctionnaires (p. 151) sont assez proches aussi, mais n’étant pas sous l’autorité directe d’un patron capitaliste, ils le sont un peu moins. Des salariés de plus haut niveau (enseignants, médecins…) ont une indépendance relative qui les rapproche de la petite bourgeoisie.

C. Centner, sur l’analyse de classe, 1973

L’article « Questions et hypothèses à propos du développement d’une analyse de classes de la Belgique » (no 4, 1973, p. 127-160), assez obscur pour moi, ne traite à proprement parler ni de travail productif ni de lutte de classe, mais semble considérer comme inévitable le réformisme de la classe ouvrière. Il introduit l’ « État interventionniste » et la « crise de la société civile » et insiste sur l’importance de la dimension idéologique.

J. Nagels, travailleur collectif productif, 1974

Pour J. Nagels, « Réflections sur le travail productif » (no 5, 1974, p. 93-124), l’intérêt de la notion de travail productif est d’abord économique ; il n’aborde pas les définitions de prolétariat ou de classe ouvrière. Il lie la notion de travail productif à la notion de travail collectif. Il a longuement étudié le travail productif (et lu tout Marx là-dessus) et publié à ce sujet avant cet article-ci.

T. Delvaux, production et travail productif, 1974

T. Delvaux, « Production et travail productif » (no 5, 1974, p. 125-139).

J. Nagels, observations à Terray, 1974

Dans « Quelques observations sur les articles de E. Terray sur le travail productif » (no 6, 1974, p. 55-64), J. Nagels fait poliment une série de critiques sévères et sur le travail productif et sur la définition des classes, pour laquelle il part de la définition connue de Lénine dans « La grande initiative ».

Marta Harnecker, concepts élémentaires, 1974

Les concepts élémentaires du matérialisme historique ont été édités par la revue Contradictions comme un livre hors série. Les classes sociales étaient le sujet d’un chapitre du Capital que Marx n’a pu achever, mais on peut construire le concept d’après la problématique sous-jacente qu’on trouve dans le Capital (p. 149). Pour elle, il s’agit toujours de la situation où un groupe social s’approprie le fruit du travail d’un autre groupe, en raison de leur place respective dans le processus de production, fondamentalement déterminée par leur rapport avec les moyens de production (p. 151-152). Dans des classes, il y a des fractions de classe (p. 160). C’est ainsi que Marx, en analysant les formes développées de la plus-value, distingue bourgeoisie industrielle, bourgeoisie commerciale, bourgeoisie financière. Marta Harnecker considère que c’est à tort que de nombreux théoriciens excluent du prolétariat les travailleurs du commerce et de la circulation. Elle trouve que si l’industrie, le commerce et la finance déterminent des fractions d’une classe bourgeoise, ils déterminent de même des fractions du prolétariat et non des classes. Le prolétariat ne peut être réduit aux seuls ouvriers productifs. Cependant, la fraction des ouvriers productifs des grandes entreprises joue indubitablement un rôle d’avant-garde.

J. Gouverneur sur l’utilité du concept de travail productif, 1975

Dans « Le concept de travail productif et son utilité » (no 8, 1975, p. 199-230), Jacques Gouverneur siffle la fin de la récré. Il donne son avis sur certaines questions de travail productif, mais surtout rappelle que la question de la définition des classes est autre, c’est celle de la disposition des moyens de production, d’où une définition large du prolétariat. (En cela, il suit Marta Harnecker dont il a traduit le livre l’année d’avant.) Sur le travail productif, il est pour une conception large.

Classes sociales en Belgique, 1976

« Les classes sociales en Belgique », dans un numéro collectif (Paul Demunter, dir., no 10, 1976), fournit des données chiffrées sur le revenu de différentes catégories sociales mais ne discute pas les classes et encore moins leur définition.

Paul Demunter, comprendre la société (2002)

Paul Demunter, Comprendre la société, Contradictions nos 95-96 (janvier 2002) et l’Harmattan, Paris. Pour la définition des classes actuelles il prend en compte la propriété des moyens de production et la place dans la division du travail. Il met tous les salariés dans le prolétariat, producteurs de plus-value ou autres fonctions utiles au capitalisme rémunérées sur la plus-value, pour autant qu’il s’agisse de tâches d’exécution. (Il ne retient donc pas le critère de travail productif.) Il appelle nouvelle petite bourgeoisie la classe des salariés ayant des tâches d’encadrement. (Il fait donc une différence de niveau, de type de travail, entre les vendeurs de force de travail. On pourrait dire qu’il distingue un travail « au premier degré », direct — qu’il soit productif ou non — et un travail « au second degré » qui est de faire travailler les autres.)

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