Dominique Meeùs
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9. La loi du développement inégal et la révolution prolétarienne

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Marx et Engels ont vécu et lutté dans la période du capitalisme prémonopoliste, lorsque l’inégalité du développement était incomparablement plus faible et avait un caractère tout autre qu’à l’époque de l’impérialisme. C’est pourquoi ils estimaient que la révolution prolétarienne ne peut vaincre que si elle se produit simultanément dans les pays capitalistes des plus développés. Pour le capitalisme prémonopoliste ce point de vue de Marx et d’Engels était tout à fait juste. Mais à l’époque de l’impérialisme, les conditions de la victoire de la révolution prolétarienne ont radicalement changé : la révolution prolétarienne peut commencer et le socialisme peut triompher d’abord dans un seul pays qui n’est pas obligatoirement le pays capitaliste le plus développé.

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La victoire du socialisme dans un seul pays

Cette possibilité découle de l’accentuation de l’inégalité du développement politique et économique des divers pays à l’époque de l’impérialisme. Cette inégalité accrue, du moment où le partage du monde est achevé et où il se produit une lutte pour un nouveau partage, devient une force décisive du développement et conduit inévitablement à des guerres impérialistes qui affaiblissent l’impérialisme. Les contradictions entre les États impérialistes s’aggravent à tel point que le prolétariat qui a établi sa dictature dans un seul pays a la possibilité d’utiliser ces contradictions pour renforcer son État et, avec l’appui du prolétariat des autres pays dans lesquels le capitalisme n’est pas encore renversé, pour construire le socialisme.

En utilisant adroitement les contradictions entre les États impérialistes, le prolétariat victorieux dans un seul pays peut retarder l’attaque concertée de tous les États impérialistes contre le pays de la dictature du prolétariat jusqu’au moment où le rapport des forces sera plus favorable à l’État socialiste.

La victoire du socialisme tout d’abord dans un seul pays aggrave les contradictions de classe à l’intérieur des pays impérialistes, elle montre aux grandes masses prolétariennes de ces pays la voie à suivre pour s’affranchir de l’insupportable esclavage capitaliste, elle accélère le déclin de l’influence de l’idéologie réformiste sur la classe ouvrière.

L’inégalité de développement économique et politique est une loi inéluctable du capitalisme. De là, il sied de déduire qu’une victoire du socialisme est possible, pour commencer, dans quelques États capitalistes seulement, ou même dans un seul. Le prolétariat vainqueur dans ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé, chez lui, la production socialiste, se lèverait contre le reste du monde capitaliste, attirant à lui les masses opprimées des autres nations, fomentant chez elles des insurrections contre les capitalistes, employant, au besoin, la force armée contre les classes exploiteuses et leurs États. (Lénine : « Sur le mot d’ordre des États-Unis d’Europe », Contre le courant, t. 1, p. 140. Bureau d’éditions, 1927.)

L’impérialisme relie étroitement tous les pays du monde en une économie mondiale unique, l’impérialisme est un système de domination et d’oppression mondiales ; les contradictions créées par l’impérialisme sont des contradictions p. 332mondiales. Les contradictions intérieures de chaque pays sont donc une partie composante des contradictions mondiales de l’impérialisme et on ne peut les en séparer. C’est pourquoi…

… il faut maintenant considérer la révolution prolétarienne avant tout comme le résultat du développement des contradictions dans le système mondial de l’impérialisme, comme le résultat de la rupture de la chaîne du front impérialiste mondial dans tel ou tel pays. (J. Staline : Des principes du léninisme, p. 31.)

Mais si la révolution prolétarienne est la rupture de la chaîne du front impérialiste mondial, il n’est nullement obligatoire que cette chaîne soit rompue dans le pays capitaliste le plus avancé.

Il peut se faire que le pays qui a commencé la révolution, le pays qui a rompu le front du Capital, soit moins développé sous le rapport capitaliste que les autres pays, plus avancés et restés, cependant, dans le cadre du capitalisme. (J. Staline : Des principes du léninisme, p. 32.)

Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’un tel pays puisse être le pays le moins développé au point de vue capitaliste.

Pour que la révolution triomphe dans un pays donné, il est nécessaire qu’il y existe un prolétariat capable de s’organiser pour la victoire sur la bourgeoisie et d’entraîner avec lui les autres masses exploitées, il est nécessaire que dans ce pays, le capitalisme ait déjà atteint un niveau moyen de développement.

Il en fut précisément ainsi en 1917, en Russie : elle était un pays arriéré par rapport à des pays comme la France, l’Allemagne, l’Angleterre, etc. Mais le capitalisme y avait atteint un niveau tel qu’elle avait déjà une grande industrie concentrée, des monopoles et un capital financier, ainsi qu’un prolétariat révolutionnaire ayant à sa tête le Parti bolchevik. Sans être le pays le moins développé, la Russie s’est toutefois trouvée en 1917 le chaînon le plus faible du front impérialiste, car toutes les contradictions fondamentales de l’impérialisme mondial s’y enchevêtraient comme dans un nœud et s’y concentraient à cette époque.

Ce que Lénine a apporté de nouveau dans le marxisme sur la question de la révolution prolétarienne consiste, par conséquent, en ce que, à l’époque de l’impérialisme, la révolution prolétarienne peut commencer et le socialisme p. 333peut vaincre d’abord dans un seul pays capitaliste, et ensuite se propager dans les autres pays. Cette théorie de Lénine de la victoire du socialisme dans un seul pays découle directement de sa théorie de l’impérialisme, qui est la continuation directe et le développement du marxisme. Elle a encore été développée par le camarade Staline dans la lutte contre le trotskisme et le bloc zinoviéviste-trotskiste.

Celui qui nie l’accentuation de l’inégalité du développement à l’époque de l’impérialisme et la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays, nie en fait la possibilité de la révolution prolétarienne. Si le prolétariat du pays qui s’est trouvé le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste et dans lequel le renversement de la bourgeoisie est déjà possible doit ajourner la révolution jusqu’au moment où dans les autres pays se créera également une situation révolutionnaire, cela signifie que la révolution prolétarienne ne commencera jamais. Car l’inégalité du développement rend au plus haut point invraisemblable la création simultanée d’une situation révolutionnaire dans tous les pays capitalistes les plus importants. Les chefs social-démocrates trompent la classe ouvrière en disant qu’ils ne sont pas contre la révolution, mais qu’on ne peut pas la commencer parce que les ouvriers des autres pays ne la commencent pas. Une telle position de la question signifie un renoncement complet à la révolution.

Le trotskisme contre-révolutionnaire défend ce point de vue social-démocrate. Comme nous l’avons vu plus haut, Trotski se place en substance sur le terrain de la théorie du « surimpérialisme » de Kautsky, qui nie l’accentuation de l’inégalité du développement à l’époque de l’impérialisme. C’est pourquoi Trotski est intervenu et intervient contre la théorie léniniste de l’inégalité du développement à l’époque de l’impérialisme et de la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays. Il affirme que l’inégalité de développement a toujours été propre au capitalisme et qu’à l’époque de l’impérialisme se produit non une accentuation, mais une atténuation de cette inégalité.

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La loi du développement inégal à l’époque de l’impérialisme

En règle générale, le capitalisme ne peut se développer d’une façon uniforme, précisément parce qu’il est le capitalisme avec sa contradiction entre la production sociale et l’appropriation capitaliste et avec l’anarchie, les crises, etc., etc., qui découlent de cette contradiction fondamentale. Mais l’inégalité s’affaiblit-elle au fur et à mesure que se développe le capitalisme ? Non, elle ne le peut pas, car le développement du capitalisme, c’est le développement de sa contradiction fondamentale. L’atténuation de l’inégalité du développement signifierait l’affaiblissement de la contradiction fondamentale du capitalisme. De ce seul fait, il ressort déjà que l’impérialisme étant l’étape suprême du développement du capitalisme et la contradiction fondamentale du capitalisme atteignant à l’époque de l’impérialisme son plus haut degré d’acuité, l’inégalité de développement, non seulement ne s’atténue pas, mais, au contraire, s’accentue à l’extrême. Mais cela n’est pas tout. Comme l’impérialisme n’est pas simplement une aggravation de la contradiction fondamentale du capitalisme, mais une étape particulière du capitalisme, profondément distincte de son développement antérieur, il ne se produit pas simplement une accentuation de l’inégalité de développement, mais un changement du caractère même de cette inégalité.

Les facteurs qui déterminent ce caractère particulier de l’inégalité du développement dans la période de l’impérialisme, c’est, en premier lieu, l’achèvement du partage du monde et la lutte pour un nouveau partage, lutte qui pousse chaque pays impérialiste à accumuler des forces pour devancer ses rivaux ; en second lieu, le niveau extrêmement élevé des forces productives permet à un pays de devancer rapidement les autres. Cette course acharnée de vitesse entre les pays capitalistes découle donc de la nature même de l’impérialisme comme étape particulière du capitalisme. Elle ne pouvait pas avoir lieu quand n’existait pas encore la domination des monopoles et du capital financier, quand le monde n’était pas encore définitivement partagé.

À l’époque de l’impérialisme, la différence dans le degré de développement des divers pays capitalistes est p. 335beaucoup moindre qu’auparavant, c’est-à-dire que le nivellement est plus grand qu’avant l’impérialisme. Mais ce qui en découle, ce n’est pas une atténuation de l’inégalité du développement des divers pays, mais, tout au contraire, une accentuation de cette inégalité.

C’est parce que les pays arriérés accélèrent leur développement et se mettent au niveau des pays avancés, que la lutte s’accentue entre les pays pour prendre le devant, et qu’apparaît la possibilité pour certains pays de dépasser les autres et de les évincer des marches, créant ainsi des conditions favorables aux conflits armés, à l’affaiblissement du front mondial du capitalisme, à la rupture de ce front par les prolétaires des différents pays capitalistes… Ainsi le nivellement est une des conditions du renforcement de l’inégalité du développement en période impérialiste. (J. Staline : « Discours de clôture à la 7e session du Comité exécutif de l’Internationale communiste », Correspondance internationale, no 20, 1927, p. 268.)

Avant l’époque de l’impérialisme, l’inégalité du développement s’exprimait dans le fait que certains pays capitalistes devançaient les autres par un développement lent et prolongé. Mais dans la période de l’impérialisme, les forces productives ont atteint un niveau extrêmement élevé, il s’est produit un nivellement des pays capitalistes avancés et la course de vitesse entre les différents pays en vue d’un nouveau partage du monde est la condition d’existence de chaque pays impérialiste. Dans ces conditions, le développement se produit par bonds, certains pays devancent rapidement certains autres, ce qui entraîne inévitablement des guerres impérialistes, l’affaiblissement réciproque des pays impérialistes. D’où la possibilité d’une rupture de la chaîne impérialiste à l’un de ses maillons, et de la victoire du socialisme dans un seul pays.

C’est en cela que consiste le caractère spécifique de la loi de l’inégalité du développement à l’époque de l’impérialisme, caractère profondément distinct de la loi du développement inégal du capitalisme en général. Dans la période de l’impérialisme,

… l’inégalité du développement capitaliste est devenue un facteur décisif de l’impérialisme. (J. Staline : « Rapport à la 15e conférence du P.C. de l’U.R.S.S. », Correspondance internationale, 1926, no 123, p. 1432.)

Cette loi, découverte par Lénine et développée par Staline, p. 336du développement inégal dans la période de l’impérialisme, est décisive pour les destinées du capitalisme.

Les enseignements de Lénine sur l’impérialisme comme dernière étape du capitalisme, sur l’importance décisive de la loi du développement inégal, sur la rupture de la chaîne de l’impérialisme à son maillon le plus faible et sur la voie de la révolution prolétarienne mondiale, qui commence par la victoire du socialisme dans un seul pays, ont reçu de l’histoire une brillante confirmation ; ils ont été justifiés par toute la marche de la crise générale du capitalisme, qui a commencé avec la guerre impérialiste mondiale de 1914-1918, qui s’est elle-même terminée par la rupture du front impérialiste mondial dans la Russie tsariste.

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