Dominique Meeùs
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Comme cela a déjà été montré dans les chapitres précédents, le développement du capitalisme se poursuit grâce à la rapide concentration de la production. Les données suivantes montrent le degré atteint par la concentration au début du 20e siècle. En Allemagne, les entreprises comptant plus de 50 ouvriers formaient, en 1907, 0,9 % de l’ensemble des entreprises et occupaient 37 % de tous les ouvriers de l’industrie. En 1925, ces entreprises formaient 1,2 % du total des entreprises et occupaient 48 % de tous les ouvriers industriels. Aux États-Unis, le nombre des entreprises dont la production annuelle dépasse 1 million de dollars était, en 1909, 1,1 % de l’ensemble des entreprises industrielles et elles occupaient 30,5 % de tous les ouvriers, leur production était de 43,8 % de toute la production industrielle. En 1929, ces entreprises formaient 5,6 % de toutes les entreprises industrielles, elles occupaient 58 % de l’ensemble des ouvriers de l’industrie et leur production se montait à 69,3 % de toute la production industrielle.
Lorsqu’un petit nombre d’entreprises concentrent chez elles, comme, par exemple, aux États-Unis, plus de la moitié de tous les ouvriers et les deux tiers de toute la production, cela signifie que nous avons affaire à des entreprises gigantesques qui occupent une situation monopoliste et dominent sur le marché. Leurs concurrents, les petits capitalistes, se montrent tout à fait impuissants dans la lutte avec de telles entreprises.
p. 285C’est pourquoi
… la concentration, arrivée à un certain degré de son développement, conduit d’elle-même, pour ainsi dire, droit au monopole. Car quelques dizaines d’entreprises géantes peuvent aisément s’entendre…
Les propriétaires de ces grandes entreprises, non seulement peuvent, mais sont aussi parfois obligés de s’entendre entre eux dans le but de dominer sur le marché, car les grandes dimensions de leurs entreprises rendent la concurrence encore plus dangereuse.
… la difficulté de la concurrence et la tendance au monopole naissent précisément de la grandeur de ces entreprises.
Ainsi la concurrence a abouti à la concentration, et la concentration à un certain degré de son développement conduit au monopole, mais cela signifie que le développement de la concurrence aboutit, au contraire, de la concurrence au monopole.
Le monopole naît de la concentration. Un certain, un haut degré de concentration représente la base du monopole. Mais il serait inexact de considérer le fait même de la concentration comme un monopole. Le monopole consiste dans le fait que, à un degré élevé de la concentration, il devient possible et nécessaire pour les grands capitalistes de s’entendre entre eux dans un but de domination monopoliste du marché ; dans le but de partager les marchés d’écoulement, d’établir des prix uniques, etc.
De telles unions monopolistes existaient déjà avant l’impérialisme, mais elles étaient alors l’exception. C’est la libre concurrence qui dominait, et non le monopole. C’est seulement après la crise de 1900-1903 que les monopoles sont devenus :
… une des bases de la vie économique tout entière. Le capitalisme s’est transformé en impérialisme.
Les formes des unions monopolistes sont extrêmement variées. Les plus importantes sont : 1. Les cartels : des entreprises s’entendent pour partager le marché entre elles, établir des prix généraux, fixer les dimensions de la production de chaque entreprise, mais les entreprises elles-mêmes restent indépendantes aussi bien du point de vue de la production que de celui du commerce. 2. Les syndicats ou consortiums sont un degré plus élevé d’union monopoliste, les membres du syndicat n’achètent pas la matière première et ne vendent pas leur production eux-mêmes, mais ils créent à cet effet un appareil commercial commun. 3. Les trusts sont le degré supérieur d’union monopoliste : les entreprises perdent leur indépendance, non seulement du point de vue du commerce, mais aussi du point de vue de la production. Toutes les entreprises fusionnent en une seule entreprise, dirigée par un seul centre. Les anciens propriétaires de ces entreprises deviennent copropriétaires de cette grande entreprise unifiée. Le caractère individuel des entreprises s’efface.
Souvent ce sont non seulement des entreprises du même genre qui fusionnent, mais aussi des entreprises de différentes branches d’industrie. Il se crée de gigantesques entreprises combinées, qui se procurent elles-mêmes leurs matières premières, les transforment, utilisent les déchets de la production, etc. Tels sont, par exemple, les entreprises combinées de métallurgie, de houille, de produits chimiques, de construction mécanique. Cette sorte de trusts est plus stable que les trusts qui unifient seulement des entreprises du même genre, elle est moins influencée par les conditions variables du marché.
D’autre part, les trusts sont, sous la direction des grandes banques monopolistes, unifiés en konzerns qui englobent les entreprises les plus variées dans les différentes branches de l’industrie, du transport et du commerce.
Le monopole, né de la concentration, accélère encore plus cette dernière. Les monopoles font monter les prix sur le marché et s’assurent des profits fabuleux, ils monopolisent les découvertes et privent les autres capitalistes de la possibilité de réduire leurs frais de production.
p. 287Le monopole ainsi créé assure des bénéfices énormes et conduit à la formation d’unités techniques de production d’une ampleur formidable.
Dans le monopole, la socialisation de la production s’exprime déjà non seulement dans le fait que le travail est socialisé dans les limites d’une seule entreprise, que l’interdépendance des entreprises et des branches de production séparées augmente de plus en plus, mais aussi dans le fait que les capitalistes lient les grandes entreprises en un tout unique même au point de vue de l’organisation. Les monopoles font l’inventaire de toute la production sociale, des sources de matières premières, de la main-d’œuvre, des débouchés, etc.
La concurrence se transforme en monopole. Il en résulte un progrès immense de la socialisation de la production.
Mais cette socialisation est une socialisation capitaliste, elle n’abolit pas l’appropriation capitaliste, et, par conséquent, la contradiction fondamentale du capitalisme. Lorsque les forces productives qui ont déjà besoin d’une socialisation véritable et complète sont soumises à la socialisation capitaliste sous la forme des monopoles, elles se trouvent encore plus gênées dans leur développement.
Le monopole est le contraire de la concurrence, mais il ne l’abolit pas et coexiste avec elle. La concurrence prend alors de nouvelles formes et devient beaucoup plus aiguë.
D’ordinaire, le monopole dans une branche d’industrie quelconque n’embrasse pas toute cette branche. Le monopole à 100 % d’une production quelconque est une rare exception. La concurrence, la lutte, se produit en premier lieu entre les capitalistes qui n’entrent pas dans le monopole (les outsiders) et, en second lieu, entre ceux-ci et les monopoles. Dans cette lutte, les monopoles emploient tous les moyens possibles tels qu’une forte baisse temporaire des prix, dans le but de ruiner leurs concurrents, le boycottage dans le but de priver les outsiders de la matière p. 288première nécessaire ; les monopoles ne s’arrêtent pas devant des procédés de lutte tels que d’incendier et de faire sauter les entreprises de leurs concurrents.
La concurrence se produit aussi à l’intérieur des monopoles eux-mêmes. Dans le cas où les entreprises qui entrent dans les unions monopolistes restent indépendantes au point de vue de la production (cartels, syndicats), il se produit entre elles une lutte pour la quote-part dans l’écoulement général de la production. Lors de l’organisation d’un cartel ou d’un syndicat, la quote-part de chaque entreprise dans l’écoulement général est fixée suivant sa capacité de production. Chaque capitaliste qui fait partie d’un cartel cherche à élargir son entreprise, à l’améliorer au point de vue technique, afin de réclamer ensuite pour lui une plus grande quote-part dans l’écoulement. Comme l’accord entre les capitalistes est conclu sur la base du rapport de leurs forces, avec la modification de ce rapport des forces s’aggrave la lutte pour la quote-part. Souvent le cartel se décompose et il s’en crée un nouveau.
Il se produit également une lutte entre les monopoles de la même branche au cas où, dans la branche donnée, il existe non une seule, mais plusieurs unions monopolistes.
Il se produit également une lutte entre les monopoles de branches différentes de production, comme, par exemple, la concurrence entre le pétrole artificiel et le pétrole naturel, la soie artificielle et la soie naturelle, le caoutchouc, etc. La lutte se produit pour le remplacement de certaines marchandises par d’autres susceptibles de satisfaire le même besoin ; ainsi, par exemple, la concurrence entre les transports par chemin de fer, automobiles et aériens, la concurrence entre la houille et le pétrole, etc.
Enfin, il y a lutte entre les monopoles des différents pays. À l’époque du capitalisme prémonopoliste, la concurrence internationale se déroulait entre une foule de capitalistes isolés. Lorsque s’établit la domination des monopoles, la concurrence sur le marché mondial se produit maintenant entre un petit nombre de monopoles gigantesques. C’est pourquoi la concurrence a un caractère beaucoup plus aigu.
… les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus ; ils existent au-dessus et à côté d’elle, engendrant ainsi des p. 289contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents.
Le monopole capitaliste ne peut supprimer la concurrence précisément parce que c’est un monopole capitaliste, c’est-à-dire un monopole basé sur la propriété privée des moyens de production sociaux. C’est pourquoi le monopole existe à côté de la concurrence. Par conséquent, d’une part, l’existence des monopoles témoigne du fait que les forces productives sont entrées dans la phase de leur développement où leur socialisation complète devient une nécessité immédiate.
Le monopole est le passage du capitalisme à un régime supérieur.
Mais, d’autre part, comme les monopoles sont des monopoles capitalistes, comme ils ne suppriment pas la concurrence, mais existent à côté d’elle, comme ils renforcent la lutte entre les capitalistes, ils aggravent encore davantage la contradiction fondamentale du capitalisme, ils gênent encore plus le développement des forces productives sociales.
Le monopole est une transition à un ordre supérieur non pas parce que les organisations monopolistes elles-mêmes sont des éléments du socialisme. Les monopoles capitalistes ne sont pas et ne peuvent pas être de tels éléments, car ils appartiennent à des capitalistes et non aux producteurs directs. Les théoriciens social-démocrates s’efforçaient et s’efforcent de présenter les monopoles comme un commencement de production socialiste (la théorie du « capitalisme organisé » et de la « démocratie économique »), afin de tromper la classe ouvrière par des illusions sur une intégration paisible du capitalisme dans le socialisme.
Lénine a montré que le monopole est la transition à un ordre supérieur seulement dans un sens double. En premier lieu, le monopole
… conduit aux portes de la socialisation intégrale de la production.
Il témoigne de la possibilité pratique et de la nécessité urgente d’une socialisation pleine et entière de la production. L’existence des monopoles prouve que le socialisme frappe à la porte de la société. En second lieu, le monopole en tant que monopole capitaliste non seulement n’admet pas la socialisation intégrale de la production, mais renforce encore davantage la domination et l’oppression du capital, l’oppression et la domination d’une petite poignée de capitalistes monopolistes sur la société.
La production devient sociale, mais l’appropriation reste privée. Les moyens de production sociaux restent la propriété privée d’un petit nombre d’individus. Le cadre général de la libre concurrence nominalement reconnue subsiste, et le joug exercé par une poignée de monopolistes sur le reste de la population devient cent fois plus lourd, plus tangible, plus intolérable.
C’est pourquoi la transformation du capitalisme en capitalisme monopoliste montre non seulement la nécessité de la socialisation intégrale, mais aussi la nécessité urgente de réaliser cette socialisation, ce qui ne peut se faire que par la voie du renversement violent de la domination du capital, c’est-à-dire par la voie de la révolution prolétarienne.
C’est justement cette conjonction de deux « principes » contradictoires, la concurrence et le monopole, qui caractérise l’impérialisme ; c’est justement [elle] qui prépare la faillite de l’impérialisme, c’est-à-dire la révolution socialiste.
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