Dominique Meeùs
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Louis Ségal, Principes d’économie politique :
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Les crises montrent, avec une force chaque fois plus grande, que le régime capitaliste ne répond plus à son rôle historique, que, de forme de développement des forces productives, il en est devenu une entrave.
Les crises, chaque fois avec plus de force, créent une menace pour l’existence du capitalisme.
p. 271C’est précisément pour cela que l’économie politique bourgeoise essaie, de toutes ses forces, de prouver que les crises sont un phénomène fortuit, qu’elles ne découlent pas de la nature même du capitalisme, que le capitalisme peut abolir les crises.
La théorie des crises la plus répandue dans l’économie politique bourgeoise tend à établir que les crises découlent du manque capital de prêt. Si l’on parvenait à régler le crédit, on réussirait, paraît-il, à abolir pour toujours les crises. Nous avons vu plus haut que les crises commencent dans le domaine du crédit, bien que leurs racines remontent à la production. La crise du crédit n’est qu’un indice, un symptôme de la crise qui approche. Mais la « science » bourgeoise reste fidèle à sa nature et glisse sur la surface des choses.
L’économie politique [bourgeoise] révèle son caractère superficiel par ce simple fait qu’elle considère comme cause déterminante du cycle industriel l’expansion et la contraction du crédit, c’est-à-dire le simple symptôme des périodes alternatives. (K. Marx : le Capital, t. 4, p. 99.)
La théorie qui considère les crises comme des phénomènes accidentels et qui peuvent être abolis a subi un échec tel que depuis quelques années l’économie politique bourgeoise a, en général, abandonné toute tentative d’expliquer les crises et se borne simplement à les décrire.
Les chefs et les théoriciens social-démocrates ne peuvent pas simplement répéter les affirmations des économistes bourgeois ; ils les dissimulent sous une phraséologie marxiste.
Ces deux théories des crises les plus répandues parmi les social-démocrates sont : 1o la théorie de la disproportion, et 2o celle de la sous-consommation.
Nous avons déjà montré que la disproportion entre les branches de production et la consommation limitée des masses découlaient de la contradiction fondamentale entre la production sociale et l’appropriation capitaliste, et que ni la disproportion ni la consommation limitée des masses ne peuvent être considérées comme les causes des crises : la cause des crises, c’est la contradiction fondamentale du capitalisme.
Les théoriciens social-démocrates voient la cause des crises tantôt dans la disproportion, tantôt dans le bas niveau p. 272de la consommation. Les uns affirment que la cause des crises réside dans le développement disproportionné des branches de production et que les crises n’ont rien de commun avec la situation des masses prolétariennes, les autres affirment que la crise est engendrée par la sous-consommation des masses. Les représentants de ces deux conceptions sont en apparence fidèles à la doctrine marxiste : Marx a en effet parlé de la disproportion et de la sous-consommation. Mais en réalité ces deux théories sont tout à fait contraires au marxisme.
Le représentant le plus en vue de la théorie de la disproportion est Hilferding qui a emprunté sa théorie à Tougan-Baranovski. Ce dernier affirme qu’en conservant la proportion entre les branches de la production est possible un développement sans crises du capitalisme, même dans le cas où la consommation personnelle serait réduite à zéro. C’est pourquoi la cause de la crise, c’est seulement la violation de la proportion, c’est-à-dire la disproportion.
Nous avons déjà constaté plus haut (chapitre 10, paragraphe 3) toute la stupidité de cette phrase vide, à savoir qu’est possible la proportion entre la production des moyens de production et la production des objets de consommation, indépendamment de l’état et des dimensions de cette même consommation ; c’est pourquoi nous n’analyserons plus la théorie de la disproportion. Rappelons seulement que la disproportion de la production est le résultat inévitable de la contradiction fondamentale du capitalisme.
« L’anarchie de la production », « l’absence de plan dans la production », qu’est-ce que cela exprime donc ? Cela exprime la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère individuel de l’appropriation. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, t. 2, p. 39. (Édition russe.).)
En niant l’importance du bas niveau de la consommation des masses, Hilferding nie par cela même la contradiction fondamentale du capitalisme, qui crée un obstacle au développement de la production sous la forme du pouvoir de consommation limité de la société. Mais cette négation de la contradiction fondamentale du capitalisme comme cause des crises inévitables, les social-démocrates en ont besoin p. 273pour démontrer que l’on peut éviter les crises en régime capitaliste si seulement on abolit la disproportion entre les branches de la production ; ils en ont besoin pour donner une base à la théorie du capitalisme organisé.
Le représentant le plus en vue de la deuxième théorie social-démocrate, celle de la sous-consommation, est Tarnov, que nous avons déjà mentionné. Cette théorie non plus n’est pas neuve, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, elle remonte au commencement du 19e siècle, où elle fut lancée par l’économiste petit-bourgeois suisse, Sismondi. Celui-ci affirmait que comme les crises découlent de la sous-consommation des masses, comme ces dernières sont vouées en régime capitaliste à la sous-consommation, les crises sont donc impossibles à éliminer. Sismondi en conclut qu’il faut revenir en arrière, à la petite production.
La social-démocratie contemporaine, dans la personne de Tarnov et d’autres, s’est emparée de cette théorie et en a tiré une conclusion tout à fait opposée : comme la crise découle de la sous-consommation, comme les capitalistes souffrent des crises non moins que la classe ouvrière, les capitalistes sont directement intéressés a ce que les ouvriers consomment davantage. Il suffit donc que les capitalistes payent aux ouvriers de hauts salaires et les crises disparaîtront à jamais. Et Tarnov berce les ouvriers par des fables sur la possibilité d’une augmentation des salaires par les capitalistes eux-mêmes. Il ne faut pour cela qu’une seule chose, c’est que les ouvriers travaillent davantage.
Si Sismondi, en constatant la sous-consommation des masses, conclut que le capitalisme n’est pas progressif et préconise le retour à la petite production, Tarnov et d’autres font, au contraire, l’apologie du capitalisme en s’efforçant de prouver que les capitalistes sont intéressés à l’augmentation des salaires et que cette augmentation mettra fin aux crises en régime capitaliste.
Les recettes social-démocrates pour surmonter les crises en régime capitaliste sont aussi peu originales que leurs explications des crises.
Le merveilleux moyen de surmonter les crises par l’augmentation des salaires a déjà été inventé à la fin du siècle p. 274dernier par l’économiste bourgeois allemand Sombart dans le but de duper les ouvriers.
Pour se rendre compte que l’augmentation des salaires ne peut empêcher la crise, il suffit de voir qu’à la veille de la crise, à savoir dans la période d’essor industriel, les salaires augmentent ordinairement. L’augmentation des salaires dans la période d’essor ne fait qu’annoncer la crise.
Mais, peut-on dire, quelle est donc la signification de la contradiction entre la production et la consommation en régime capitaliste, contradiction objectée par Lénine aux apologistes bourgeois qui nient le lien entre les crises et le bas niveau de la consommation des masses ?
La contradiction entre la production et la consommation en régime capitaliste, dévoilée par Marx et par Lénine, n’a rien de commun avec la théorie de la sous-consommation.
La sous-consommation (qui expliquerait prétendument les crises) existait sous les régimes économiques les plus différents, mais les crises ne sont le signe distinctif que d’un seul régime, le régime capitaliste. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, t. 2, p. 36, édition russe.)
Il ne s’agit donc pas seulement de la sous-consommation, il ne s’agit pas simplement de la contradiction entre la production et la consommation, mais du caractère de cette contradiction comme la forme sous laquelle se manifeste la contradiction fondamentale du capitalisme. C’est ce que ne pouvait voir l’idéologue de la petite-bourgeoise Sismondi, c’est ce que ne veulent pas voir les apologistes social-démocrates du capitalisme.
Il s’agit du fait que le capitalisme, pour ses besoins d’accumulation, tend à élargir sans fin la production sociale et en réduisant la consommation des masses, il dresse lui-même un obstacle à cette extension. Il s’agit donc de la contradiction entre la production sociale et l’appropriation capitaliste. Comme la théorie de la disproportion, la théorie social-démocrate de la sous-consommation nie cette contradiction pour prouver que les crises peuvent être supprimées en régime capitaliste.
La théorie des crises de Rosa Luxembourg découle de sa théorie de l’accumulation. Nous avons montré plus haut p. 275que, tout aussi bien que Sismondi, elle considère comme impossible la réalisation du produit dans une société purement capitaliste. Par suite du bas niveau de la consommation des masses en régime capitaliste, il devrait y avoir une surproduction constante, une crise permanente. La réalisation du produit capitaliste n’est, paraît-il, possible, que sur le marché non capitaliste, « extérieur », des « tierces personnes ». Comme les capitalistes trouvent un écoulement chez les petits producteurs, l’accumulation se produit sans obstacle, mais à peine la demande de ces « tierces personnes » diminue-t-elle que la crise devient inévitable.
Lénine a montré que la théorie sismondiste de la sous-consommation explique les crises non par les contradictions intérieures de la production capitaliste, mais par des phénomènes extérieurs. La théorie de Sismondi explique les crises…
… Par la contradiction entre la production et la consommation de la classe ouvrière, la seconde [c’est-à-dire la théorie de Marx], par la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation. La première, par conséquent, voit la racine du phénomène en dehors de la production…, la seconde, précisément dans les conditions de la production. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, t. 2, p. 36. (Édition russe.).)
Ces paroles de Lénine s’appliquent pleinement et avec la même force aussi à Rosa Luxembourg.
En niant la possibilité de la vente de la partie accumulée du produit supplémentaire dans les limites du système capitaliste et en expliquant les crises par la diminution ou par l’absence de la demande de la part des « tierces personnes », Rosa Luxembourg, par cela même, explique les crises non par les contradictions intérieures du capitalisme, mais par les rapports du capitalisme avec son milieu extérieur. Par conséquent, elle se détourne en fait de la contradiction fondamentale du capitalisme.
Nous voyons que toute tentative d’expliquer les crises autrement que par la contradiction fondamentale du capitalisme est en fait la négation de cette contradiction, et ainsi conduit directement ou indirectement au renoncement à la révolution prolétarienne.
p. 276La grande signification révolutionnaire de la théorie marxiste-léniniste des crises consiste dans le fait qu’elle montre que les crises découlent de la nature même du capitalisme et, par conséquent, ne peuvent être supprimées qu’avec le capitalisme lui-même.
Dans les crises se révèlent, chaque fois plus fortement, toutes les contradictions du capitalisme ainsi que son incapacité de diriger la production sociale. Les crises posent chaque fois dans toute son ampleur la question de la nécessité de l’abolition du capitalisme, de la nécessité de la révolution prolétarienne.
D’une part, donc, le mode capitaliste de production est convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives. D’autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales.
Cette portée révolutionnaire des crises a été particulièrement soulignée par Lénine.
L’armée du prolétariat se raffermit dans tous les pays. Sa conscience, sa cohésion et sa résolution grandissent à vue d’œil. Et le capitalisme se charge avec succès de rendre plus fréquentes les crises dont se servira cette armée pour abolir le capitalisme. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 12, p. 93, édition russe.)
La position léniniste de la question de l’importance des crises est très étroitement liée à la lutte implacable que Lénine mena contre les critiques de la théorie marxiste de la reproduction et des crises, contre les tentatives d’interpréter la théorie marxiste uniquement comme une théorie de la disproportion ou une théorie de la sous-consommation.
p. 277Dans cette lutte, Lénine, en dévoilant toute la profondeur de la théorie marxiste des crises, a continué la doctrine de Marx d’après laquelle la contradiction fondamentale du capitalisme est la cause des crises. Il a aussi brillamment élaboré les autres côtés de la théorie marxiste des crises. Lénine a montré que, pour Marx, la disproportion des branches de production et la contradiction entre la production et la consommation étaient deux aspects de la contradiction fondamentale du capitalisme entre la production sociale et l’appropriation capitaliste.
Dans la lutte avec tous les adversaires déclarés du marxisme, notamment avec ces « marxistes » qui, se cachant derrière une phraséologie marxiste, déformaient et falsifiaient en réalité le marxisme, en le châtrant de son contenu révolutionnaire, Lénine a développé la doctrine de Marx de la contradiction fondamentale du capitalisme comme cause des crises. Et tandis que l’opportunisme s’efforçait de détourner la classe ouvrière de la voie de la lutte révolutionnaire contre le capitalisme sur la voie de la lutte « purement économique », sur la voie du réformisme et de la conciliation avec la bourgeoisie, en inventant les « théories » de la possibilité de la suppression des crises en régime capitaliste, Lénine a posé devant le prolétariat la tache de la lutte de classe révolutionnaire pour le renversement du capitalisme, qui mettra aussi fin aux crises.
La crise prouve que les ouvriers ne peuvent pas se borner à la lutte pour obtenir des capitalistes telles ou telles concessions isolées… la faillite se produit et les capitalistes, non seulement reprennent toutes les concessions qu’ils avaient faites, mais profitent encore de l’impuissance des ouvriers pour diminuer encore les salaires. Et il en sera fatalement ainsi jusqu’au jour où les armées du prolétariat socialiste renverseront la domination du capital et de la propriété privée. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 4, p. 186.)
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