Dominique Meeùs
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7. La rente foncière

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Examinons enfin la dernière forme que revêt la plus-value, la rente.

En régime capitaliste, la terre est propriété privée. Le propriétaire foncier, en la donnant au capitaliste pour utilisation temporaire, touche un loyer. La terre louée peut renfermer d’anciens investissements de capitaux tels que des dispositifs d’irrigation ou de drainage, peut porter des plantations artificielles, des édifices, etc. Le loyer perçu par p. 186le propriétaire foncier pour ce capital est l’intérêt de ce capital et non la rente. Par cette dernière, il faut entendre la partie du loyer perçue pour l’utilisation de la terre comme telle, de la terre comme condition de la production, condition donnée par la nature même et non créée par le travail humain. Lorsqu’on loue une terre qui n’a encore jamais été labourée et dans laquelle aucun capital n’a encore été investi, le propriétaire touchera aussi un loyer.

Pour comprendre d’où vient la rente foncière, qui la crée et comment elle parvient au propriétaire foncier, nous prendrons pour point de départ, dans tout ce qui va suivre, les deux conditions suivantes. En premier lieu, nous avons en vue l’agriculture capitaliste, c’est-à-dire une culture qui ne se fait que par l’exploitation du travail salarié. La rente perçue sur les terres paysannes ne peut être comprise que sur la base de la rente foncière capitaliste. En second lieu, nous supposons que le propriétaire foncier et le capitaliste sont deux personnes distinctes, que la production est organisée non par le propriétaire foncier, mais par le capitaliste qui a loué la terre. Dans le cas où le capitaliste est en même temps le propriétaire de la terre, c’est lui qui encaisse la rente foncière.

La première rente différentielle

Prenons trois terrains : I, II, III, de dimensions identiques de 1 hectare, mais de fertilité différente, si bien que, les dépenses et les procédés de culture étant les mêmes, chacun d’eux donne une récolte différente. Ainsi, les locataires de ces terrains y ayant investi la somme de 100 francs chacun, le nombre d’ouvriers occupés dans chacun de ces terrains étant le même ainsi que le nombre des journées de travail faites et celui des heures par jour, le terrain I a donné 4 quintaux, le terrain II, 5 et le terrain III, 6 quintaux de blé.

Supposons que le taux moyen du profit soit de 20 %. Chacun des locataires de ces terrains ajoute à son prix de revient le profit moyen. Le prix de production de l’ensemble du blé de chaque terrain sera donc de 120 francs (100 francs de prix de revient et 20 francs de profit moyen). Mais, dans ce cas, le prix de production d’un quintal de blé du terrain I sera de 30 francs (120 : 4), du terrain II, 24 francs (120 : 5) et du terrain III, 20 francs (120 : 6).

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Cependant, sur le marché, les prix du blé ne peuvent avoir des niveaux différents. Quel sera donc le niveau commun ? Si l’ensemble du blé produit (dans notre exemple, 15 quintaux) est nécessaire à la satisfaction de la demande de blé qui existe sur le marché, le taux s’établira au prix de vente du blé du plus mauvais terrain, soit 30 francs le quintal.

Voici la raison de ce phénomène. Sur les meilleurs terrains, le travail est plus productif que sur les mauvais. Toutefois, ce n’est pas ce travail plus productif qui détermine la valeur et le prix de production des produits agricoles. Si, dans l’industrie, le travail est devenu plus productif dans une entreprise donnée d’une branche que dans toutes les autres entreprises de la même branche, la valeur individuelle des marchandises de cette entreprise sera plus basse que leur valeur sociale. Le capitaliste de cette entreprise vendra ses marchandises à un prix inférieur à leur valeur sociale, mais au-dessus de leur valeur individuelle, et il obtiendra une plus-value supplémentaire ou surprofit. (Voir chapitre 4.) Mais la concurrence qu’il fait aux autres (puisqu’il vend la marchandise à des prix plus bas que les autres capitalistes) poussera ces derniers à perfectionner la production et à baisser la valeur. Si bien que finalement il y aura une baisse de la valeur sociale de toutes les marchandises de la branche donnée et le surprofit disparaîtra.

La situation est tout autre dans l’agriculture. Ici, les meilleurs terrains dans lesquels le travail est le plus productif sont en nombre limité. On ne peut pas les créer comme on peut créer une meilleure machine ou une meilleure fabrique. Justement, parce que les meilleurs terrains sont en nombre restreint et ne peuvent pas être créés, la valeur sociale du produit agricole est déterminée par la productivité du travail obtenue sur le terrain le moins bon, c’est-à-dire par le travail le moins productif. (On peut, certes, améliorer tout terrain, mais cela demande un capital supplémentaire. Or, nous considérons le cas où les investissements sont égaux pour tous les terrains.) Par conséquent, le prix du produit agricole sur le marché sera déterminé non par le prix individuel de production du meilleur ou du moyen terrain, mais par le prix de production du terrain le moins bon. Le prix du quintal de blé sera donc établi à 30 francs.

Ainsi, le locataire du terrain I vend son blé 120 francs, celui p. 188du terrain II, 150 (30 multiplié par 5) ; celui du terrain III, 180 (6 multiplié par 30). Chacun d’eux a dépensé 100 francs, mais le second a tiré un profit de 30 francs et le troisième de 60 francs de plus que le premier.

Cet excédent reste-t-il chez les locataires des terrains ? Non, les meilleurs terrains sont les plus recherchés et pour cette raison leurs propriétaires se font payer un loyer plus élevé. Le capitaliste qui a loué la terre reçoit seulement le profit moyen. Et l’excédent qu’il touche, il est obligé de le verser au propriétaire foncier sous forme de rente.

Pour plus de clarté, nous représenterons cet exemple sous la forme du tableau que voici :

Terrains Capi
taux
enga
gés,
en
francs

colte
en
quin
taux
par
hec
tare
Prix de
produc
tion
(20 %
taux
moyen
du
profit)
Prix
indi
viduel
de
produc
tion
d’un
quintal,
en
francs
Prix
social
de
produc
tion
d’un
quintal
Prix
social
de
produc
tion
de
toute
la
récolte
Rente
I 100 4 120 30 30 120
II 100 5 120 24 30 150 30
III 100 6 120 20 30 180 60

On voit donc que la rente n’est pas une somme déduite du profit moyen du locataire de la terre, mais l’excédent sur son profit moyen. Le fait que le locataire de la terre paie la rente ne porte pas atteinte à ses intérêts de capitaliste. Bien entendu, la rente n’est pas créée par la terre, mais par le travail des ouvriers salariés puisque le travail des ouvriers sur différents terrains a une productivité différente, et c’est pourquoi il donne aussi des quantités de plus-value différentes. La rente provenant de la différence entre le prix social de production des produits agricoles et leur prix de production individuel (et cette différence est conditionnée par les différences dans la productivité du travail) s’appelle la rente différentielle.

Ce n’est pas la terre, mais le travail qui crée la rente. La différence dans la fertilité du sol est la condition des différences dans la productivité du travail. C’est pourquoi il semble que la rente est créée par la terre et non par le travail. Étant au fond une forme de la plus-value, la rente se présente comme un produit de la terre, de même que le profit paraît engendré par l’ensemble du capital.

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La deuxième rente différentielle

On obtient également la rente différentielle dans le cas d’investissements supplémentaires de capitaux dans la terre. Si, dans notre exemple, le locataire du terrain II engage dans sa terre, au lieu de 100, 200 francs, en introduisant de nouvelles machines, des procédés perfectionnés de labour, des engrais artificiels, etc., il obtiendra une plus forte récolte.

Supposons qu’avec l’investissement d’un capital supplémentaire de 100 francs, le terrain II donne 10 quintaux de blé. Quelle sera alors la rente de ce terrain ? Le capital total engagé dans ce terrain sera de 200 francs. Le taux moyen du profit étant de 20 %, le prix de production individuel de 10 quintaux sera de 240 francs (200 francs de frais de production et 40 francs de profit moyen) ; leur prix social de production (qui comme avant est déterminé par le prix de production individuel d’un quintal sur le terrain le moins bon, c’est-à-dire 30 francs) sera de 300 francs. De la sorte, la rente du terrain II montera à 300 francs − 240 francs = 60 francs, alors qu’avant elle était de 30 francs. L’investissement supplémentaire du capital a donc donné une rente supplémentaire de 30 francs.

Dans le système de louage de la terre (affermage), le loyer est établi d’ordinaire par un bail pour plusieurs années à l’avance. Si pendant ce laps de temps le locataire (affermataire) fait des investissements supplémentaires de capitaux, la rente s’accroît et dépasse les proportions du loyer stipulé, cet excédent reste au locataire. Voilà pourquoi nous constatons le fait particulier que le propriétaire foncier préfère des délais d’affermage aussi courts que possible alors que le locataire réclame les termes les plus longs. Plus est court le délai d’un bail, moins le locataire est intéressé à effectuer des investissements supplémentaires de capital puisque le capital engagé dans la terre pendant le délai du bail reste au propriétaire foncier. La propriété privée de la terre entrave ainsi le développement des forces productives dans l’agriculture.

La rente obtenue à la suite des investissements supplémentaires de capital est aussi de la rente différentielle, elle est conditionnée par les différences dans la productivité du travail, elle s’appelle la deuxième rente différentielle à l’opposé de la première rente différentielle, qui est le résultat p. 190des différences dans la productivité du travail des terrains de qualité inférieure.

La rente différentielle du terrain le moins bon

Dans l’exemple ci-dessus, le terrain le plus mauvais ne produit point de rente. Mais le propriétaire du plus mauvais terrain n’afferme pas sa terre gratuitement. D’où vient donc cette rente, le terrain le plus mauvais ne donnant pas de profit supplémentaire pouvant se convertir en rente ?

Dans certains cas, le plus mauvais terrain peut donner de la rente différentielle.

Si, dans notre exemple, l’investissement supplémentaire d’un capital de 100 francs sur le terrain II donne un produit supplémentaire non de 5 quintaux, mais de 3 seulement, le prix social de production du blé produit s’établira au prix individuel de production d’un quintal de blé produit par cet investissement supplémentaire de capital. Car désormais, le travail appliqué par ce capital sera le moins productif. Ce capital supplémentaire remplit en quelque sorte le rôle du terrain le plus mauvais, moins bon encore que le terrain I.

Le prix individuel de production de ces 3 quintaux sera de 120 francs (100 francs de frais de production et 20 francs de profit moyen) et le quintal coûtera 40 francs. Cette somme constitue dorénavant le prix social de production d’un quintal. La récolte du terrain I sera vendue 160 francs (40 francs × 4). Le prix de production individuel est de 120 francs. La rente du plus mauvais terrain sera donc de 40 francs. Il va de soi que la rente du premier investissement de capital dans le terrain II et la rente du terrain III montera.

Les plus mauvais terrains ne donnent pas toujours de rente différentielle. Ils ne la donnent que dans le cas où la dépense supplémentaire de capital sur le meilleur terrain produit une récolte supplémentaire moindre que celle du plus mauvais terrain. Or, même ces derniers terrains doivent toujours donner de la rente.

Si les plus mauvais terrains ne donnent pas toujours de la rente différentielle, ils donnent toujours de la rente absolue. Cette dernière est perçue également sur les meilleurs terrains, mais tandis que ces terrains donnent toujours de la rente différentielle et de la rente absolue, les plus mauvais donnent toujours de la rente absolue et dans certaines p. 191conditions seulement (que nous venons d’exposer) de la rente différentielle.

La rente absolue

La rente absolue est aussi une forme de la plus-value, mais elle se forme autrement que la rente différentielle. La rente absolue, aussi bien que la rente différentielle, ne peut être une somme déduite du profit moyen. Autrement, les capitalistes n’engageraient pas leurs capitaux dans l’agriculture. La rente différentielle est la différence entre le prix social de production du produit agricole et son prix de production individuel.

Par conséquent, la rente absolue ne peut être qu’une somme supplémentaire au-dessus du prix social de production. Comment cette majoration est-elle possible ? Quelle en est la source ?

L’agriculture en général, et la culture du sol en particulier, est une branche de production où la composition organique du capital est inférieure à la composition moyenne du capital social. En régime capitaliste, le développement de l’agriculture est en retard, par rapport à l’industrie. Ce retard est dû à la propriété privée de la terre. (Nous l’avons déjà vu par l’exemple de la deuxième rente différentielle. Dans le chapitre suivant, nous analyserons les autres conditions créées par la propriété privée de la terre et qui entravent le développement des forces productives dans l’agriculture.) Mais lorsque dans une branche de production la composition organique du capital est au-dessous de la composition moyenne du capital social, le prix de production (le prix social de production) y est inférieur à la valeur : la plus-value créée dans cette branche n’est pas réalisée entièrement par les capitalistes de cette branche, une partie de cette plus-value passe aux capitalistes des autres branches ayant une composition organique du capital plus haute ; dans les branches de la production où la composition organique du capital est basse, la plus-value est au-dessus du profit moyen.

Puisque, dans l’agriculture, la composition organique du capital est inférieure à la composition moyenne du capital social, une partie de la plus-value devrait affluer dans d’autres branches. Mais la propriété privée de la terre empêche l’excédent de plus-value sur le profit moyen d’être réparti entre les capitalistes des autres branches. Les capitalistes p. 192ne peuvent pas organiser la production sur une terre sans avoir payé aux propriétaires fonciers un tribut pour l’utilisation de cette terre. Ce tribut — la rente absolue — ils le prélèvent sur la plus-value qui forme l’excédent sur le profit. Par conséquent, la plus-value créée dans l’agriculture ne participe pas à la formation du taux moyen du profit.

Nous étudierons sur l’exemple suivant comment se forme la rente absolue. Tout le capital industriel, de 400 millions de francs, se compose de 300 millions de capital constant et de 100 millions de capital variable. Le taux de la plus-value étant de 100 %, l’ensemble de celle-ci sera de 100 millions de francs et le taux moyen du profit de 25 % (100 : 400). Supposons que le capital agricole de 100 millions de francs se divise en capital constant et en capital variable de 50 millions chacun (composition organique plus basse que dans l’industrie), le taux de la plus-value étant de même de 100 %, la masse de cette dernière, créée par les ouvriers agricoles, sera de 50 millions.

Sans la propriété monopoliste de la terre, et, par conséquent, sans la nécessité de payer la rente absolue au propriétaire foncier, la situation se présenterait comme suit : tout le capital social s’élèverait à 500 millions de francs, l’ensemble de la plus-value serait de 150 millions de francs et le taux moyen du profit de 30 % (150 : 500). Mais la propriété privée de la terre empêche la plus-value créée dans l’agriculture de participer à la formation du taux moyen du profit. Ce taux se forme dans l’industrie et fait 25 %. Les capitalistes en investissant dans l’agriculture leur capital de 100 millions de francs obtiennent 25 millions de francs de profit (d’après le taux moyen du profit). Sur 50 millions de plus-value créée dans l’agriculture, ils versent au propriétaire foncier à titre de rente absolue 25 millions.

Les produits agricoles seront donc vendus 150 millions de francs et la rente absolue sera acquittée sur la plus-value contenue dans ce produit.

En l’absence de la propriété privée de la terre, le taux moyen du profit serait, comme nous l’avons vu, de 30 et non de 25 %. Les produits agricoles seraient vendus non 150 millions (125 millions comme prix de production et 25 millions de rente absolue), mais 130 millions. Cela signifie, en premier lieu, que l’existence de la propriété privée du sol fait baisser le taux moyen du profit et entrave l’accumulation du capital et le développement de la production capitaliste p. 193en général. Cela signifie, en second lieu, que l’existence de la propriété privée du sol élève le prix des produits agricoles, matières premières pour l’industrie et moyens de subsistance de la classe ouvrière, ainsi que la valeur de la force de travail.

Nous voyons ainsi que le facteur qui crée la rente absolue, c’est le monopole de la propriété privée de la terre. Cela ne signifie pas certainement que la possession même de la terre crée la plus-value qui est appropriée par le propriétaire foncier sous la forme de la rente absolue. Cette partie de la plus-value, qui se transforme en rente absolue, est créée par le travail non payé des ouvriers agricoles. Mais la propriété privée de la terre, comme nous venons de le voir, ne laisse pas cette plus-value se transformer en profit moyen et elle le transforme en rente absolue, appropriée par le propriétaire foncier. C’est précisément dans ce sens que Marx dit que le monopole de la propriété privée de la terre crée la rente absolue. La bonne composition organique du capital dans l’agriculture crée seulement l’excédent de la valeur au-dessus du prix de production, comme cela a lieu dans toutes les branches qui ont une basse composition organique du capital. Mais elle n’est pas la cause de la formation de la rente absolue. La cause, — c’est la propriété foncière privée.

L’existence de la propriété privée de la terre et de la rente foncière, surtout la rente absolue, permet de comprendre certaines particularités importantes du développement du capitalisme dans l’agriculture par comparaison avec son développement dans l’industrie. Mais avant de passer à l’analyse de cette question, faisons le bilan de tout ce que nous avons appris sur les formes de la plus-value.

Toutes ces formes modifiées de la plus-value présentent les revenus des différents groupes d’exploiteurs non comme partie de toute la masse du travail supplémentaire non payé de la classe ouvrière, matérialisé dans les marchandises, non comme la part des différents groupes de la bourgeoisie dans l’exploitation de la classe ouvrière, mais, au contraire, comme des revenus dérivés de sources autonomes et n’ayant aucun rapport avec le travail de la classe ouvrière. Il semble que le travail des ouvriers crée seulement le salaire, que le p. 194profit des industriels provient des moyens de production, que le profit des commerçants est né pendant la circulation, que l’intérêt est né de l’argent en tant que tel, que la rente est née de la terre. En réalité, le travail de l’ouvrier crée non seulement la valeur des salaires, mais encore la plus-value, source unique de revenus pour tous les groupes de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers. En réalité, toutes ces espèces de revenus sont des formes de la plus-value. Ainsi, les formes particulières de la plus-value dissimulent, voilent la contradiction de classe fondamentale de la société capitaliste, — la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat, et elles présentent les rapports à l’intérieur de la bourgeoisie non comme des rapports de répartition de la plus-value, mais comme des rapports indépendants, n’ayant rien de commun avec l’exploitation de la classe ouvrière.

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