Dominique Meeùs
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Louis Ségal, Principes d’économie politique :
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La production sociale se compose d’un grand nombre de branches différentes. Mais pour plus de simplicité, nous supposerons que toute la production est divisée en trois branches : I, II et III où la composition organique du capital est différente. Cela ne change rien, car le nivellement même du taux du profit entre les branches de la production ne dépend nullement du nombre de ces branches.
Supposons que dans la branche I le capital de 100 se compose de 60 pour le capital constant, et de 40 pour le capital variable. Dans la branche II, le capital 100 se compose de 70 pour le capital constant et de 30 pour le capital variable et dans la branche III le capital 100 se compose de 80 et de 20 pour le capital constant et le capital variable respectivement. En d’autres termes, le capital I présente une basse composition organique, le capital II une composition moyenne et le capital III une composition organique élevée. Dans les trois branches, le taux de la plus-value étant le même, 100 %, la masse de la plus-value sera de 40 dans la première branche, de 30 dans la seconde et de 20 dans la troisième et les taux du profit de 40 % pour la première, de 30 % pour la deuxième et de 20 % pour la troisième branche.
Mais tout capitaliste cherche à obtenir pour son capital le taux le plus élevé. Il est évident que de nouveaux capitaux seront engagés dans les branches qui donnent le taux du profit le plus élevé ; dans notre exemple, les capitaux afflueront surtout vers la branche I, ce qui amènera l’élargissement de la production et l’augmentation de l’offre des marchandises dans cette branche et ainsi aboutira à la baisse des prix au-dessous de leur valeur. Par conséquent, le profit et le taux du profit baisseront dans cette branche.
D’autre part, dans la branche III, où le taux du profit est le plus bas, il n’y aura pas d’afflux de nouveaux capitaux ; bien au contraire, une partie des capitaux engagés dans cette branche aura tendance à s’échapper. Ici la situation p. 170sera l’inverse de ce qu’elle était dans la branche I, l’offre des marchandises sera en retard sur la demande, les prix monteront au-dessus de la valeur, le profit et avec lui le taux du profit s’élèveront.
La migration des capitaux d’une branche dans une autre continuera jusqu’au moment où dans toutes les branches s’établira un taux moyen du profit. Nous pouvons présenter ce procès dans le tableau suivant :
Branches | Capi tal cons tant |
Capi tal vari able |
Plus- value |
Taux du profit |
Valeur de la mar chan dise |
Prix de la mar chan dise |
Taux moyen du profit |
Écart entre le prix et la valeur |
I | 60 | 40 | 40 | 40 % | 140 | 130 | 30 % | − 10 |
II | 70 | 30 | 30 | 30 % | 130 | 130 | 30 % | 0 |
III | 80 | 20 | 20 | 20 % | 120 | 130 | 30 % | + 10 |
En tout : | 210 | 90 | 90 | 390 | 390 | 30 % |
Les différents taux du profit dans les différentes branches de production se sont nivelés en une moyenne commune à toutes les branches parce que les prix, sous la pression de la concurrence, se sont écartés des valeurs : dans telle branche, ils sont montés au-dessus de la valeur et dans telle autre, ils sont tombés au-dessous. Mais, parallèlement à l’écart entre le prix et la valeur, il s’est produit un décalage entre le profit et la plus-value. Les capitalistes de la branche I ont reçu un profit de 30 tandis que chez eux il fut produit 40 de plus-value ; en d’autres termes, ils ont touché moins de profit que la plus-value produite. Les capitalistes de la branche III ont reçu un profit de 30 alors qu’il fut produit chez eux 20 de plus-value : ils ont touché plus de profit que de plus-value produite. Enfin, dans la branche II, les prix ne se sont pas écartés de la valeur (puisque nous sommes ici en présence d’une composition organique moyenne du capital) et pour cette raison, le profit coïncide avec la plus-value.
Si, dans chaque branche, les marchandises se vendaient à leur valeur, le taux du profit dans les différentes branches serait inégal. Mais comme les capitalistes courent après le taux du profit le plus élevé, il se produit, sous l’action de la concurrence, un décalage entre le prix et la valeur, entre le profit et la plus-value et le taux moyen du profit s’établit spontanément. La concurrence aboutit donc à ce résultat p. 171que les marchandises sont vendues tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la valeur, tantôt à leur valeur.
Dans les branches où le capital a une composition organique basse, les prix tombent au-dessous de la valeur et le profit est moins fort que la plus-value. Dans les branches où le capital a une composition organique moyenne, les prix coïncident avec la valeur, et le profit avec la plus-value. Dans les branches à composition organique élevée, les prix montent au-dessus de la valeur, et le profit au-dessus de la plus-value.
Il se produit une nouvelle répartition de la plus-value entre les capitalistes des différentes branches. Chacun d’eux reçoit non la masse de plus-value qui a été produite chez lui, mais un profit correspondant au taux moyen, indépendamment de la composition organique de son capital. Le taux moyen du profit est le taux social du profit. Il exprime le rapport de la masse de la plus-value produite dans la société (90) à l’ensemble de tout le capital (300).
La formation du taux moyen du profit signifie que chaque capitaliste touche pour chaque centaine de francs de son capital autant que tout autre capitaliste. Comme il s’agit de la répartition de la plus-value produite par la classe ouvrière, c’est-à-dire du partage du travail non payé de celle-ci, matérialisé dans la marchandise, tous les capitalistes sont des associés égaux d’une entreprise commune destinée à soutirer du travail non payé à la classe ouvrière et chacun des coassociés de cette entreprise d’exploitation reçoit sa quote-part de butin suivant la grandeur de sa part dans le capital social.
Il va de soi que ce partage n’a pas lieu suivant un plan établi à l’avance. Le taux moyen du profit se forme spontanément, grâce à la concurrence. Mais l’effet de cette concurrence est tel que chaque capitaliste touche un profit égal pour chaque centaine de francs de son capital.
En fixant le prix de ses marchandises, chaque capitaliste considère que ce prix doit restituer le prix de revient et lui donner un taux de profit égal à celui des autres capitalistes. p. 172C’est pourquoi il fixe le prix de vente de ses marchandises en ajoutant le profit moyen au prix de revient. Le prix formé par l’addition du profit moyen au prix de revient s’appelle prix de production.
Le prix de revient et le profit moyen étant des quantités déterminées de la valeur, le prix de production présente une valeur d’une grandeur déterminée.
Lorsque le prix de production dans les branches où le capital a une haute composition organique est au-dessus de la valeur, cela ne veut pas dire que cet excédent des prix de production sur la valeur n’est pas une valeur, n’est pas créé par le travail de l’ouvrier. Cet excédent c’est la plus-value créée par les ouvriers des branches à basse composition organique, et réalisée non par les capitalistes exploitant ces ouvriers, mais par ceux des branches à composition organique élevée.
Que le prix de production soit une forme de la valeur, deux faits le confirment. D’abord, le total des prix de production de toutes les marchandises coïncide avec la somme des valeurs de toutes les marchandises. Dans notre exemple (voyez le tableau ci-dessus), la somme des valeurs de toutes les marchandises fait 390 et la somme des prix de production est de 390. De même, le total du profit de tous les capitalistes égale la somme de la plus-value produite par l’ensemble de la classe ouvrière. L’écart entre les prix des différentes marchandises et leur valeur ne change ni le total des valeurs ni celui des prix de production de toutes les marchandises. Pas plus que l’écart entre le profit et la plus-value ne change le total ni de l’un ni de l’autre. Il se produit seulement une nouvelle répartition de la masse totale de la plus-value entre les capitalistes. En second lieu, l’augmentation de la productivité du travail et, en conséquence, la baisse de la valeur des marchandises font baisser leur prix de production.
Cependant, par sa forme même, le prix de production dissimule la valeur. En effet, un des éléments du prix de production — le profit — représente la plus-value comme engendrée par l’ensemble du capital. Maintenant nous voyons que le profit ne se distingue pas seulement par sa forme de la plus-value, pour diverses marchandises il s’en distingue aussi quantitativement. C’est pourquoi se trouve voilé le fait que le prix de production formé par l’addition du profit moyen au prix de revient représente une certaine p. 173quantité de travail matérialisé. Le prix de production est la forme modifiée de la valeur de la marchandise, qui dissimule son contenu réel.
La véritable différence de grandeur entre le profit et la plus-value et non pas seulement entre leurs taux, dans les sphères particulières de la production, cache maintenant de la façon la plus absolue la vraie nature et l’origine du profit, non seulement pour le capitaliste qui est intéressé à se laisser duper, mais aussi pour l’ouvrier. Du moment que les valeurs sont transformées en prix de production, on ne voit plus sur quoi se base la détermination de la valeur. (K. Marx : le Capital, t. 10, p. 48.)
Marx a exposé sa théorie de la valeur dans le Livre I du Capital qui comprend également sa théorie de la plus-value. La théorie des prix de production qui n’est que le développement de celle de la valeur est exposée dans le Livre III du Capital. Mais lorsque parut ce dernier livre, les économistes bourgeois trouvèrent unanimement une « contradiction » entre le premier et le troisième livre. Dans le premier, Marx affirme prétendument que les marchandises se vendent à leur valeur, et, dans le troisième, qu’elles sont vendues non à leur valeur, mais à leur prix de production. Marx aurait prétendument changé d’opinion en cette matière dans la période entre le travail sur le 1er et le travail sur le 3e livre ou bien sa théorie ne tient pas debout. Avec cette « contradiction », les économistes bourgeois se proposent de réfuter toute la doctrine économique de Marx et de « démontrer » son inconsistance.
Il faut noter qu’avant de faire paraître le premier livre du Capital (1867), Marx avait déjà achevé, dans l’essentiel, le Livre III (Marx mourut en 1883 sans avoir eu le temps de préparer lui-même pour l’impression le troisième livre qui fut publié, en 1894, par les soins de F. Engels). Cela signifie que Marx n’avait pas modifié ses idées ; lorsqu’il écrivit le Livre I, sa théorie des prix de production était déjà achevée.
En réalité, il n’existe chez Marx aucune contradiction entre la théorie de la valeur et celle des prix de production.
Dans la société capitaliste, les marchandises sont le produit du capital. Une partie de la valeur de la marchandise ne coûte rien au capitaliste. Il peut donc la vendre au-dessous de la valeur et en tirer quand même un profit. Or, la p. 174concurrence oblige tel capitaliste à vendre ses marchandises au-dessous de la valeur, et donne la possibilité à tel autre de les vendre au-dessus de la valeur. C’est pourquoi le prix de production des diverses marchandises ne coïncide pas avec leur valeur.
La formation des prix de production ne peut être exactement expliquée que par la théorie marxiste de la valeur. Si l’on nie que la valeur des marchandises est déterminée par le travail, il est impossible de comprendre comment se forment le taux moyen du profit et le prix de production.
Le profit moyen constitue la moyenne de la masse totale de la plus-value. Dans le procès de la répartition de toute la plus-value entre les différentes branches de production lors de la transformation de la plus-value sociale en profit moyen, s’opère en même temps la transformation de la masse sociale de la valeur en prix de production des différentes marchandises. L’écart entre les prix de production et les valeurs n’est donc pas une violation de la loi de la valeur. Le prix de production c’est la forme sous laquelle se manifeste la loi de la valeur en régime de production marchande développée, c’est-à-dire en régime capitaliste.
En repoussant l’explication de la valeur par le travail et des prix de production par la valeur, les économistes bourgeois renoncent pratiquement à toute explication des prix. Quant à celles qu’ils essaient de donner, en réalité elles n’expliquent rien.
Les économistes bourgeois « expliquent » d’ordinaire les prix par la loi de l’offre et de la demande. Mais les fluctuations de l’offre et de la demande peuvent faire comprendre tout au plus pourquoi aujourd’hui le prix d’une telle marchandise est plus ou moins élevé qu’hier sans pouvoir expliquer le prix de la marchandise quand l’offre et la demande se neutralisent. Ces fluctuations n’expliquent pas pourquoi une telle marchandise coûte plus cher qu’une autre.
Une autre explication bourgeoise du prix, c’est la théorie dite des frais de production, en vertu de laquelle le prix de la marchandise est d’autant plus élevé que les frais de sa production sont plus considérables. Mais cette « explication » constitue plutôt une tentative de se dérober à une véritable explication. En effet, les frais de production, d’une p. 175étoffe par exemple, c’est le prix du fil, de la machine à tisser, etc. Mais qu’est-ce qui détermine le prix du fil ? Il est évident que ce sont les frais de sa production, c’est-à-dire le prix du coton, de la machine à filer, etc. Et le prix du coton ? Il est déterminé par le prix des graines de coton, de la charrue, etc., c’est-à-dire que le prix est expliqué par le prix, mais cela veut dire justement qu’il n’est pas expliqué du tout. Qu’est-ce que le prix de la marchandise ? C’est son prix ! Tel est le sens de la réponse fournie par la théorie des frais de production.
L’économie politique bourgeoise n’est nullement en état de fournir une explication scientifique de la formation des prix. En raison de son caractère de classe et de sa tendance à nier et à dissimuler l’exploitation de la classe ouvrière, l’économie politique bourgeoise fait appel à toute espèce d’échappatoires, édifie des « théories » qui n’expliquent rien et les fait passer pour de la « science pure ».
Parler après Marx d’une économie politique non marxiste ne peut avoir pour but que de duper les petits bourgeois, fussent-ils des petits bourgeois « hautement » cultivés. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 27, p. 333, édition russe.)
La transformation de la plus-value en profit et du taux de la plus-value en taux du profit offre une extrême importance pour le développement du capitalisme. En régime capitaliste, le développement des forces productives se déroule sous la force de l’accumulation du capital, ce qui est réalisé par l’exploitation grandissante de la classe ouvrière. La croissance de l’exploitation a pour expression celle du taux de la plus-value. Mais ce qui intéresse les capitalistes, ce n’est pas le taux de la plus-value, mais celui du profit : seul le taux du profit est l’indice de l’augmentation de la valeur de l’ensemble du capital. Chaque capitaliste pris isolément et toute la classe des capitalistes dans son ensemble tendent à obtenir un taux du profit le plus élevé possible.
Cependant, en réalité, il se produit non une croissance, mais une baisse du taux du profit.
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