Dominique Meeùs
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1. Les formes du capital

Up: Chapitre 7 Les formes du capital et de la plus-value Next: 2. La transformation de la plus-value en profit Le profit et le taux de profit

p. 158Dans les chapitres précédents, nous avons étudié le principal rapport de production capitaliste, le rapport entre la bourgeoisie et le prolétariat. En expliquant la théorie marxiste de la plus-value, nous avons considéré le capital industriel comme représentant de tout le capital, faisant abstraction du capital non investi dans la production. Cette méthode est juste : quelle que soit la forme que revêt le capital social (industriel, commercial, bancaire), la base économique du capitalisme consiste dans la production de la plus-value. Quels que soient les groupes dont se compose la bourgeoisie, la base de son existence c’est l’exploitation du travail salarié.

Mais ce fait ne permet pas de conclure que nous devons nous désintéresser des rapports au sein de la classe exploiteuse. Le prolétariat ne peut triompher de la bourgeoisie qu’à la condition de tirer parti adroitement :

… des moindres « dissentiments » entre les ennemis, des moindres oppositions d’intérêts entre les bourgeoisies des différents pays, entre les différents groupes ou les diverses sortes de bourgeoisie à l’intérieur de chaque pays. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, t. 25, p. 255. (E. S. I.).)

Or, pour utiliser les contradictions intérieures de la bourgeoisie, il faut connaître leur nature et leurs causes. Pourquoi la bourgeoisie en général se divise-t-elle en différents groupes ?

Le capitalisme est un mode de production où les forces productives ne se développent pas en vue de la satisfaction des besoins de la société, mais en vue de l’accumulation du travail non payé.

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p. 159En tant que représentant conscient de ce mouvement [du capital], le possesseur de l’argent devient capitaliste. Sa personne, ou plutôt sa poche, est le point de départ et le point terminus de l’argent. Le contenu objectif de la circulation en question — la mise en valeur de la valeur — est son but subjectif ; et ce n’est qu’autant que toutes ses opérations ont pour motif déterminant unique l’acquisition sans cesse croissante de la richesse abstraite, qu’il fonctionne comme capitaliste ou comme capital personnifié, doué de volonté et de conscience. (K. Marx : le Capital, t. 1, p. 170-171.)

Nous devons chercher les causes de la division de la bourgeoisie en groupes particuliers dans les conditions mêmes du mouvement du capital.

Le mouvement du capital

Le mouvement du capital commence par l’achat de moyens de production et de la force de travail par le capitaliste. Supposons qu’il ait acheté pour 4 000 francs de moyens de production et pour 1 000 francs de force de travail. La somme de 5 000 francs qu’il met en circulation est une valeur déterminée qui tend dès le début à devenir une valeur plus grande. C’est le capital sous forme argent ou le capital argent.

Au commencement de son mouvement, le capital existe sous la forme de capital-argent.

Lorsque le capitaliste a acheté des moyens de production et de la force de travail, son capital n’affecte plus la forme argent, mais une forme où la valeur est immédiatement accrue par la production de la plus-value. Cette forme est celle du capital productif.

La première phase du mouvement du capital, c’est la transformation du capital argent en capital productif.

En désignant par A le capital sous la forme argent et par M les marchandises achetées par le capitaliste et se composant de T ou force de travail et MP ou moyens de production, nous pourrons exprimer la première phase du mouvement du capital par la formule A — M T MP . Cette phase se déroule dans la sphère de la circulation, sur le marché.

Après cette phase, le procès de circulation s’interrompt et fait place au procès de production qui tend à accroître la p. 160valeur. Admettons que la plus-value créée soit de 1 000 francs. À la fin du procès de production, il y aura une masse de marchandises d’une valeur de 6 000 francs. Le capital n’existe déjà plus sous la forme de moyens de production et de force de travail, mais sous celle d’autres marchandises comprenant en plus de la valeur initiale du capital la plus-value. C’est le capital sous la forme marchandise ou capital-marchandise.

La seconde phase du mouvement du capital ou la seconde métamorphose subie par le capital au cours de son mouvement est donc la transformation du capital productif en capital marchandise. Cette phase se déroule non au cours de la circulation, mais pendant la production. En désignant par P le capital productif qui fonctionne dans le procès de production, par M′ le capital marchandise et par des points de suspension (…) l’interruption du procès de circulation, nous pourrons représenter la deuxième phase du mouvement du capital par la formule que voici :

M T … P … M′ MP .

De la sorte, le capitaliste a accru la valeur mise en circulation. Il possède la valeur initiale (5 000 francs) et la plus-value (1 000 francs). Mais il ne peut s’en contenter, son capital et la valeur non payée qu’il s’est appropriée existant sous une forme naturelle qui ne lui permet pas de les utiliser. Si ce capitaliste produit, mettons du fil, à la fin du procès de production son capital et la plus-value existent sous forme de fil. Le capitaliste ne peut pas employer ce dernier comme moyen d’existence ni pour la production d’autre fil. Il doit transformer la marchandise en argent et réaliser ainsi la valeur du capital et la plus-value. Le mouvement du capital ne se termine pas à la transformation du capital productif en capital-marchandise. Il faut encore une troisième phase au mouvement du capital, la transformation du capital marchandise en capital argent. Cette troisième phase comme la première se déroule dans la circulation. Elle peut être représentée par la formule suivante : M′ — A′.

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Le mouvement circulatoire et la reproduction du capital

Le mouvement du capital dans ses trois phases est donc représenté par cette formule : A — M T … P … M′ — A′ MP .

Que le capitaliste consomme toute sa plus-value (reproduction simple) ou qu’il la transforme partiellement ou totalement en capital (reproduction élargie, accumulation), à la fin de son mouvement le capital affecte la forme qu’il avait au début, à savoir celle du capital argent. Ce mouvement du capital est un mouvement circulatoire où le capital revient constamment à sa forme initiale.

Le mouvement circulatoire du capital comporte donc deux phases de circulation et une phase de production. L’accroissement de la valeur du capital a lieu dans la phase de production. Mais ni au cours de la première phase de la circulation (transformation du capital argent en capital productif) ni pendant sa deuxième phase (ou la troisième phase du mouvement circulatoire : transformation du capital marchandise en capital argent), la valeur ne subit aucun accroissement. Cependant, ces deux phases qui se déroulent dans le domaine de la circulation constituent la condition nécessaire du mouvement du capital.

Sans la circulation du capital, le renouvellement continuel du procès de production de la plus-value est impossible, ainsi que la reproduction capitaliste. La reproduction capitaliste implique le procès de production et de circulation. Elle constitue l’unité du procès de circulation et de production du capital.

La séparation des phases du mouvement du capital
détermine la division des fonctions à l’intérieur de la bourgeoisie

Au cours de la reproduction, le procès de circulation se sépare du procès de production.

Le capital-marchandise d’une valeur de 6 000 francs doit être transformé en argent ; sinon le renouvellement de la production sera impossible. Or, pour vendre les marchandises produites, il faut un certain laps de temps, et si notre capitaliste n’arrive pas à écouler immédiatement sa p. 162marchandise, il devra suspendre la production. Mais s’il se trouve un autre capitaliste qui lui achète la marchandise dès qu’elle est finie, le capitaliste industriel pourra aussitôt reprendre la production.

Dans la majorité des cas, les industriels vendent leurs marchandises non au consommateur, mais au commerçant qui porte la marchandise au consommateur. En vendant toute sa marchandise au commerçant, le capitaliste industriel peut continuer la production sans interruption.

Le commerçant existait bien avant le développement du mode de production capitaliste ; il achetait les marchandises des petits producteurs. Mais depuis que domine le mode de production capitaliste, le commerçant joue un rôle auxiliaire à l’égard du capital industriel. Sa fonction consiste à transformer le capital-marchandise en capital-argent.

Ayant vendu sa marchandise au commerçant, l’industriel a transformé son capital-marchandise en capital-argent. Mais cette transformation n’est pas définitive. Elle ne le sera entièrement que lorsque la marchandise aura été vendue au consommateur. Dans le procès de circulation, le commerçant continue la fonction qui incombait à l’industriel.

En effet, sans le capital commercial, l’industriel ne pourrait continuer sa production d’une façon ininterrompue que dans le cas où il serait en possession d’un capital-argent supplémentaire de 5 000 francs. Son capital serait alors de 10 000 francs, dont une partie se trouverait continuellement sous la forme de capital productif, et l’autre partie sous celle de capital-marchandise (comme il est plus facile d’acheter que de vendre la marchandise, nous pouvons admettre que le laps de temps nécessaire pour la transformation du capital-argent en capital productif est extrêmement limité). Le commerçant dispense l’industriel de la nécessité d’avoir un capital supplémentaire propre. Le capital-marchandise continue son mouvement sous la forme de capital commercial, c’est-à-dire sous celle d’un capital séparé du capital industriel et appartenant à un autre capitaliste. Cependant, au point de vue social, il existe quand même un capital de 10 000 francs, dont 5 000 entre les mains de l’industriel, sous la forme de capital productif, et 5 000 entre les mains du commerçant sous la forme de capital-marchandise qui n’a pas encore été définitivement transformé en argent. Cette séparation ne change rien au fait que du point de vue social p. 163le mouvement du capital commercial est une partie du mouvement circulatoire du capital industriel.

La constitution du capital commercial en un capital indépendant est d’une importance essentielle pour l’ensemble de la production capitaliste. Les commerçants concentrent entre leurs mains les marchandises de plusieurs industriels et accélèrent la circulation des marchandises en diminuant ainsi les dimensions du capital supplémentaire nécessaire aux industriels. Entre le capital commercial et le capital industriel s’établit spontanément une division des fonctions dans le mouvement du capital.

Le capital commercial est intimement lié au mouvement du capital industriel, mais en même temps il existe et circule comme un capital indépendant d’un groupe particulier de capitalistes.

La forme marchandise que traverse le capital dans son mouvement est la base pour la formation d’un groupe particulier de capitalistes-commerçants et la forme argent du capital est la base pour la formation d’un groupe particulier de capitalistes bancaires. (Le rapport du capital bancaire et du capital industriel et commercial se trouve exposé plus loin dans le paragraphe sur l’intérêt.)

Ainsi, les stades particuliers que parcourt le capital dans son mouvement, ses formes argent, productif et marchandise créent des formes différentes de capital séparées l’une de l’autre et des groupes de capitalistes qui leur correspondent : capital industriel et capitalistes industriels, capital commercial et capitalistes commerçants, capital bancaire et capitalistes banquiers.

La fonction des capitalistes industriels consiste à soutirer directement du travail supplémentaire à la classe ouvrière, à produire de la plus-value. Celle des capitalistes commerçants est de transformer le capital-marchandise en capital-argent. Les banquiers concentrent le capital-argent et répartissent les capitaux temporairement disponibles.

Le mouvement du capital dans le procès de reproduction est un mouvement unique, mais en raison de la séparation des diverses formes du capital, ce mouvement unique passe par des formes autonomes l’une à l’égard de l’autre.

Il existe donc la possibilité de rompre l’unité du mouvement. Dans la production capitaliste, basée sur la propriété privée des moyens sociaux de production, règne en général l’anarchie de la production. La séparation des formes du p. 164mouvement du capital aggrave cette anarchie de la production et engendre la possibilité de crises. (Dans le chapitre des crises, nous parlerons d’une façon détaillée du rôle que joue la séparation des formes du capital dans la naissance des crises.)

Les formes de la plus-value et leur importance

Par suite de la séparation des formes différentes du capital, les rapports de classe affectent des formes de plus en plus compliquées. Chaque groupe de la bourgeoisie reçoit sa part de la plus-value suivant ses fonctions dans le mouvement du capital. Les contradictions au sein de la bourgeoisie sont celles engendrées par la répartition de la plus-value. En principe, elles diffèrent essentiellement de la contradiction fondamentale de classe de la société capitaliste entre le prolétariat et la bourgeoisie dans son ensemble.

Le capital commercial et le capital bancaire étant opposés au capital industriel comme capitaux particuliers et autonomes des marchands et des banquiers, qui n’ont aucun rapport immédiat avec la production, on a l’impression que leur revenu n’est nullement lié à l’exploitation de la classe ouvrière, que les revenus des différents groupes de capitalistes ont des sources particulières et indépendantes l’une de l’autre.

À côté du commerçant et du banquier, l’industriel se trouve aussi en face du propriétaire foncier. Ce dernier, comme nous le verrons plus loin, occupe dans la société capitaliste une situation particulière par rapport à tous les groupes de capitalistes. S’opposant aux capitalistes en tant que propriétaires de la terre, il touche sa part dans la masse totale de la plus-value.

La différenciation du capital social en capitaux indépendants et opposés l’un à l’autre : industriel, commercial et bancaire et l’existence de la propriété foncière conduisent à la répartition de la plus-value sous différentes formes : profit (industriel et commercial), intérêt et rente foncière.

Nous avons vu, dans les chapitres précédents, que l’exploitation capitaliste est voilée par la forme du capital et du salaire. Le fait que la plus-value se présente sous des formes particulières, extérieurement indépendantes l’une de l’autre, dissimule l’essence de l’exploitation capitaliste. Ces formes créent l’apparence que les revenus des divers p. 165groupes capitalistes découlent de sources différentes indépendantes ; la source commune et véritable de ces revenus — la plus-value, l’exploitation de la classe ouvrière — devient invisible, ainsi que le fait que, par rapport au prolétariat, toute la bourgeoisie est une classe unique d’exploiteurs.

Le fait que Marx considère la plus-value indépendamment des formes particulières qu’elle revêt, et les rapports entre la bourgeoisie et le prolétariat indépendamment de la division de la bourgeoisie en groupements distincts a, dans la doctrine marxiste, la plus grande importance. Cette méthode permet de mettre à jour les vrais rapports de classe dissimulés derrière toutes les formes de la plus-value, à savoir l’exploitation de la classe ouvrière.

Dans le présent chapitre, nous allons montrer comment, sur la base de la division du capital social en plusieurs parties, la plus-value affecte des formes particulières : profit du capital industriel, profit du capital commercial, intérêt et rente foncière.

Nous commencerons par la transformation de la plus-value en profit du capital industriel puisque le

… capitaliste qui produit de la plus-value, c’est-à-dire qui extorque directement aux ouvriers du travail non payé qu’il réalise en marchandises, est bien le premier à s’approprier cette plus-value. (K. Marx : le Capital, t. 4, p. 8.)

Déjà, entre les mains des capitalistes industriels, la plus-value prend une forme spéciale qui dissimule son véritable contenu.

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