Dominique Meeùs
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Louis Ségal, Principes d’économie politique : versions, table des matières, index des notions — Retour au dossier marxisme

4. L’appauvrissement de la classe ouvrière

Up: Chapitre 6 L’accumulation du capital et l’appauvrissement de la classe ouvrière Previous: 3. La surpopulation relative. La loi générale de l’accumulation capitaliste Next: 5. L’accumulation socialiste et le niveau de vie de la classe ouvrière en U.R.S.S.

La situation de la classe ouvrière en régime capitaliste est déterminée par l’essence même du régime. L’ouvrier n’est libre que formellement, ce n’est que formellement qu’il bénéficie de droits égaux à ceux du capitaliste. Pratiquement, cette « liberté » de l’ouvrier ne fait que masquer son esclavage. Le fait que l’ouvrier est dépourvu de moyens de production le transforme en un esclave salarié du capitaliste, p. 139propriétaire des moyens de production. En régime capitaliste, l’ouvrier n’a le droit de vivre que dans la mesure où il produit la plus-value pour le capitaliste, dans la mesure où il est un objet d’exploitation.

Donc, dès que le capital s’avise — idée nécessaire ou arbitraire - de ne plus être pour l’ouvrier, celui-ci n’existe plus pour lui-même, il n’a pas de travail, donc pas de salaire, et comme il n’a pas d’existence en tant qu’homme mais en tant qu’ouvrier, il peut se faire enterrer, mourir de faim, etc. Aussi, dès que l’idée vient au capital — nécessairement ou arbitrairement — de n’exister plus pour l’ouvrier, il [l’ouvrier] n’existe plus pour soi, il n’a aucun travail, par conséquent aucun salaire, et puisqu’il existe non comme homme, mais comme ouvrier, il peut se laisser enterrer, mourir de faim, etc. (K. Marx : Manuscrits économiques et philosophiques, 1844, p. 97, édition allemande.)

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/00/km18440000/km18440000_4.htm au milieu du premier alinéa

Puisque, en régime capitaliste, la classe ouvrière est privée de conditions humaines d’existence, elle vit dans la misère.

La misère, dit Marx, découle de la nature même du travail moderne. (K. Marx : Manuscrits économiques et philosophiques, 1844, p. 45, édition allemande.)

La société capitaliste est donc une société basée sur la misère. Plus le capitalisme se développe et plus grandit la misère de la classe ouvrière, plus forte est sa paupérisation.

Le système du travail salarié est donc bien un système d’esclavage et, en vérité, un esclavage d’autant plus dur que se développent les forces sociales productives du travail, quel que soit le salaire, bon ou mauvais, que reçoive l’ouvrier. (K. Marx et F. Engels : Critiques des programmes…, p. 30.)

La misère de la classe ouvrière en régime capitaliste découle du fait qu’elle est privée de moyens de production. Cette situation du prolétariat conditionne la baisse de son niveau de vie. Au fur et à mesure du développement du capitalisme, l’ouvrier satisfait de moins en moins ses besoins.

La classe ouvrière ne peut mettre un terme à la paupérisation que par la voie révolutionnaire. C’est parce que Marx a déduit de l’analyse du régime capitaliste et de l’analyse de la situation de la classe ouvrière la nécessité de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat, que la bourgeoisie et ses valets cherchent, par tous les moyens, à démentir la doctrine marxiste de la paupérisation des masses en régime capitaliste.

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Critique de la théorie réformiste de l’accumulation capitaliste

Lorsque, au 19e siècle, s’accentua la lutte de classe, lorsque la doctrine de Marx commença à gagner la classe ouvrière et lorsque s’accrut la force d’organisation du prolétariat, la bourgeoisie fut contrainte de consentir quelques mesures d’assurance sociale, de protection du travail, etc. Ce faisant, la bourgeoisie cherchait à endiguer le mouvement révolutionnaire en jetant quelques aumônes à la classe ouvrière. Il surgit alors un grand nombre de savants bourgeois qui se sont attachés à démontrer de mille manières que l’on peut, par des réformes, améliorer la situation de la classe ouvrière dans le cadre du régime capitaliste.

Le propagateur de cette influence bourgeoise dans la classe ouvrière fut le réformisme dont le fondateur théorique, Bernstein, prit, à la fin du siècle dernier, position contre la théorie marxiste de la paupérisation des masses. Bernstein affirmait que les différences de situation entre la bourgeoisie et le prolétariat diminuent, que la part de la classe ouvrière dans le total du revenu national grandit avec le développement du capitalisme. Donc, il ne faut pas de révolution ; on peut, par des réformes graduelles, arriver à améliorer d’une façon radicale la situation de la classe ouvrière, en régime capitaliste.

Les théoriciens social-démocrates contemporains nient l’inéluctabilité du chômage et de la misère en régime capitaliste. Ainsi, Braunthal, que nous avons déjà rencontré plus haut, écrit :

En somme, parallèlement à la croissance de l’offre de main-d’œuvre, la demande grandit aussi en proportion.

Mais dès l’instant que l’on peut abolir le chômage, la misère et la famine en régime capitaliste, à quoi bon le socialisme ? Il est totalement inutile.

Kautsky, qui avait pris position contre Bernstein (et qui d’ailleurs déclare aujourd’hui que cette position inconséquente contre Bernstein fut une erreur) affirmait que la situation de la classe ouvrière en régime capitaliste s’aggravait relativement, mais non absolument. Il se basait sur la croissance des salaires à la fin du 19e siècle. La part du salaire dans l’ensemble du revenu national tombe, soit, mais p. 141sa grandeur absolue monte ; il augmente plus lentement que les revenus des capitalistes, oui, mais il augmente tout de même. La situation de la classe ouvrière s’améliore d’une façon absolue, mais le fossé entre le prolétariat et la bourgeoisie augmente. D’après Kautsky, la classe ouvrière s’appauvrit non d’une façon absolue mais d’une façon relative.

Par sa théorie de l’appauvrissement relatif, Kautsky, déjà avant la guerre, était, au fond, arrivé au même point de vue réformiste que Bernstein. Car si le capitalisme peut assurer l’amélioration absolue de la situation de la classe ouvrière, ce n’est donc plus le marxisme révolutionnaire, mais le réformisme qui a finalement raison. Certes les revenus des capitalistes s’accroissent plus vite que ceux des ouvriers, mais du moment que les revenus ouvriers croissent, la classe ouvrière doit-elle s’occuper des revenus capitalistes qui augmentent à un rythme plus accéléré ? Bien au contraire, l’accroissement des revenus capitalistes est la condition de la croissance des salaires. Il ne faut pas renverser le capitalisme, on peut arriver par des réformes à améliorer peu à peu la situation de la classe ouvrière dans le cadre du régime capitaliste. Telle est la conclusion qui découle en toute logique de la théorie de l’appauvrissement relatif. Cette théorie de Kautsky est en réalité la négation de l’appauvrissement en général. Et ce n’est pas par hasard qu’aujourd’hui Kautsky nie même l’appauvrissement relatif de la classe ouvrière. Dans ses derniers ouvrages, il affirme catégoriquement que le capitalisme est intéressé au relèvement du bien-être matériel et culturel de la classe ouvrière. Ce n’est pas par hasard que Kautsky est aujourd’hui un des défenseurs les plus farouches du capitalisme et un ennemi acharné de l’Union soviétique.

Cette théorie réformiste qui nie l’appauvrissement absolu de la classe ouvrière en régime capitaliste a trouvé sa répercussion dans la théorie et dans la pratique de l’opportunisme. Ainsi, le camarade Boukharine croyait que, dans les pays impérialistes, la situation de la classe ouvrière s’améliorait, seulement aux dépens des colonies. D’après Boukharine, l’appauvrissement absolu se produit à l’échelle mondiale, mais dans les principaux pays capitalistes, le prolétariat ne s’appauvrit que d’une façon relative. On rencontre parfois l’opinion que, dans les pays capitalistes, l’appauvrissement absolu de la classe ouvrière n’a commencé que depuis la fin de la guerre, ou tout au moins depuis p. 142la période impérialiste, mais qu’avant la guerre ou avant la période de l’impérialisme, au 19e siècle, il n’y avait qu’un appauvrissement relatif.

Au fond, toutes ces conceptions constituent, sous une forme ou l’autre, une justification de la théorie de Kautsky de l’appauvrissement relatif. En raison de l’importance décisive de cette question pour déterminer les objectifs et les tâches de la lutte de classe du prolétariat, il nous faut l’étudier en détail.

Le niveau de vie de la classe ouvrière

Les adversaires de Marx réduisent le problème de la situation de la classe ouvrière en régime capitaliste à la question de son niveau de vie et ils mesurent le niveau de vie par le montant du salaire. Ils affirment qu’une amélioration radicale de la situation de la classe ouvrière est possible en régime capitaliste.

C’est là une conception foncièrement fausse, apologétique.

Premièrement, le niveau de vie de l’ouvrier, le degré de satisfaction de ses besoins, sont déterminés par la situation de la classe ouvrière et non le contraire. Que le niveau de vie du prolétariat soit plus élevé ou plus bas à tel ou tel moment, sa situation de classe n’en changera pas.

Deuxièmement, le montant du salaire est un des facteurs qui déterminent le niveau de la vie des ouvriers occupés. Or, lorsque nous parlons du niveau de vie de la classe ouvrière dans son ensemble, il faut voir aussi la situation de la masse des chômeurs. À mesure du développement du capitalisme, l’armée de réserve augmente. Une masse de plus en plus grande de travailleurs est privée de tout moyen de subsistance. La croissance de l’armée de réserve aggrave aussi la situation des ouvriers occupés, car plus les chômeurs sont nombreux et plus il est facile à la bourgeoisie d’abaisser les salaires et de prolonger la journée de travail.

Troisièmement, le niveau de vie des ouvriers occupés n’est pas déterminé seulement par le montant des salaires. Le salaire, c’est ce que l’ouvrier reçoit du capitaliste. Or, pour définir le niveau de vie de l’ouvrier, il importe aussi de savoir combien l’ouvrier donne au capitaliste, dans quelle proportion il dépense sa force de travail.

Pour juger du niveau de vie de la partie occupée de la p. 143classe ouvrière, il est nécessaire de tenir compte non seulement du montant des salaires, mais encore de la durée de la journée de travail, de l’intensité du travail, des maladies et de la mortalité, de la croissance des accidents de travail, des conditions du logement, etc. Réduire la question du niveau de vie de la classe ouvrière à celle du montant du salaire en faisant abstraction des autres facteurs, c’est enjoliver la situation de la classe ouvrière.

La baisse du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail

Lors de la baisse des salaires réels, l’aggravation absolue de la situation de la classe ouvrière est évidente. Mais la baisse absolue du niveau de vie a lieu également lors de la croissance des salaires réels, quand cette croissance retarde sur celle de la dépense de la force de travail et celle des besoins qui s’y rattache, quand le salaire tombe au-dessous de la valeur de la force de travail.

Un des plus importants facteurs occasionnant la baisse des salaires au-dessous de la valeur de la force de travail, c’est la surpopulation relative.

Les prix de toutes les marchandises oscillent autour de leur valeur suivant le rapport de l’offre et de la demande (voir chapitre 2), si bien qu’en somme le niveau moyen des prix coïncide avec la valeur. Mais pour la marchandise « force de travail » la présence d’une armée de réserve signifie qu’il existe toujours un excédent d’offre de main-d’œuvre sur la demande.

La surpopulation relative sert donc de pivot à la loi de l’offre et de la demande du travail. Elle force cette loi à se mouvoir dans les limites qui conviennent absolument au désir d’exploitation et de domination qui anime le capital. (K. Marx : le Capital, t. 4, p. 107.)

C’est pourquoi le salaire tend constamment à tomber au-dessous de la valeur de la force de travail.

Le rapport entre le salaire et la valeur de la force de travail est aussi influencé par le procès même de la production. La prolongation du temps de travail au-delà de certaines limites aboutit, comme nous l’avons déjà montré au chapitre précédent, à la baisse des salaires au-dessous de la valeur de la force de travail.

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L’augmentation de l’intensité du travail est d’une grande importance. Se heurtant à l’impossibilité de prolonger la journée de travail, les capitalistes augmentent la quantité du travail soutiré à la classe ouvrière en accentuant l’intensité de ce travail. Ils y parviennent en introduisant le système du travail aux pièces, et en perfectionnant les machines.

La machine devient, entre les mains du Capital, le moyen objectif et systématiquement employé d’extorquer plus de travail dans le même temps. Cela se fait de deux façons : en augmentant la vitesse des machines et en élargissant le champ de travail de chaque ouvrier chargé de surveiller un plus grand nombre de machines. (K. Marx : le Capital, t. 3, p. 67.)

Le développement de la technique est accompagné en régime capitaliste de la croissance de l’intensité du travail

Mais la prolongation de la journée de travail et en particulier la croissance de l’intensité signifient une dépense accrue de la force de travail ; l’ouvrier dépensant dans une journée de travail plus que la force de travail journalière tout en recevant un salaire qui suffit à peine à restaurer la force de travail d’un seul jour, cela veut dire que ce salaire tombe au-dessous de la valeur de la force de travail. Ce qui a pour effet d’user l’organisme de l’ouvrier et d’avancer sa mort.

La consommation de la force de travail par le capital est tellement rapide qu’un ouvrier d’âge moyen est plus ou moins usé… C’est précisément chez les ouvriers de la grande industrie que nous rencontrons le moins de longévité… Donc les générations ouvrières doivent se succéder rapidement. Cette loi ne s’applique pas aux autres classes de la population. (K. Marx : le Capital, t. 4, p. 111.)

La réduction de la durée moyenne de la vie des ouvriers, qui, d’après Marx, est une loi du capitalisme, prouve qu’à mesure du développement du capitalisme, la classe ouvrière ne récupère pas d’une façon systématique sa force de travail. Rappelons-nous les paroles ci-dessus citées de Lénine disant que la rétribution de la force de travail à sa valeur est seulement « l’idéal » du capitalisme, mais nullement sa réalité. Lénine dit, dans un autre passage :

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Les salaires ouvriers, même à la suite d’une grève des plus tenaces et des mieux réussies pour les ouvriers, s’accroissent beaucoup plus lentement que les dépenses nécessaires à la reproduction de la force de travail. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 16, p. 212, édition russe.)

Toute augmentation des salaires est le résultat de la lutte de la classe ouvrière.

99 fois sur 100, une lutte pour une augmentation des salaires ne fait que suivre des modifications antérieures, elle est le résultat nécessaire des fluctuations préalables dans la quantité de production, dans la force productive du travail, dans la valeur de la force de travail, dans la valeur de l’argent, dans l’étendue ou l’intensité du travail pressuré, dans les oscillations des prix du marché qui dépendent des oscillations de l’offre et de la demande et qui se produisent conformément aux diverses phases du cycle industriel ; bref, ce sont autant de réactions des ouvriers contre les actions antérieures du capital. (K. Marx : Travail salarié…, p. 143-144.)

En d’autres termes, l’augmentation des salaires est toujours précédée d’un écart accentué entre le salaire et la valeur de la force de travail.

En régime capitaliste, toute augmentation des salaires n’est qu’une amélioration passagère de la situation de la classe ouvrière, car aussitôt après l’augmentation des salaires vient le relèvement de l’intensité du travail ou l’accroissement des prix des moyens de subsistance ou d’autres facteurs qui augmentent de nouveau l’écart entre le salaire et la valeur de la force de travail. Lorsqu’avec l’augmentation de l’intensité du travail — ce relèvement est une loi du capitalisme — coïncide une augmentation des salaires, cette dernière n’est qu’une amélioration apparente de la situation des ouvriers. En réalité, elle voile la situation aggravée de la classe ouvrière et la baisse de son niveau de vie. De même que la forme du salaire dissimule l’esclavage salarié et crée une illusion de liberté et d’égalité, de même l’augmentation des salaires dissimule le plus souvent une aggravation de la situation de la classe ouvrière. Cette illusion est entretenue par l’aristocratie ouvrière dont la situation s’améliore réellement aux dépens de la masse des travailleurs.

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Le mouvement du salaire

Nous avons étudié les conditions dans lesquelles a lieu l’augmentation des salaires et sa signification réelle. La tendance fondamentale du développement capitaliste c’est la baisse des salaires au-dessous de la valeur de la force de travail. Voyons maintenant le mouvement des salaires eux-mêmes : subissent-ils un relèvement ou une baisse avec le développement du capitalisme ?

Les données statistiques relatives au mouvement des salaires sont rares et celles qui existent reflètent inexactement le mouvement véritable des salaires. Jusqu’à la fin du 19e siècle, il n’y avait pas de statistique systématique des salaires ; les données se rapportant au 19e siècle portent un caractère fragmentaire et fortuit. Depuis la fin du siècle passé, il existe une statistique plus ou moins régulière des salaires, mais c’est une statistique bourgeoise. La bourgeoisie a intérêt à embellir la situation de la classe ouvrière et pour cette raison, la statistique bourgeoise est faite de manière à présenter le niveau des salaires sous le jour le plus favorable.

Dans la plupart des pays capitalistes, les statistiques officielles enregistrent principalement le salaire des couches ouvrières les mieux rétribuées. Il en est de même de la statistique des syndicats qui, dans les pays capitalistes, groupent la minorité la mieux rémunérée de la classe ouvrière. Le mouvement des salaires des grandes couches ouvrières les moins bien payées reste en marge de la statistique.

Dans la plupart des cas, la statistique enregistre le salaire selon les tarifs. Or, le salaire réel est souvent au-dessous du taux officiel, surtout quand l’ouvrier fait la semaine incomplète ou quand il est pendant une partie de l’année totalement privé de travail. Comme la statistique montre seulement le salaire que l’ouvrier touche pendant qu’il travaille, sans faire entrer en ligne de compte le chômage, le tableau obtenu accuse un niveau des salaires plus élevé. Ainsi, en Angleterre, d’après les données officielles, le salaire moyen nominal s’est accru de 85 %, de 1900 à 1929. Ceci sans tenir compte du chômage. Mais, si l’on tient compte que pendant cette période, le chômage s’est accru de 2,5 à 10,6 %, on comprend que l’augmentation véritable des salaires nominaux est non de 85 %, mais de 69,6 %.

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La statistique bourgeoise se spécialise surtout dans la falsification des données relatives aux salaires réels, c’est-à-dire aux salaires exprimés en moyens d’existence de la classe ouvrière. Cependant elle ne parvient pas à dissimuler la baisse des salaires. Ainsi on verra qu’en Angleterre, si l’on tient compte de la hausse des prix des objets de première nécessité, le salaire réel, pendant la période 1900-1929, loin d’augmenter, a baissé de 5,7 %.

Ces réserves concernant la statistique bourgeoise des salaires doivent être prises en considération lors de l’étude des données suivantes concernant les salaires.

Pour la deuxième moitié du 19e siècle, la statistique accuse un bilan d’augmentation des salaires.

En Allemagne, le salaire journalier nominal des mineurs de la Ruhr s’est accru de 72 % entre 1871 et 1900 ; le salaire horaire des maçons de la ville de Dresde, de 105 % ; le salaire hebdomadaire des imprimeurs de Berlin est resté sans changement. Toutes ces données sans considérer le chômage. Pendant cette période, les prix des moyens d’existence ont évolué d’une façon inégale, le prix du blé a baissé, celui des pommes de terre est resté invariable, la viande a subi une hausse de 30 %, le loyer s’est accru rapidement. Si bien qu’il faut admettre que le salaire réel a beaucoup moins augmenté que le salaire nominal.

Mais, d’autre part, l’intensité du travail a subi un relèvement considérable. Ainsi, la production annuelle de fonte par ouvrier était, en 1812, de 100 tonnes ; en 1901, de 254 tonnes, soit un accroissement de 154 %. Une partie de cet accroissement doit être attribuée à l’augmentation de la productivité, une partie à l’augmentation de l’intensité du travail. L’industrie textile accuse aussi une augmentation dans l’intensité du travail : en 1865, il y avait, dans l’industrie cotonnière, pour 1 000 fuseaux, 13 ouvriers ; en 1895, 6,3 ouvriers. En 1870, un ouvrier desservait un métier à tisser, en 1901 déjà de 2 à 4 métiers.

L’augmentation des salaires qui a eu lieu, d’après les données officielles, dans le deuxième tiers du 19e siècle, a été achetée au prix de l’augmentation de l’intensité du travail. Si l’on considère que ces données sont exagérées et qu’elles n’englobent pas toute la classe ouvrière, il faut conclure que la situation de la classe ouvrière, loin de s’améliorer, a subi une aggravation absolue.

D’après les calculs de l’économiste bourgeois Sombart, en p. 148Angleterre, le salaire réel a augmenté de 32 % de 1870 à 1899 et d’après les données d’un autre économiste bourgeois, le professeur Bowley, ce salaire aurait subi une hausse de 66 %. Cette différence considérable montre la qualité de la statistique bourgeoise des salaires. Quelle a été la portée véritable de cette augmentation des salaires ? La croissance de l’intensité du travail le montre encore une fois. En Angleterre, en 1850, il y avait 7,5 ouvriers pour mille fuseaux, et, en 1885, 3 ouvriers seulement.

Engels, qui a vécu en Angleterre et qui a étudié de la façon la plus minutieuse la situation de la classe ouvrière anglaise, a écrit, en 1845, son livre la Situation des classes laborieuses en Angleterre, dans lequel il a brossé le tableau de la misère effroyable dans laquelle végétait la classe ouvrière anglaise. Quarante années après, en 1885, dans la préface à une nouvelle édition du livre, Engels écrit que, au cours de ces quarante ans, il s’est produit une amélioration de la situation des couches supérieures seulement de la classe ouvrière, de l’aristocratie ouvrière.

Mais en ce qui touche la grande masse des ouvriers, le niveau de leur misère et de leur insécurité d’existence reste aujourd’hui, pour eux, aussi bas si ce n’est plus bas que jamais. (F. Engels : la Situation des classes laborieuses en Angleterre, tome 1, p. 32. Édition Costes, Paris, 1933.)

Au 20e siècle, le capitalisme étant entré dans son stade suprême, l’impérialisme, même les économistes et les statisticiens bourgeois constatent une baisse générale des salaires. Cette baisse est due d’une part à la hausse des prix des moyens de subsistance provoquée par les monopoles, et, de l’autre, à l’offensive organisée du patronat contre les salaires. Ainsi, en Allemagne, le salaire réel des mineurs de la Ruhr (le chômage n’entrant pas en ligne de compte) a baissé de 18,5 % de 1900 à 1912, ceci aux années du plus grand essor de l’industrie allemande. Pendant la période 1913-1922, le salaire réel des ouvriers qualifiés (le chômage entrant en ligne de compte) a baissé de 13 % et celui des ouvriers non qualifiés est monté de 1,5 %. En considérant que pendant cette période eut lieu la guerre mondiale, qui a provoqué une baisse énorme du niveau de vie de la classe ouvrière ainsi que la rationalisation avec son gaspillage de la force de travail et le chômage, on comprendra que p. 149le 20e siècle marque une aggravation croissante de la situation de la classe ouvrière.

En Angleterre, le salaire réel a baissé de 5,7 % de 1900 à 1929. En France, de 17,8 % de 1911 à 1929. Aux États-Unis, entre 1914 et 1928, les salaires sont montés de 24 %. Mais pour savoir ce que vaut cette augmentation des salaires, il faut savoir qu’en 1928 le salaire moyen de l’ouvrier américain consistait en 56 % de ce qu’il fallait pour l’existence d’une famille ouvrière.

La baisse des salaires, la plus forte, sans précédent dans l’histoire du capitalisme a lieu depuis la crise économique mondiale. La baisse du niveau de vie de la classe ouvrière dans tous les pays capitalistes a pris des dimensions catastrophiques.

Le total des salaires payés en Allemagne était en 1929 de 45 milliards et en 1933 de 35 milliards de marks. Aux États-Unis, de 53 milliards de dollars en 1929 et en 1932 de 28 milliards seulement. Cette baisse énorme est observée dans tous les pays capitalistes.

Au cours des années 1933-34, en dépit de l’accroissement de la production par rapport à 1932, il ne s’est pas produit d’accroissement notable des salaires. Dans une série de pays, les salaires n’ont pas du tout augmenté au cours de ces derniers 2-3 ans. D’autre part, la situation de la classe ouvrière a extraordinairement empiré dans les pays à dictature fasciste, surtout en Allemagne, où le salaire horaire réel a diminué de 19 % par rapport à 1932. Le salaire moyen de la majorité des ouvriers allemands se rapproche du montant des secours que touchaient les chômeurs avant l’arrivée du fascisme au pouvoir.

Parallèlement à la baisse des salaires on constate une augmentation de l’intensité du travail. Le chômage englobe des dizaines de millions d’hommes. La misère, la famine, le froid, les maladies, la mortalité, les suicides, tel est le dernier mot du capitalisme, qui confirme avec éclat la loi générale de l’accumulation capitaliste.

La loi de la paupérisation absolue de la classe ouvrière en régime capitaliste

Le niveau de vie de la classe ouvrière est déterminé non seulement par le salaire et son rapport à la valeur de la force de travail, mais encore par l’ensemble de la situation de p. 150l’ouvrier dans le procès même de la production. La transformation de l’ouvrier en appendice de la machine, l’absence de tout attrait du travail qui tue les capacités intellectuelles de l’ouvrier, l’exploitation de la main-d’œuvre féminine et enfantine et la déchéance physique qui en résulte — tout cela aggrave la situation de la classe ouvrière. L’armée de réserve croissante rend précaire la situation des ouvriers occupés, crée l’incertitude du lendemain. Voilà pourquoi Marx dit que :

À mesure que l’accumulation du capital s’opère, la situation de l’ouvrier, qu’il gagne peu ou beaucoup, ne peut donc qu’empirer… L’accumulation de la richesse à un pôle signifie donc l’accumulation, au pôle opposé, de misère, de souffrances, d’esclavage, d’ignorance, d’abrutissement et de dégradation morale chez la classe dont le produit constitue le capital. (K. Marx : le Capital, t. 4, p. 116-117.)

L’ouvrier s’appauvrit d’une façon absolue, c’est-à-dire devient de plus en plus pauvre, vit de plus en plus mal, se nourrit de plus en plus maigrement, se prive de plus en plus et est obligé d’habiter des mansardes et des sous-sols. (V. I. Lénine, Œuvres complètes, tome 16, p. 212 (édit. russe).)

L’appauvrissement absolu est la loi générale du capitalisme et non d’une de ses périodes seulement. Au 19e siècle comme au 20e, l’appauvrissement de la classe ouvrière était non seulement relatif, mais absolu. Au 20e siècle en général et depuis la guerre en particulier, il s’est considérablement accentué, pour atteindre des proportions incroyables pendant la dernière crise économique mondiale. Mais cela ne veut pas dire qu’au 19e siècle, il n’était que relatif. Parlant du dernier tiers du 19e siècle et du commencement du 20e, Lénine l’appelle la période

… de l’esclavage capitaliste le plus cruel et du progrès capitaliste le plus rapide. (V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 18, p. 91 (édit. russe).)

Or, ce fut justement pendant le dernier tiers du 19e siècle que se produisit l’augmentation des salaires. Il va de soi que l’appauvrissement de la classe ouvrière se produit d’une façon inégale, le développement du capitalisme étant lui aussi inégal. L’appauvrissement tantôt se ralentit, tantôt s’accentue. Une amélioration passagère dans la situation de la classe ouvrière ne modifie pas la direction générale du mouvement.

p. 151

La lutte économique et la lutte politique

Mais dans ce cas, me dira-t-on, la lutte de la classe ouvrière pour des améliorations partielles de sa situation en régime capitaliste — lutte pour l’augmentation des salaires, pour la limitation de la journée de travail, pour la protection du travail, etc. — n’a pas de raison d’être. Mieux vaut renoncer à la lutte économique et s’engager dans la lutte directe pour le renversement du capitalisme.

Est-ce à dire que la classe ouvrière doit renoncer à sa résistance contre les empiétements du capital et abandonner ses efforts pour arracher dans les occasions qui se présentent tout ce qui peut apporter quelque amélioration à sa situation ? Si elle le faisait, elle se ravalerait à n’être plus qu’une masse informe, écrasée, d’êtres faméliques auxquels on ne pourrait plus du tout venir en aide…

Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure. (K. Marx : Travail salarié…, p. 150-151.)

Sans une lutte de tous les jours contre toutes les mesures qui tendent à aggraver la situation de la classe ouvrière, celle-ci ne pourra pas mobiliser et organiser ses forces pour renverser le capitalisme. Mais la lutte économique seule, la renonciation à la lutte politique, ne serait d’aucune utilité à la classe ouvrière.

Les ouvriers ne doivent pas s’exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils ne doivent pas oublier qu’ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu’ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction, qu’ils n’appliquent que des palliatifs, mais sans guérir le mal. (K. Marx : Travail salarié…, p. 150-151.)

Renoncer à la lutte politique conduit au renforcement du Capital et de l’oppression, le refus de mener la lutte politique équivalant au refus de renverser le capitalisme.

Lénine développa la doctrine de Marx de la concentration du capital et de l’appauvrissement de la classe ouvrière, et montra, en s’appuyant sur une abondante documentation de la période de l’impérialisme, la croissance de l’appauvrissement absolu de la classe ouvrière en régime capitaliste. Il mena une lutte implacable contre la limitation des tâches de la classe ouvrière à la seule lutte économique et contre le dédain et la sous-estimation de la lutte économique. Il a subordonné les rapports de la lutte économique et de la p. 152lutte politique aux tâches générales de la lutte du prolétariat pour le renversement du capitalisme et l’instauration de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire aux tâches stratégiques et tactiques essentielles de la révolution prolétarienne.

L’appauvrissement absolu croissant de la classe ouvrière en régime capitaliste souligne la contradiction de plus en plus accentuée entre la production sociale et l’appropriation capitaliste, entre les forces productives sociales et les rapports de production capitalistes. L’appauvrissement de la classe ouvrière — de cette force productive fondamentale de la société — aggrave en même temps la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat, fait comprendre aux masses les plus nombreuses l’incompatibilité de la production sociale avec l’appropriation capitaliste.

À mesure que diminue le nombre des grands capitalistes, qui accaparent et monopolisent tous les avantages de ce procès de transformation, on voit augmenter la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégénérescence, l’exploitation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui grossit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste. (K. Marx : le Capital, t. 4, p. 273.)

Ainsi le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. (K. Marx et F. Engels : le Manifeste du parti communiste, p. 24. Bureau d’éditions, Paris, 1935.)

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