Dominique Meeùs
Dernière modification le
Louis Ségal, Principes d’économie politique :
versions,
table des matières,
index des notions —
Retour au dossier marxisme
En parlant de la production marchande dans le deuxième chapitre, nous avons envisagé l’échange entre des producteurs propriétaires des moyens de production qui produisent leur marchandise sans main-d’œuvre salariée. Une telle production marchande n’est pas encore la production capitaliste, c’est ce qu’on appelle la production marchande simple.
La valeur, la loi fondamentale de la production marchande, conserve toute sa force en régime de production capitaliste, celle-ci étant de la production marchande développée. Il y a plus : ce n’est que dans le régime capitaliste que la production marchande se développe intégralement et devient réellement dominante.
La petite production marchande engendre le capitalisme. Mais on aurait tort de s’imaginer que le capitalisme a pris naissance de la transformation lente et graduelle des petits producteurs, d’une part en prolétaires salariés, et de l’autre, en capitalistes. Telle est la conception favorite des économistes bourgeois qui veulent « démontrer » à tout prix que le capital est le fruit du travail du capitaliste.
Marx a raillé cette conception idyllique de l’accumulation primitive du capital.
On en explique l’origine en la racontant comme une anecdote du temps passé. Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, une élite laborieuse d’un côté, intelligente et avant tout économe, et de l’autre, une bande de canailles fainéantes, qui gaspillait sans compter les biens de cette élite. […] Or il advint ainsi que les uns accumulèrent de la richesse et que les autres n’eurent en définitive rien d’autre à vendre que leur peau. Et c’est de ce péché originel que datent la pauvreté de la grande masse qui, en dépit de tout son travail, n’a toujours rien d’autre à vendre qu’elle-même, et la richesse de quelques-uns, qui croît continuellement, bien qu’ils aient depuis longtemps cessé de travailler.
En réalité, la production capitaliste est née tout autrement que par la voie pacifique.
Le mode capitaliste de production est un mode de production marchande dans lequel : 1. le producteur immédiat, l’ouvrier, ne possède pas de moyens de production, il est donc obligé, pour vivre, de vendre sa force de travail ; 2. les moyens de production sont la propriété des capitalistes qui ne travaillent pas et qui exploitent les ouvriers salariés pour en tirer le profit.
La naissance de la production capitaliste implique deux conditions :
Première condition : La formation d’une masse d’hommes privés des moyens de production et obligés de vendre leur force de travail. Par conséquent, il fallait enlever aux petits producteurs autonomes leurs moyens de production (les exproprier), ruiner et asservir les petits artisans, chasser de la terre les petits paysans, etc. D’autre part, il fallait que les petits producteurs dépouillés de leurs moyens de production, et obligés de vendre leur force de travail, fussent libres personnellement de vendre leur force de travail, qu’ils ne fussent pas dans la dépendance féodale ou servile à l’égard du seigneur.
Deuxième condition : Les capitalistes doivent concentrer entre leurs mains les moyens de production enlevés aux petits producteurs et des sommes d’argent suffisantes pour faire face aux nécessités de la production capitaliste qui est, dès ses débuts, une grande production.
Ces conditions de la production capitaliste furent créées dans la période dite de l’accumulation primitive du capital, lors de l’abolition du servage où les paysans furent chassés de leurs terres ce qui fut accompagné, surtout en Angleterre, de la destruction de villages entiers, de la transformation des paysans et des artisans ruraux en gueux et en vagabonds ; lorsque, d’autre part, les marchands accumulèrent des sommes d’argent considérables en pillant les colonies, en soutirant des impôts, en mettant à sac le trésor par le moyen des emprunts, etc.
p. 74La soi-disant accumulation initiale n’est donc pas autre chose que le procès historique de séparation du producteur d’avec les moyens de production. […]
[…]
[…] Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu.
La violence fut donc l’ « accoucheuse » de la production capitaliste. La petite production marchande qui a existé avant l’apparition du mode capitaliste de production et qui repose sur des moyens de travail artisanaux mis en mouvement par la force musculaire de l’homme ne pouvait prendre une rapide extension et faire face aux exigences du marché et de l’économie marchande en développement constant.
Concentrer, élargir ces moyens de production dispersés et étriqués, en faire les leviers puissants de la production actuelle, tel fut précisément le rôle historique du mode de production capitaliste et de la classe qui en est le support, la bourgeoisie.
L’expropriation des petits producteurs de marchandises et la centralisation des moyens de production entre les mains des capitalistes impliquaient la transition de la petite production à la grande. La production capitaliste fut la forme sous laquelle les forces productives matérielles de la société ont pu se développer le plus rapidement.
Mais le remplacement de la petite production marchande par la grande production capitaliste ne signifiait pas la liquidation de la petite production en général. Le capitalisme est né sur la base de la production marchande et son rôle est de la développer. Aussi la production capitaliste ne signifie pas l’abolition de la contradiction fondamentale de la production marchande, mais son développement ultérieur.
La contradiction fondamentale de la production marchande est celle entre le travail social et le travail privé. Mais dans la production marchande simple, non capitaliste, il n’y a pas d’opposition entre le mode de production et le mode d’appropriation.
Dans la production marchande simple
… la question ne pouvait même pas se poser de savoir à qui devait appartenir le produit du travail. En règle générale, le producteur individuel l’avait p. 75fabriqué avec des matières premières qui lui appartenaient et qu’il produisait souvent lui-même, à l’aide de ses propres moyens de travail et de son travail manuel personnel ou de celui de sa famille. Le produit n’avait nul besoin d’être approprié d’abord par lui, il lui appartenait de lui-même. La propriété des produits reposait donc sur le travail personnel.
Il en est tout autrement dans la production capitaliste. Ici, le caractère social du travail s’exprime non seulement dans la division du travail entre les entreprises, mais encore dans son organisation méthodique à l’intérieur de chaque entreprise. Chaque entreprise capitaliste emploie des dizaines, des centaines et des milliers d’ouvriers dont chacun exécute une opération partielle. Les moyens de travail, ce sont de grandes machines. Dans une entreprise capitaliste, il y a de nombreuses machines compliquées et reliées entre elles. Ces puissants moyens de travail ne peuvent être mis en mouvement que par le travail de nombreux ouvriers, méthodiquement organisé, à l’intérieur de la fabrique.
Mais […] la bourgeoisie ne pouvait pas transformer ces moyens de production limités en puissantes forces productives sans transformer les moyens de production de l’individu en moyens de production sociaux, utilisables seulement par un ensemble d’hommes […] Et de même que les moyens de production, la production elle-même se transforme d’une série d’actes individuels en une série d’actes sociaux et les produits, de produits d’individus, en produits sociaux. Le fil, le tissu, la quincaillerie qui sortaient maintenant de la fabrique étaient le produit collectif de nombreux ouvriers, par les mains desquels ils passaient forcément tour à tour avant d’être finis. Pas un individu qui puisse dire d’eux : c’est moi qui ai fait cela, c’est mon produit.
Malgré leur caractère social, les moyens de production sont propriété privée — non des ouvriers, mais des capitalistes. Les produits du travail social sont appropriés non par les ouvriers, mais par les capitalistes.
La contradiction fondamentale de la production marchande (entre le travail social et le travail privé) se développe en régime capitaliste et devient la contradiction entre la production sociale et l’appropriation capitaliste privée.
La contradiction entre la production sociale et l’appropriation capitaliste privée s’exprime dans l’antagonisme de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat. La classe qui produit la richesse sociale c’est le prolétariat et la classe qui s’approprie cette richesse c’est la bourgeoisie. La nature p. 76des rapports de production entre la bourgeoisie et le prolétariat, le caractère de l’exploitation capitaliste, tout cela est mis en lumière par la théorie marxiste de la plus-value et du capital, qui constitue le développement de la théorie de la valeur.
Table of contents