Dominique Meeùs
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La rente absolue est aussi une forme de la plus-value, mais elle se forme autrement que la rente différentielle. La rente absolue, aussi bien que la rente différentielle, ne peut être une somme déduite du profit moyen. Autrement, les capitalistes n’engageraient pas leurs capitaux dans l’agriculture. La rente différentielle est la différence entre le prix social de production du produit agricole et son prix de production individuel.
Par conséquent, la rente absolue ne peut être qu’une somme supplémentaire au-dessus du prix social de production. Comment cette majoration est-elle possible ? Quelle en est la source ?
L’agriculture en général, et la culture du sol en particulier, est une branche de production où la composition organique du capital est inférieure à la composition moyenne du capital social. En régime capitaliste, le développement de l’agriculture est en retard, par rapport à l’industrie. Ce retard est dû à la propriété privée de la terre. (Nous l’avons déjà vu par l’exemple de la deuxième rente différentielle. Dans le chapitre suivant, nous analyserons les autres conditions créées par la propriété privée de la terre et qui entravent le développement des forces productives dans l’agriculture.) Mais lorsque dans une branche de production la composition organique du capital est au-dessous de la composition moyenne du capital social, le prix de production (le prix social de production) y est inférieur à la valeur : la plus-value créée dans cette branche n’est pas réalisée entièrement par les capitalistes de cette branche, une partie de cette plus-value passe aux capitalistes des autres branches ayant une composition organique du capital plus haute ; dans les branches de la production où la composition organique du capital est basse, la plus-value est au-dessus du profit moyen.
Puisque, dans l’agriculture, la composition organique du capital est inférieure à la composition moyenne du capital social, une partie de la plus-value devrait affluer dans d’autres branches. Mais la propriété privée de la terre empêche l’excédent de plus-value sur le profit moyen d’être réparti entre les capitalistes des autres branches. Les capitalistes p. 192ne peuvent pas organiser la production sur une terre sans avoir payé aux propriétaires fonciers un tribut pour l’utilisation de cette terre. Ce tribut — la rente absolue — ils le prélèvent sur la plus-value qui forme l’excédent sur le profit. Par conséquent, la plus-value créée dans l’agriculture ne participe pas à la formation du taux moyen du profit.
Nous étudierons sur l’exemple suivant comment se forme la rente absolue. Tout le capital industriel, de 400 millions de francs, se compose de 300 millions de capital constant et de 100 millions de capital variable. Le taux de la plus-value étant de 100 %, l’ensemble de celle-ci sera de 100 millions de francs et le taux moyen du profit de 25 % (100 : 400). Supposons que le capital agricole de 100 millions de francs se divise en capital constant et en capital variable de 50 millions chacun (composition organique plus basse que dans l’industrie), le taux de la plus-value étant de même de 100 %, la masse de cette dernière, créée par les ouvriers agricoles, sera de 50 millions.
Sans la propriété monopoliste de la terre, et, par conséquent, sans la nécessité de payer la rente absolue au propriétaire foncier, la situation se présenterait comme suit : tout le capital social s’élèverait à 500 millions de francs, l’ensemble de la plus-value serait de 150 millions de francs et le taux moyen du profit de 30 % (150 : 500). Mais la propriété privée de la terre empêche la plus-value créée dans l’agriculture de participer à la formation du taux moyen du profit. Ce taux se forme dans l’industrie et fait 25 %. Les capitalistes en investissant dans l’agriculture leur capital de 100 millions de francs obtiennent 25 millions de francs de profit (d’après le taux moyen du profit). Sur 50 millions de plus-value créée dans l’agriculture, ils versent au propriétaire foncier à titre de rente absolue 25 millions.
Les produits agricoles seront donc vendus 150 millions de francs et la rente absolue sera acquittée sur la plus-value contenue dans ce produit.
En l’absence de la propriété privée de la terre, le taux moyen du profit serait, comme nous l’avons vu, de 30 et non de 25 %. Les produits agricoles seraient vendus non 150 millions (125 millions comme prix de production et 25 millions de rente absolue), mais 130 millions. Cela signifie, en premier lieu, que l’existence de la propriété privée du sol fait baisser le taux moyen du profit et entrave l’accumulation du capital et le développement de la production capitaliste p. 193en général. Cela signifie, en second lieu, que l’existence de la propriété privée du sol élève le prix des produits agricoles, matières premières pour l’industrie et moyens de subsistance de la classe ouvrière, ainsi que la valeur de la force de travail.
Nous voyons ainsi que le facteur qui crée la rente absolue, c’est le monopole de la propriété privée de la terre. Cela ne signifie pas certainement que la possession même de la terre crée la plus-value qui est appropriée par le propriétaire foncier sous la forme de la rente absolue. Cette partie de la plus-value, qui se transforme en rente absolue, est créée par le travail non payé des ouvriers agricoles. Mais la propriété privée de la terre, comme nous venons de le voir, ne laisse pas cette plus-value se transformer en profit moyen et elle le transforme en rente absolue, appropriée par le propriétaire foncier. C’est précisément dans ce sens que Marx dit que le monopole de la propriété privée de la terre crée la rente absolue. La bonne composition organique du capital dans l’agriculture crée seulement l’excédent de la valeur au-dessus du prix de production, comme cela a lieu dans toutes les branches qui ont une basse composition organique du capital. Mais elle n’est pas la cause de la formation de la rente absolue. La cause, — c’est la propriété foncière privée.
⁂
L’existence de la propriété privée de la terre et de la rente foncière, surtout la rente absolue, permet de comprendre certaines particularités importantes du développement du capitalisme dans l’agriculture par comparaison avec son développement dans l’industrie. Mais avant de passer à l’analyse de cette question, faisons le bilan de tout ce que nous avons appris sur les formes de la plus-value.
Toutes ces formes modifiées de la plus-value présentent les revenus des différents groupes d’exploiteurs non comme partie de toute la masse du travail supplémentaire non payé de la classe ouvrière, matérialisé dans les marchandises, non comme la part des différents groupes de la bourgeoisie dans l’exploitation de la classe ouvrière, mais, au contraire, comme des revenus dérivés de sources autonomes et n’ayant aucun rapport avec le travail de la classe ouvrière. Il semble que le travail des ouvriers crée seulement le salaire, que le p. 194profit des industriels provient des moyens de production, que le profit des commerçants est né pendant la circulation, que l’intérêt est né de l’argent en tant que tel, que la rente est née de la terre. En réalité, le travail de l’ouvrier crée non seulement la valeur des salaires, mais encore la plus-value, source unique de revenus pour tous les groupes de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers. En réalité, toutes ces espèces de revenus sont des formes de la plus-value. Ainsi, les formes particulières de la plus-value dissimulent, voilent la contradiction de classe fondamentale de la société capitaliste, — la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat, et elles présentent les rapports à l’intérieur de la bourgeoisie non comme des rapports de répartition de la plus-value, mais comme des rapports indépendants, n’ayant rien de commun avec l’exploitation de la classe ouvrière.