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La presse en écho

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Le soir même, aux femmes rentrées chez elles, le journal télévisé montre qu’elles n’ont pas rêvé : ces lieux bondés, ces banderoles, ces femmes au micro, ce sont elles et il n’y a pas à en rougir.

Dès le lundi 13 novembre et tout au long du mois, la presse écrite prolonge le souvenir de la Journée « F ». Elle souligne le succès de foule et l’originalité de la fête, elle s’interroge sur l’impact d’une telle manifestation. En voici quelques extraits.

Le Soir explique :

— Pour une fois, il y avait moins de hippies, de gauchistes et d’intellectuels, habitués des assemblées libres, que de gens de la rue, beaucoup de femmes âgées, des enfants aussi, nombreux à courir dans la foule.

— À côté de toutes les femmes qui se sont exprimées, bien d’autres sont sorties sans avoir pu le faire. Les organisatrices ont dû renoncer à présenter certains sketches pour permettre au maximum de femmes de s’exprimer. Le rassemblement a d’ailleurs été long à se disperser, les discussions continuaient dans les couloirs et jusque dans la galerie d’exposition. Comme devait le dire une responsable : « On ne rattrape pas en un jour un retard de dix mille ans ! » Comme le proclame un panneau : « Croyez-vous vraiment pouvoir rendre les autres heureux sans être heureuse vous-même ? Croyez-vous vraiment pouvoir changer le monde sans vous changer vous-même ? »

Le même jour, La Métropole (relayée par La Flandre Libérale et Le Matin) exprime de façon plus amusée que critique les inévitables tensions qu’on a pu percevoir :

— Dans un climat de revendication et de fête, la Journée « F » a dépassé toutes les prévisions de succès de foule. Elles sont venues, souvent en famille, bourgeoises ou non, de tout le pays, mais il semble que les Flamandes se soient payé la part de la lionne. Des Wallonnes déploraient qu’elles aient mobilisé la grande salle à leur profit jusque dans l’après-midi. Ce sont, à coup sûr, les Flamandes qui étaient les mieux organisées, les francophones comptant sur le spontanéisme, non sans charme et sincérité, à défaut peut-être d’efficacité.

— Peut-on parler de solidarité féminine ? Elle est sans doute plus souhaitable que réelle. Le fossé ne s’est guère comblé entre « ouvrières » et « intellectuelles » en dépit du ton du genre « Salut les copines » et joyeusement « bête et méchant » du Petit Livre rouge des Femmes largement répandu.

— Les associations féminines liées aux partis traditionnels étaient absentes en tant que telles, mais de nombreuses militantes et des résumés de leurs positions sous forme de stencils ou d’interventions au podium à titre personnel ont témoigné de diverses positions. Il semble que ce soit le problème de l’avortement qui fasse peur et qui divise le plus.

— À la tribune, Émilienne Brunfaut appelait à la solidarité, se méfiait du ghetto féminin, souhaitait la présence efficace des femmes dans les syndicats et les partis.

— Quant au PFU, il faisait recette d’adhésions et le Dr Hauwel s’avançait parée d’un vaste écriteau sur la poitrine, tel un Croisé.

— Un raz de marée de femmes d’avis divergents mais mues par la conviction que cela va, que cela doit changer. C’est un événement. Quels en seront les lendemains ?

La Dernière Heure fait allusion au tract affiché dans la salle d’exposition :

— C’était en quelque sorte une rencontre nationale de l’ « intelligentsia progressiste ». Cette journée se voulait la journée de toutes les femmes ; en fait, les femmes présentes, la plupart jeunes, mariées, non mariées, mères, célibataires, etc., souvent accompagnées de leurs compagnons, étaient des femmes « qui avaient eu la chance de naître dans un milieu culturel ».

Ceci lui vaut, dès la semaine suivante, une réponse de Françoise d’Eaubonne :

« Il n’est pas vrai que la plupart des femmes présentes avaient eu la chance de naître dans un milieu culturel. Ceci était vrai pour les organisatrices peut-être et sûrement pour « les personnalités étrangères ». Mais, justement, celles-là parlèrent peu, pour laisser parler ménagères et employées, les mères de famille anonymes qui étaient venues à cette manifestation par milliers. Exemple : le bouleversant témoignage de cette fille-mère de 53 ans qui n’était certes pas d’un milieu culturel ! »

La Libre Belgique donne une grande place à l’événement : « Une vaste assemblée libre contre la société patriarcale », illustrée d’une photographie des débats. L’article décrit le climat d’effervescence, la participation des groupes et de femmes célèbres, la bonne volonté des hommes appelés à garder les enfants. Et de conclure :

— Tous les indifférents d’hier, eux, devront reconnaître que le féminisme belge est né. Dommage que l’assemblée ait souvent dévié dans des prises de position politiques d’extrême gauche et dans d’autres où la morale ne trouvait pas sa place.

Le lendemain, 14 novembre, sous le titre « Femmes au Passage 44 », un rédacteur dit son inquiétude :

— Durant le « Jour F », on a eu nettement l’impression que les principales meneuses du jeu entendaient soumettre leurs compagnes à un carcan de pensées et de méthodes. Tout le monde dans le même sac pour le même assaut. Ne serait-ce pas là, sous prétexte de libération, la plus paradoxale des servitudes ?

— Une dernière remarque sur un thème que nous n’épuiserons pas aujourd’hui : l’avortement a été justifié par d’aucuns par la seule décision féminine parce que la femme est une femme. L’erreur est fondamentale parce que ce sexe, en tant que tel, n’a pas le droit d’être au-dessus des lois.

Et d’y revenir encore, le 17 novembre, d’un ton plus badin et pour la défense des hommes…

La Cité titre : « Un certain succès de jeunesse à la Journée de la Femme. »

— Agitation et brouhaha tels qu’on pouvait difficilement entendre les oratrices et intervenantes qui tentaient de persuader la foule — contradictoirement parfois — de la justesse et de l’importance de leur point de vue.

— Les sujets à l’ordre du jour […] touchaient à un certain nombre de points intéressant la « libération féminine » ; l’égalité de promotion professionnelle et de salaire par rapport aux hommes et la liberté sexuelle en faisaient le fond principal. Ce dernier sujet et tout spécialement l’avortement libre ont en fait largement dépassé tous les autres thèmes […].

— L’insistance mise par les conférencières et les organisatrices de la journée à voir dans cette « libération sexuelle » le principal facteur de promotion féminine fut l’objet de protestations de la part de certaines femmes présentes à divers moments de la journée.

Après avoir souligné « l’absence des syndicats, des mouvements coopératifs féminins, ainsi que les mouvements de promotion culturelle et sociale chrétiens et socialistes, mouvements qui regroupent pourtant plus d’un million de femmes », l’article conclut :

— Dans l’ensemble, un public fort jeune comptant manifestement beaucoup d’étudiantes. « Nous voulons parler au nom de toutes les femmes, affirmaient certaines, parce qu’elles ne savent pas s’exprimer ou n’ont pas le temps de venir ». Affirmation naïve et méconnaissance des situations.

La Gauche consacre à la circonstance une longue page intitulée : « De la passivité à la révolte. »

— En tant que mise au point, cette journée fut capitale, selon nous. À la fois la première étape d’un mouvement en pleine expansion, la première manifestation des femmes en tant que telles.

— Cependant le mouvement d’émancipation des femmes fait partie du mouvement d’émancipation de l’humanité et constitue un nouveau front contre le capitalisme. […] La voie socialiste peut seule supprimer réellement les causes de l’oppression de la femme (17-11-1972).

Pour les Bonnes Soirées du 26-l1-1972, c’est :

— La confusion autour des stands. Les discussions y sont plus faciles. En groupe réduit, les femmes — peu habituées à prendre la parole sur un podium — vident leur sac, laissent leur adresse.

— Des femmes de tous les âges, mais surtout des jeunes ; pour elles, l’aventure du féminisme prend encore l’allure d’une école buissonnière ; et cette grande fancy-fair, avec ses relents de critique, de dénonciation de hargne, de pagaille et d’humour mêlés aux odeurs de café, à la chaleur, à la sueur, a quelque chose de galvanisant même dans ses excès. Cette journée, c’est le début d’une grande exploration du 20e siècle. Celle du monde de la femme.

Dans une chaîne qui traverse La Libre Belgique, La Dernière Heure, L’Avenir du Tournaisis, on retrouve un certain Dick :

Pour se remettre du reportage télévisé du « Jour F » « dont on ne vit qu’un aspect qui n’avait rien d’édifiant : frénésie et frustrations », il s’attarde au « Jardin extraordinaire » où il lui est donné de voir « un rassemblement de goélands sur une île déserte. Les goélands ! Leur vol superbe et libéré, leurs amours, leur lutte de chaque instant pour assurer la transmission et la protection de la vie, la fragilité des nids, la gravité des femelles soumises aux lois de la nature. » Aucun rapport, bien entendu, entre les goélands et la Journée « F » ! Mais chez ces oiseaux, quelle dignité, quelle humanité !

D’un homme encore, le 22 novembre, dans La Métropole Journal d’Europe :

— Curieux spectacle pour un homme qu’une telle assemblée. L’impression est d’abord de gêne, le sentiment de se trouver dans un terrain hostile. Puis entre les lignes des thèmes mis en valeur, il retrouve un grand nombre de ses préoccupations essentielles : la dignité humaine, la justice sociale, la religion, les tabous sexuels, les familles trop nombreuses… Il se rend compte lui aussi de certains aspects aliénants de la civilisation.

Paris Match du 2 décembre 1972 internationalise l’événement. Grandes photographies qui montrent l’écoute attentive autour de Simone de Beauvoir, la main qui accompagne la parole vive de Germaine Greer, la main oratrice d’Émilienne Brunfaut… et tant de visages à l’écoute.

Comptes-rendus et analyses de la presse écrite reflètent les différentes tendances et opinions de son lectorat. On y perçoit une différence de perception entre rédacteurs et rédactrices. Pour celles-ci, l’événement fut, à leur insu peut-être, la réponse à une certaine attente. Chez les journalistes masculins — et bien que ceux-ci soient à l’écoute —, l’approche est plus questionnante, forcément.

L’époque est à l’ouverture, à la réceptivité. Même la presse, sérieuse par définition, semble participer à l’euphorie des nouvelles femmes.

Quant aux femmes elles-mêmes, les participantes et celles qui perçoivent à travers la presse ces accents nouveaux, toutes vont se trouver marquées d’une façon ou d’une autre par cette journée qui fait date : le 11 novembre des femmes.

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