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Foire aux idées, aux actions, à la réflexion continue. Un grand registre, ouvert sur un pupitre, permet de s’inscrire suivant ses goûts et ses aspirations à l’un des nombreux groupes de travail qui vont consolider l’impact de la journée. Des centaines de noms sont récoltés. Nombreuses sont celles qui donnent leur adhésion au Parti féministe unifié, fondé au printemps 1972 6. Nombreuses, celles qui s’inscrivent à des groupes de réflexion que, dans un premier temps, on rassemblera sous l’appellation « Groupes des femmes du 11 novembre » (GF 11N) : groupe de prise de conscience, d’analyse des discriminations sexuelles dans l’enseignement et l’éducation, en télévision et radio ; groupe d’analyse des journaux féminins, d’analyse des problèmes de santé, d’analyse urbanistique ; groupe des communautés d’adultes et des équipements collectifs ; groupe d’expression corporelle, de bande dessinée et de roman-photo. Certaines recherches s’incarneront dans Les Cahiers du Grif dès 1973. D’autres deviendront des groupes d’action au sein du mouvement.
Un autre cahier invite à exprimer ses impressions, bonnes ou mauvaises :
— Malgré le fouillis, cette journée m’emballe. Elle m’a ouvert des portes qui m’étaient pratiquement inconnues.
— Je n’étais pas féministe. Je croyais pouvoir me débrouiller seule, arriver à être une femme épanouie. Petit à petit j’ai dû courber la tête comme les autres.
— Sus à l’autoritarisme des femmes militantes. Laissez parler les « autres ». Respectez les opinions des autres, y compris les hommes. Moi et des copines, on est prêtes à vous aider, mais organisez-vous !
— J’ai 24 ans et je suis mariée depuis huit mois. Nous avons un enfant. Nous avons décidé que je resterais à la maison pour notre petit garçon. Avant je travaillais et j’avais un bon salaire. J’entends parler partout de femmes qui se plaignent de rester à la maison. Je n’en suis pas. Une femme au foyer trouve mille possibilités de s’épanouir. Mon bonheur est total !
— J’ai vécu jusqu’à 41 ans « au foyer ». Je voudrais apprendre à vivre avec et parmi les femmes de mon temps, participer aux luttes qu’elles vivent, exprimer mon drame, trouver et comprendre ses raisons en confrontant mon expérience à celle des autres, en écoutant ce que d’autres ont vécu, pour participer à l’élaboration de solutions.
— Ce que je souhaite : moins de solitude et des rencontres. Au sortir de la réunion de ce matin, j’ai l’impression qu’il nous faut absolument mettre de l’ordre dans nos idées. Les aborder une à une et à fond avant de passer à la suivante. Ne pas uniquement revendiquer : je crois que ce stade est dépassé. Ce qui me paraît important, c’est de nous tenir unies. Trop de femmes jouent « cavalier seul » et nous perdons de la sorte une grande efficacité. Nous représentons plus de 50 % de la population, il faut que les femmes le sachent et prennent conscience de la force que cela représente — à condition de rester unies ! […] Il ne faut pas nous faire ennemies des hommes, mais leur faire entendre nos voix. Ne commençons pas par nous demander si nous devons nous situer à droite ou à gauche : c’est tout notre système qui doit changer […]
— Employons des armes féminines que nous connaissons bien et ne nous laissons pas prendre au piège de réagir comme un homme.
Fanny Filosof, qui allait devenir une des animatrices les plus actives du Mouvement, raconte son premier 11 novembre des femmes : « J’y suis venue, mais pas du tout comme militante. Avec curiosité… et aussitôt subjuguée. Oser clamer le droit à l’avortement ! Je m’étais fait avorter, mais en catimini, et j’en portais encore le poids comme d’une grosse faute… J’avais quarante ans. Je l’oubliais ! Ce jour-là, j’ai fait connaissance, un peu sur le tard avec les soixante-huitardes : ces femmes assises par terre… Il me semble que c’est la seule adolescence que j’ai connue7. »
En fin d’après-midi, parmi les papiers épars et tout ce décor qu’il faudra ranger demain, il est trop tôt pour comprendre qu’on vient de vivre un moment historique : cette journée du 11 novembre 1972 qui s’achève devient une date à mémoriser, celle d’un événement inaugural.
« Rien ne sera plus jamais comme avant », ont prophétisé les femmes. Une révolution était née, révolution sans violence mais ferme, au sein d’une société qui attendait, semble-t-il, ce déclic pour mettre en œuvre, du moins dans ses lois, l’égalité formelle entre les citoyens. Il a fallu le témoignage de ces femmes dont le nombre dépassait tout ce qu’on avait connu de ce genre en Belgique, il a fallu ce ton sans réplique, il a fallu cette certitude affirmée d’avoir raison envers et contre tout.