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Pas de vedettes, mais des pionnières confirmées

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La Journée « F » s’adresse aux femmes des deux communautés du pays. Aussi l’organisation a-t-elle prévu d’alterner toutes les deux heures l’occupation de la grande salle entre le public francophone et néerlandophone. Le débat s’est ouvert à 10 heures en français. À midi, le changement s’effectue encore sans difficulté, mais, par la suite, il n’est plus possible de déplacer les foules. D’autant que les Flamandes qui sont assises dans la salle n’ont pas de raison de la quitter : « nous comprenons le français, disent-elles, et tout nous intéresse. » En début d’après-midi, tous les locaux sont bourrés, les escaliers presque impraticables. Le personnel de garde du Crédit Communal parle de faire évacuer… On le supplie de faire confiance. Par chance, tout se passe sans bousculade ni évanouissement. L’euphorie inspire une discipline naturelle. Les huit mille femmes présentes se rendent compte que leur nombre même est une révolution tranquille.

Tout déplacement étant devenu impossible, les francophones tiennent leurs échanges de l’après-midi au foyer du rez-de-chaussée. C’est là qu’est accueillie et applaudie Simone de Beauvoir. Frêle, un peu courbée, elle s’avance perdue dans la foule. On a du mal à lui frayer un chemin jusqu’au podium improvisé. Simone de Beauvoir parle du procès de Bobigny qui se déroule au même moment. Une jeune fille mineure a été avortée clandestinement : elle et sa mère qui est pointeuse au métro à Paris sont poursuivies par les tribunaux. Simone de Beauvoir parle sous le coup de l’émotion et de la colère. Ce procès est significatif de l’arbitraire d’une loi qui nie la réalité humaine des femmes. Publiant, en 1949, Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir pensait que l’instauration du socialisme amènerait les conditions d’une société égalitaire. Elle constate, au fil des ans, que les discriminations sont bien plus profondément enracinées qu’elle n’imaginait et qu’elles ressurgissent aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. « Pour moi, la libération des femmes ne peut aller sans la révolution sociale, mais ce sont les femmes qui doivent se libérer elles-mêmes. » Dès l’apparition du mouvement, elle rejoint les militantes du néo-féminisme. Sa présence à Bruxelles en est le témoignage.

Germaine Greer est venue d’Angleterre à l’invitation des organisatrices néerlandophones. Son livre La femme eunuque4 s’inscrit dans la révolution culturelle et sexuelle des années 60 plus que dans le combat politique des femmes. « On me condamne parce que je suis trop “hip” ; écrit-elle, pas assez marxiste… » Il n’empêche, elle est une des porte-parole du féminisme contemporain et sa présence à la Journée « F », ajoutée à celle de Simone de Beauvoir et de Françoise d’Eaubonne, prouve la dimension internationale du mouvement des femmes en Occident. Françoise d’Eaubonne construit de livre en livre5 un féminisme de changement qu’elle proclame ici en ces termes : « Marx a dit que la libération du prolétariat serait celle de toutes les classes sociales. Je dis qu’en se libérant, la femme libérera tous les sexes. »

Notes
4.
La femme eunuque, Laffont, 1971.
5.
Françoise d’Eaubonne vient de publier Le féminisme, histoire et actualité, Alain Moreau, 1972.
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