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Si j’avais joué de l’accordéon, j’aurais aimé en jouer bien. Mais j’aurais aimé aussi qu’on ne s’en aperçoive pas trop. J’aurais voulu jouer la Java Bleue, la Valse Brune, avec de secrètes dissonances.
L’instrument de Françoise Mallet-Joris n’est pas l’accordéon, mais la plume ou le crayon à bille ; ou tout simplement la machine à écrire.
Les Java Bleue, elle les invente. Et une amie les chante. Elle invente aussi des histoires. De grosses histoires où les gens s’aiment et se font du mal. Comme dans la vie. Écrire des romans est le métier de Françoise. Elle a commencé à 15 ans, cela fait déjà trente ans qu’elle écrit, presque de jour en jour. Tôt matin. Se couchant de bonne heure, mangeant peu, ne voyant pas trop de gens, ne se laissant pas distraire par tout ce que le monde offre de tentant à une femme intelligente et sensible.
De Françoise Mallet-Joris, nous connaissons par les photographies, par la télévision, le visage ovale, un peu interrogateur, timide et pourtant assuré, patient.
Née à Anvers, en 1930, Françoise est la fille de Suzanne Lilar. Elle a une jeunesse plutôt solitaire, manque l’école pour raison de santé et lit énormément. Elle est heureuse chez elle, ses parents sont intelligents, très libres d’idées, écrira-t-elle, aussi elle s’étonne de leur désarroi lorsqu’elle quitte la maison, à seize ans, croyant trouver plus de liberté encore à partir avec un homme… L’année suivante elle a un enfant et se marie. Françoise Mallet-Joris explique avec calme et lucidité comment elle s’est mariée trois fois et ce furent comme des maturités successives, des expériences nécessaires à son désir de vérité.
Dès l’âge de vingt ans, Françoise exprime cette maturité précoce dans un premier roman, Le Rempart des béguines. Avec force tranquille, elle raconte comment une très jeune fille reçoit la révélation de l’amour dans un lien orageux mais puissant avec la maîtresse de son père. Le livre fait scandale. En même temps, il affirme un talent, une liberté. La Chambre rouge reprend le même thème, avec plus d’intensité encore et déjà le don de recréer les milieux, les atmosphères, avec ce regard distancé qui fait de Mallet-Joris une romancière.
En 1955, Françoise Mallet-Joris se convertit et reçoit le baptême catholique. Les romans se succèdent, les enfants naissent. Le Prix Fémina est décerné à l’Empire céleste, en 1958. Dans l’intervalle, des textes autobiographiques, où Françoise fait le point. Écrit à 30 ans, Lettre à moi-même est un récit d’une maturité exceptionnelle. C’est une réflexion à la fois sur l’existence, cette énigme, et sur le fait de la relater par écrit, cette existence, de la coucher sur le papier, d’en faire ainsi une matière nouvelle, lui donnant une dimension plus cosmique peut-être, plus figée peut-être aussi, quels que soient la rigueur et le talent que l’écrivain met à dire la vie, au plus près de la vérité perçue.
J’aurais voulu jouer de l’accordéon pose, de facon plus légère, la même interrogation, tandis que La Maison de papier décrit davantage la vie de famille, cet autre versant de la vie de Françoise.
Une autre Colette ?
On a comparé Françoise Mallet-Joris à Colette. Pour son style. Son goût du concret. Sa féminité solide. Il est vrai qu’elle a vécu une expérience un peu comparable à celle de Colette : aimer (trop) un homme, avoir cru que c’était ça la liberté, puis s’en libérer par le travail et l’indépendance qu’il procure.
Comme Colette, Françoise Mallet-Joris croit dans la vie, elle lui accorde la plus grande importance, l’observe et la goûte. Avec plus de sérieux peut-être, et moins de dégustation ? Arrêtons la comparaison, car que savons-nous de l’une et de l’autre, si ce n’est ce qu’elles en disent, ce personnage qu’elles sont à elles-mêmes, comme nous le sommes toutes, mais que chez elles le métier a accentué ?
Le métier
En somme, ce que je demande, c’est : y a-t-il une raison d’écrire ce livre ? Et peut-être aussi: y a-t-il une raison de vivre cette vie, la mienne, celle-ci plutôt qu’une autre, ou bien elle aussi, momifiée, classifiée, se déroule-t-elle automatiquement, issue de la machine comme un long ruban de papier marqué d’hiéroglyphes ?
Françoise Mallet-Joris ne parle pas de vocation, d’inspiration, de génie, mais de métier. Elle aurait aussi bien pu fabriquer des souliers, dit-elle, ou jouer de l’accordéon. Il se fait qu’ayant beaucoup lu, elle s’est mise à écrire. C’est un travail qu’on fait comme on fabrique un objet et on le vend aux gens. Eux, ça leur fait peut-être plaisir de lire ce livre, ça les amuse ou leur apprend quelque chose, et à soi, ça rapporte de l’argent. De l’argent, il en faut pour vivre. C’est pour ça qu’on travaille.
On raconte, comme une bizarrerie — à Paris, on adore ça — le fait que Françoise sorte de chez elle à environ 7 heures du matin pour passer quelques heures dans un café à écrire tranquillement. Pourtant quoi de plus naturel, d’indispensable même, lorsqu’on a quatre enfants et qu’on habite un appartement. Une chambre à soi, disait Virginia Woolf. Ou alors le bistrot, qui est à tout le monde et où la vie est spectacle. Les conversations de café, c’est déjà tout un montage, chacun jouant son rôle et le patron, qui a le dernier mot, croit tirer les ficelles. Au fond du café, l’écrivain les tire à son tour. Il note ce que disent les uns et les autres, ceux du café ou de la rue, les amis chez qui on va dîner et cet autre qui aime tant parler.
Il y a les personnages de la vie, il y a ceux du roman, et il y a aussi les personnages historiques. Romancés une première fois par l’historien, ce démonstrateur de faits virils et d’actions bien menées par d’illustres hommes. Si Françoise Mallet-Joris est féministe — elle récuse probablement l’appellation, comme elle récuse toute empreinte —, c’est dans ses romans en marge de l’Histoire qu’on peut le découvrir. Les héroïnes qu’elle va chercher dans l’Histoire (un peu comme on trouve un petit chat perdu dans un grenier), elle les fait naître à une vie qui fut sans doute la leur, ignorée comme celle de bien des femmes de l’époque, comme la nôtre aussi, bien que dans de toutes autres circonstances. Des femmes prisonnières : piégées par l’amour et coincées par les conditions qui leur sont faites. Que ce soit Marie Mancini l’amie de Louis XIV ou Louise la jeune amoureuse de Louis XIII dans Les Personnages, que ce soit surtout Jeanne Guyon, veuve et mystique, ce sont des héroïnes de la conquête de soi par la vie intérieure, ce jardin secret dérobé aux hommes.
La comédie de la vie
… qui ne soit pas uniquement cet acteur d’un rôle tout écrit, ce consentant prisonnier d’une convention qui le dispense de toute initiative;
car enfin, prononçant les mots que l’on attend d’eux, se jetant la balle […], qu’est-ce qu’ils font là, impénétrables l’un à l’autre, enfermés dans leur confort, leur amertume, leur orgueil, leur sensualité, leur sourffrance ?
Oui, Françoise Mallet-Joris est une moraliste. Une philosophe en quête de sagesse. Elle voudrait comprendre.
Savoir où est la vérité de la vie. Car si tout est mensonge, alors tous ces mensonges que chacun nous sommes (et comme écrivains, nous le sommes doublement et plus consciemment) ne sont que des tâtonnements vers la vérité. Que quelqu’un essaie de dire vrai ou qu’il se croie obligé de mentir, son but est le même : exprimer quelque chose, communiquer.
La connaissance reste fragmentaire. Très. C’est peut-être parce que ses parents étaient si intelligents et si libres, dit Françoise, qu’elle a été obligée de commencer par faire des expériences incertaines. La vérité se dérobait.
La conversion, c’était peut-être une planche de salut. Une façon de ne pas être absolument perdue parmi des personnages qui déambulent et parlent en tous sens, mais où précisément le sens de la démarche se dérobe.
Françoise Mallet-Joris pense que le monde est posé. « Chacun contient cette vérité banale et mystérieuse comme un chiffre — cette liberté comme une proportion. (Lettre à moi-même.)
De là, ce sentiment d’harmonie, qui naît fugitivement d’une branche dans un vase, d’une table bien arrangée, d’un mot d’enfant, d’un oiseau qui vole, ce sentiment d’une ordonnance invisible.
À travers tous les romans et leurs personnages chez Mallet-Joris, ceux-ci ont chacun leur importance, contrairement aux héros de la subjectivité pure — à travers ce désordre des sentiments et ce décalage des paroles, c’est inépuisablement une quête de vérité qui les fait poursuivre on ne sait quelle chimère, prendre mille chemins de traverse ou, telle Allegra, s’atteler à une impossible tâche jusqu’à en mourir. Aurait-elle joué de l’accordéon, aurait-elle avec son sourire un peu lointain manipulé son open en toe, c’eut été la même musique, le même accompagnement que celui que Françoise nous offre par l’écriture. Regardez, mais regardez donc comment ces gens vivent ! Regardez-les danser, semble-t-elle dire, peut-on être plus sot, plus malin, plus attendrissant, plus incohérent ? Et pourtant quelle musique dans tout cela, quelle inépuisable musique, plus exacte que toute mathématique,
Marie Denis