Dominique Meeùs
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Auteurs : A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z,
Auteur-œuvres : A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z,
Emmanuel Todd voit dans le mouvement Me Too une exacerbation d’un féminisme « violent dans l’expression », « au moment même où le mouvement d’émancipation des femmes semblait sur le point d’atteindre ses objectifs ». Ce qu’il nous dit, c’est si je le comprends bien, en d’autres termes : elles ont tout eu, ou presque, de quoi se plaignent-t-elles ? (Cette entrée en matière, Véra Nikolski, qui cite abondamment Todd, souvent plutôt approbative, ne l’a pas appréciée. Nikolski 2023:12.) Après diverses autres considérations sur la situation de la femme aujourd’hui (féminicides, entrée en politique), il parle (p. 12) du « rapport éducatif entre les sexes », dont il dit qu’il « a basculé ». Dans les pays développés aujourd’hui, les femmes feraient plus d’études que les hommes. (Il y revient au chapitre 9.) Il fait commencer cela du 18e siècle en Suède, en rappelant qu’avant de dépasser les hommes, il a fallu aux femmes d’abord les rattraper. (Cela me rappelle le livre sur les femmes au Brabant au 15e siècle, où les filles avaient la même scolarité que les garçons jusque quatorze ans, mais Todd parle de l’enseignement supérieur.) « De tels progrès n’auraient pu se produire sans l’existence de pères (et de mères bien sûr) » qui les ont rendus possibles (p. 13). « C’est pourtant parmi ces femmes éduquées que naît et s’épanouit parfois, souvent, une conception antagoniste du rapport entre les sexes. » Donc de nouveau, alors qu’elles ont eu des pères aussi gentils, elles ne disent même pas merci ! Comment osent-elles se plaindre? Il parle alors de féminisme de la troisième vague, sans le définir. Il passe à des livres excessifs sur les sorcières et se demande comment ils ont pu avoir un tel succès. Il parle à ce propos de « désorientation », de « trouble dans l’émancipation ».
À ce point (p. 14), il fait une sorte d’autocritique : « la question du féminisme ne m’avait pas intéressé ». C’est un paradoxe (mais « mineur ») pour un historien des systèmes familiaux. « J’avais bien perçu le dépassement éducatif des hommes par les femmes dans la majorité des pays d’Europe mais sans faire grand chose de cette mutation » qui met fin à « 100 000 à 300 000 ans de patridominance » (p. 15). « Je ne voyais pas ce que j’aurais pu apporter à un non-problème ». (De quoi se plaignent-elles ?) Cependant, le « trouble de l’émancipation » l’a fait changer d’avis. À la lumière de ce qui précède, ce « trouble », ce serait un certain féminisme excessif, qui aurait besoin de son aide.
Cela demande (p. 15) de remonter au statut des femmes depuis l’agriculture ou l’écriture (5 ou 10 000 ans) et même (p. 16) de remonter encore plus haut dans l’histoire du couple humain — parce que, contrairement aux chimpanzés, les humains, depuis le début de l’espèce Homo sapiens ont tendance à former des couples. C’est une chose que j’ignorais. Il faut que j’examine la question. Todd renvoie à Westermarck 1891, mais la science a progressé depuis 1891, les moyens aussi. Il invoque par ailleurs (p. 17), en faveur du mariage, l’efficacité éducative et « c’est la conclusion à laquelle je suis moi-même arrivé ». Je ne suis pas sûr qu’il y ait un consensus là-dessus.
Deux invariants (p. 18), la prédominance « politique » masculine et la division sexuelle du travail, par laquelle les hommes chassent et les femmes jamais. (Les exceptions tout à fait marginales confirment la règle.) (Personnellement, j’aurais cité la division du travail d’abord et supposé qu’elle était pour quelque chose dans la prédominance masculine.)
Il titre (p. 19) alors « La recherche contre l’idéologie ». Cela veut-il dire lui, le scientifique, contre le féminisme de troisième vague qui « a déformé l’histoire des rapports entre les sexes » ? Les propositions historiques du féminisme ne sont pas toutes absurdes concède-t-il…
Mais le féminisme de troisième vague, avec ses concepts centraux et incertains de « genre » et de « patriarcat », écrase l’histoire en mélangeant sans les comprendre tous les niveaux de la domination masculine.
La première partie de ce livre est une remise en ordre des concepts et de l’histoire des rapports entre les hommes et les femmes. J’ai travaillé de façon méthodique et procédé à un examen critique de la contribution féministe à mes deux disciplines de base, l’anthropologie et l’histoire. Ma conclusion est simple : le féminisme a dynamisé l’histoire et dynamité l’anthropologie.
Il fait p. 21 un lien obscur entre protestantisme et féminisme. « Je dois reconnaître ici une dette intellectuelle envers le féminisme ». Il n’avait pas vu l’importance du « patricentrisme protestant » et les problèmes que ça « avait posés au monde anglo-américain » (p. 21-22). Je verrai plus loin dans le livre si j’y comprends quelque chose.
Il passe alors au chapitre 1 à l’examen des concepts de « genre » (rejet, « parce que… le terme s’installe… en doublon puritain du mot “sexe” »), de « patriarcat » (« rejet ferme et net, parce qu’il n’apporte que de la confusion ») et d’« intersectionnalité » (indulgence).
p. 44Contre le concept de patriarcatOn peut utiliser patriarcat pour une autorité religieuse (patriarche orthodoxe d’Alexandrie) ou pour une famille élargie, un groupe sous l’autorité d’un mâle âgé qualifié de patriarche. (Ceci dans mes termes, parce que je laisse à Todd, anthropologue professionnel, de dire ça mieux.) Mais en 1970, Kate Millett, dans Sexual Politics, officialise, consacre explicitement un sens moderne (déjà sans doute utilisé dans une certaine mesure avant elle), le sens le plus utilisé aujourd’hui et bien compris par tout le monde, sauf Emmanuel Todd : patriarcat comme prédominance masculine générale accompagnée d’un sentiment de supériorité masculine. Il y a donc polysémie, phénomène très courant, bien compris et accepté par tout le monde, sauf Emmanuel Todd, dans lequel on a côte à côte, comme ici, un sens premier plus scientifique côtoyant un sens nouveau dans la langue ordinaire, ou bien, à l’inverse pour d’autres mots, un mot de la langue ordinaire que les scientifiques ont adopté comme nom d’un concept. Dans un cas comme dans l’autre, le contexte indique généralement à suffisance de quoi on parle. Si pour emmerder la Chine, les États-Unis font « une démonstration de force » dans le Pacifique, tout le monde comprend qu’il ne s’agit pas de Newtons ou de kg⋅m⋅sec− 2. Peut-être que le patriarcat au sens de Kate Millett et de tout le monde, ça énerve un peu les spécialistes des systèmes de parenté et cetera, mais ils n’ont qu’à s’en faire une raison. La langue, c'est quelque chose de vivant.
p. 59Contre le concept de genreDans son livre de 2023, Véra Nikolski explique qu’elle va utiliser la notion de sexe et non de genre et pourquoi. Mais chez Emmanuel Todd, il ne s’agit pas de choisir le concept, sexe ou genre, le plus approprié à son travail, mais d’une condamnation du concept de genre. Il est (p. 66), je ne sais pourquoi, moins sévère avec l’adjectif gendered. On pourrait dire sexe du point de vue de la biologie et « gendered pour la dimension sociale ». (Pourquoi pas de même avec genre aussi ?) Mais il retire immédiatement cette concession qui ramène à cette horreur qu’est la notion de patriarcat. Le genre est « un coup de force idéologique ». Pourquoi ? Cela « mène à des formulations statistiques inopérantes parce que nous ne savons plus de quoi nous parlons ». C’est sûr qu’il vaut mieux des statistiques selon le sexe, mais pourquoi ne pourrait-on pas utiliser genre là où c’est approprié1 ? Le genre, c’est le mot qu’utiliseraient seulement, à en croire Todd, de méchantes féministes contre les hommes.