Dominique Meeùs
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Patrick Theuret, L’esprit de la révolution, 2016

Patrick Theuret , L’esprit de la révolution : Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition, Le Temps des Cerises, Montreuil, 2016, 633 pages, ISBN : 978-2-37071-091-8.

Il ne faut pas s’y tromper. Ceci n’est pas un livre de philologie germanique, mais, à propos d’un mot, un livre politique important sur une question clef, la question de la révolution ; un livre, comme il y en a peu, en défense du marxisme dans toutes ses dimensions.

En allemand, le verbe aufheben et le substantif Aufhebung semblent (je ne connais pour autant dire pas l’allemand) vouloir dire étymologiquement soulever. Mais comme on dit en français lever une interdiction, ces mots en allemand moderne, bien avant Hegel, ne veulent plus dire qu’abolir, abolition. Cependant Hegel, dans certains écrits, en contexte particulier, a employé ces mots dans un autre sens, ce dont il s’explique là de manière obscure. Certains ont alors argumenté que Marx et Engels, bien que se démarquant de Hegel, sont hégéliens de formation et qu’ils doivent donc utiliser ces mots non pas dans leur sens allemand général, mais dans le sens particulier que Hegel leur donne dans certains de ses écrits.

Mon ignorance de l’allemand ne me permet pas d’aller plus loin dans cette discussion. Ce que j’en retiens, en français, c’est que, selon certains auteurs, Marx et Engels n’auraient jamais appelé de leurs vœux, n’auraient jamais préconisé l’abolition du capitalisme, mais son « dépassement ». L’avantage du « dépassement », c’est qu’il permet de renvoyer la révolution aux calendes grecques ou même de suggérer qu’on pourrait s’en passer.

Je voudrais vous en dire plus, mais j’ai trop d’autres travaux pour le moment et c’est un livre très riche sur une question difficile1. Quand même je vais faire deux choses — en attendant d’écrire sur le fond quelque chose de plus synthétique — pour vous montrer que le livre est, au-delà de la discussion du sens des mots et de leur traduction, contre divers courants de « dépassementisme »2, une défense de l’idée même de révolution chez Marx et après :

  1. Je vous donne d’abord dans le premier cadre ci-dessous la belle, longue et riche table des matières. Lorsque, dans la table, il y a des liens, ils renvoient à quelque chose dans le deuxième cadre.
  2. Dans le deuxième cadre, je ne reprends que des parties de la même structure du livre pour y placer, chaque fois que j’en trouve le temps, au fur et à mesure, mes notes de lecture, citations et commentaires.

Sommaire

  1. En guise d’introduction → 3
  2. Le débat scientifique : « traduttore, traditore » ? → 9
    1. Aufhebung : une mauvaise traduction ? → 9
      1. Aufhebung dans la langue courante → 13
        1. Sens, synonymes et étymologie → 13
        2. Traductions allemand-français → 16
        3. Du « bon » vieux sens commun → 18
      2. Langue savante ou théorique → 19
        1. Définition de l’Aufhebung chez Hegel → 19
        2. Difficulté du vocabulaire hégélien → 25
    2. Marx suiveur de Hegel ? → 27
      1. Sainte trinité hégélienne → 27
        1. La bonne traduction pour Hegel est-elle sursomption ? → 28
        2. Passage par la langue anglaise : « sublation » → 35
      2. De sursomption à dépassement → 37
        1. Marx aurait-il pu dire dépassement ? → 40
        2. Jeunesse et maturité → 41
  3. Langue militante et langue courante → 47
    1. Textes collectifs et vocabulaire militant → 47
      1. Parole ouvrière, communisme et abolitionnisme → 54
      2. Esclavage, servage et salariat → 55
    2. De l’abolition des privilèges à l’abolition de la propriété privée → 59
      1. Vocabulaire socialiste et révolutionnaire → 59
      2. Abolition de la propriété privée et communauté des biens → 64
      3. 1848 : révolution anti-féodale et révolution prolétarienne → 70
      4. Révolution et Manifeste → 73
      5. Les premiers congrès socialistes allemands → 74
      6. Vocabulaire de la Révolution allemande de 1918 → 79
  4. Original et traduction : le Manifeste, le Capital → 83
    1. Marx écrivain de langue française → 83
      1. En français dans le texte → 83
      2. Retraduction de Marx vers l’allemand → 89
      3. Marx traducteur du français → 91
    2. Le Capital… en allemand et en français → 91
      1. Livre I → 94
      2. Livres II et III → 98
      3. Transcription allemand-français dans la totalité du Capital → 103
    3. Des suppressions bien « marxistes » → 105
      1. Aufhebung négatives → 107
      2. Les autres verbes révolutionnaires ! → 109
    4. Marx et l’histoire révolutionnaire en cours → 110
      1. Luttes des classes en France (1848-1852) → 110
      2. Guerre civile en France — La Commune de Paris (1871) → 111
    5. Marx en anglais et diffusion mondiale → 113
      1. En langue anglaise → 113
      2. La preuve a contrario : équivalents allemands de dépassement → 118
    6. « Conséquences inévaluables » et parti pris → 121
      1. Un résumé pour aller de l’avant → 121
      2. Que reste-t-il de la « vraie traduction » ? → 125
      3. Des conséquences inévaluables au procès en réparation → 126
  5. Abolition et révolution → 129
    1. La peur de l’abolition → 130
      1. Destruction et table rase → 130
        1. Le sens français d’abolition → 132
        2. Aufhebung et abolition : droit et religion → 136
      2. Abolitionnisme révolutionnaire → 139
        1. L’abolitionnisme de la Révolution française, la nuit du 4 août → 139
        2. Révolution de 1830 → 141
        3. 1848 : abolition de l’esclavage et de la peine de mort pour raisons politiques → 141
        4. L’abolitionnisme de la Commune → 145
        5. Signification commune de l’abolitionnisme → 147
        6. Conservation et perduration sous l’abolition : le rachat → 154
    2. De l’esprit barbare → 159
      1. Révolution et destructions → 159
      2. Renverser le pouvoir, briser sa domination → 163
      3. La terreur et la responsabilité intellectuelle des destruction révolutionnaires → 165
        1. La violence ou le fantôme gengiskhanesque de Staline → 167
        2. La Terreur sous la Révolution française → 170
        3. Conjuration verbale et révolution chirurgicale esthétique → 172
        4. La révolution occidentale ? → 176
      4. L’abolitionnisme contemporain → 178
  6. Réforme et révolution → 187
    1. Aufhebung hégélienne et/ou dépassement du capitalisme ? → 187
      1. Moment ou totalité du processus ? → 187
      2. Dépassement de la société et négation du capitalisme → 190
      3. Le « Dépassement du capitalisme » contre Marx et Engels → 190
      4. Dépassement de la société, transition et acquis : un dépassement orthodoxe ? → 192
      5. Conservation des acquis du capitalisme ? → 194
      6. Destruction et construction → 197
      7. Grand soir ou transition longue → 201
      8. Socialisme utopique, société nouvelle et abolitionnisme → 206
      9. Révolution et organisation → 209
        1. S’organiser, tradition française et internationaliste → 209
        2. Centralisme démocratique et avant-garde → 212
        3. Dépassement de la forme-parti → 219
    2. Socialisme réel : les dits et non-dits de l’abolition → 223
      1. Révolution, conservation et élévation → 223
      2. Dépasser feu le socialisme réel : bilan et progrès → 227
      3. Que serait un socialisme dépassant un pays capitaliste développé ? → 230
      4. Comparaison entre social-démocratie et socialisme réel → 239
  7. Langue et révolution → 241
    1. Langue, pensée et acte → 241
      1. Une « bonne » traduction ? → 241
        1. Une « bonne lecture » → 241
        2. Traduction parfaite ou traduction possible → 242
        3. Langue intermédiaire : traduire les idées et non les mots → 245
      2. Polysémie et contexte → 246
        1. Langue et internationalisme → 249
        2. D’une langue à l’autre, autres termes et correspondances → 251
        3. Les mots et les actes → 255
        4. Langue et culture → 257
        5. De l’usage des citations → 259
        6. Extension des pratiques linguistiques → 261
      3. Connotations → 263
        1. Dictature et/ou démocratie → 263
        2. Gauche occidentale face à la démocratie et la dictature → 273
        3. Pouvoir de classe : le fond et la forme de la démocratie → 275
        4. Dictature internationale des « démocraties » impérialistes → 278
        5. Le périmètre de la démocratie → 279
        6. Démocratie et dictature socialiste → 282
        7. Connotation prolétarienne → 286
        8. Langue et négativité → 287
    2. Parcours initiatique : les charmes inépuisables du fantastique → 288
      1. L’Aufhebung : c’est chic ! → 288
        1. Katargein (« καταργειν ») : « rendre inopérant » → 290
        2. Correspondance καταργειν/aufheben → 291
      2. Théologie d’hier et d’aujourd’hui : le jeu de mots → 293
      3. Étymologie et sens caché → 295
  8. Finesses et méandres du dépassement → 299
    1. Sens communs de dépassement → 299
      1. La comparaison et la compétition → 299
      2. Le juste milieu, la synthèse → 301
      3. La finalité meilleure → 303
      4. L’oubli, la disparition, panser les plaies → 304
      5. Du franchissement des limites à la suppression → 305
    2. Aux origines intellectuelles du dépassementisme → 305
      1. Politique du dépassementisme : de 1980 à 1984 ! → 305
      2. Refondation et mutation communiste → 308
      3. Entre engouement et résistance → 313
      4. Henri Lefebvre et Guy Debord → 314
      5. Tradition révolutionnaire et transition longue → 317
      6. De la modération du sens à son usage immodéré et à son renversement → 323
        1. Le copier-coller → 323
        2. L’usage illimité : le paradigme du dépassement → 327
        3. Le renversement : « dépassement = abolition » → 335
    3. Ses sources politiques → 338
      1. Disparition de l’horizon révolutionnaire → 338
      2. Du pouvoir par procuration à l’exercice du pouvoir → 340
      3. Communisme stratégique et communisme culturel → 342
      4. Encore un peu de vocabulaire → 345
  9. Philosophie de l’histoire et dialectique : Hegel et/ou Marx → 347
    1. Hegel et l’histoire → 347
      1. Apparence et essence : une expérience non conservante → 352
      2. Eternité de l’Idée : Dieu selon Hegel → 353
      3. Les êtres humains « jouets » ou acteurs de l’histoire → 355
      4. Les grands hommes → 360
      5. L’État, régime politique → 361
      6. Négatif, destruction et (ré)conciliation avec l’Idée → 362
      7. Évolution et progression linéaire → 364
      8. La magie du chiffre trois → 368
    2. Hegel et la philosophie du droit : abrogation ? → 370
      1. Une négativité concrète → 372
      2. Négation de la négation : une résultante à somme nulle ? → 374
      3. L’élévation banale ? → 377
      4. Retour à la traduction → 378
    3. De la dialectique : la négativité au cœur → 381
      1. Renversement dialectique → 383
      2. Hegel, ou la positivité inscrite dans la négativité → 387
      3. Privations et marques de l’absence → 392
      4. Moment et totalité → 396
      5. Entre le bien et le mal, le « tri vertueux » de la conservation → 397
        1. « Mise en grange », « désactivation » ou « inventaire » → 400
        2. Conservations révolutionnaires  le tri de l’histoire → 402
    4. Hegel malgré tout, en ses différents moments → 406
  10. Marx libertaire ? → 411
    1. Communisme et anarchisme → 413
    2. Anti-étatisme de Marx ? → 414
    3. L’anti-étatisme anarchiste → 423
      1. Abolition de l’État → 423
      2. Un État anarchiste ? → 424
      3. Bakounine contre le Manifeste et l’adresse de l’AIT → 428
    4. Marx et le dépérissement de l’État → 430
      1. Scission État/Communauté → 434
      2. La Commune de Paris → 439
        1. Les faits → 439
        2. Les idées → 444
      3. Désordre et sécurité : État et liberté → 447
      4. Centralisme et décentralisation → 450
      5. Négativité et positivité → 455
      6. Abolition ou dépérissement ? → 456
    5. Anarchisme et révolution → 464
    6. L’anti-étatisme de gauche actuel → 471
  11. Socialisme et négation du capitalisme → 473
    1. Marx contre le socialisme ? → 473
      1. De l’anti-étatisme à l’anti-socialisme → 473
      2. Disparition du socialisme et visée communiste → 477
      3. Socialisme stalinien et/ou anarchiste → 491
      4. Du collectivisme au communisme anarchiste → 492
      5. Communisme et étatisme → 494
    2. Capitalisme et négations → 497
      1. Négation et socialisme utopique → 497
      2. Destruction et construction → 500
      3. Communisme et/ou socialisme → 501
      4. Socialisme : les pour et les contre → 506
      5. À quoi tient la qualité du socialisme ? → 509
      6. Le renouveau du socialisme au XXIe siècle → 512
    3. Dialectique internationale du rapport des forces → 513
      1. Déplacement géopolitique → 513
      2. Les bases du compromis occidental → 515
      3. Les frontières objectives du réformisme → 516
      4. Le socialisme rassembleur → 522
  12. De l’esprit de la révolution→ 527
    1. Un Marx sur mesure → 527
      1. Marx intellectuel rassurant → 527
      2. Pureté originelle et dogmatisme → 529
        1. « Langue théorique » et scission théorie/pratique → 535
        2. Science et marxisme → 537
      3. Intellectualisation de Marx face à la révolution → 541
      4. Être révolutionnaire hors des périodes révolutionnaires → 546
      5. Abolition : de la peur maîtrisée à la panique → 549
    2. De la séduction « dépassementiste » au reflet de l’état réel de la lutte des classes → 550
    3. Le fil de la pensée révolutionnaire → 555
  13. En guise de conclusion : delenda est Kapitalismus ! → 565
  14. Postface → 579
  15. Annexes → 583
    1. Dictionnaires allemand-francais → 583
    2. Dictionnaires français-allemand → 587
    3. Traductions de Marx et Engels → 589
      1. Le Manifeste du Parti communiste → 589
      2. Le Capital, Livre I → 604
  16. Bibliographie → 615
    1. Ouvrages → 615
    2. Dictionnaires → 625
    3. Brochures, articles, statuts… → 626
  17. Sommaire → 629

L’esprit de la révolution

IV. Abolition et révolution

A. La peur de l’abolition
1. Destruction et table rase
a) Le sens français d’abolition

Formellement, abolir, c’est supprimer dans un texte légal. En pratique, c’est plus fort. Abolir l’esclavage, ce n’est pas seulement, ou même pas nécessairement le rendre illégal, c’est le proclamer et le penser inacceptable et l’éradiquer effectivement.

V. Réforme et révolution

A. Aufhebung hégélienne et/ou dépassement du capitalisme ?
6. Destruction et construction

Pour Lucien Sève en effet :

Vouloir changer d’un coup le mode de propriété des moyens de production vise en effet à un acte politico-juridique de grande ampleur présupposant la conquête du pouvoir d’État sur la bourgeoisie dans une classique perspective de recours à la violence,

ce qui est, on l’a vu, la position de Marx, tandis que

dépasser le capitalisme reste au sens le plus propre et le plus fort du mot révolution, c’est-à-dire un radical renversement de l’ordre existant […]. Ce qui apparaît ici n’est rien de moins qu’un nouveau concept de révolution : révolutionnement sans révolution, évolution révolutionnaire, comme disait Jaurès, ou si on préfère révolution évolutionnaire. Concept qui représente un indéniable changement d’ère par rapport au marxisme et au léninisme traditionnels.

Lucien Sève, Commencer par les fins, p. 97-98.
P. 197-198.

Ainsi pour Sève, la révolution de Marx et de Lénine contre la bourgeoisie, c’est une conception dépassée, de l’ancien temps. (On pourrait dire bourgeoise, comme en 1789.) À cela, il oppose sa grande nouveauté : une « révolution évolutionnaire » à la Jaurès. Theuret compare alors (p. 198-199) à Jospin : Sève pense « arriver au communisme à petit pas » tandis que Jospin pense « rester éternellement dans un capitalisme confortable », « mais le schéma reste le même ».

7. Grand soir ou transition longue

Pour Sève (p 201), la prise du pouvoir donnerait l’illusion qu’en proclamant la socialisation des moyens de production on aurait aboli le capitalisme, alors qu’il faut une transition longue et compliquée. Comme sa pensée dichotomique (p. 202) (ou bien révolution, ou bien transition) exclut que la révolution socialiste ait précisément la transition pour objectif, il appelle dépassement la transition (qu’il rêve) sous le capitalisme, conduisant au communisme. En cela, il s’oppose frontalement au Manifeste de Marx et Engels

La révolution n’est pas en soi violente ; Marx n’exclut pas qu’elle puisse même se faire de manière légale (p. 205), du moins en Angleterre. Mais même alors, on doit s’attendre à une réaction violente de la classe dominante. Voir Engels à la fin de la préface de 1886 à la traduction anglaise du Capital.

8. Socialisme utopique, société nouvelle et abolitionnisme

L’opposition actuelle entre révolution et dépassementisme ne correspond pas à l’opposition communisme et sociale-démocratie à l’époque où ils se sont séparés lors de la Première Guerre mondiale. Alors, même les sociaux-démocrates qui s’opposaient au bolchevisme envisageaient une rupture radicale avec le capitalisme et ont continué à le faire, au moins au niveau du discours, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale.

9. Révolution et organisation
c) Dépassement de la forme-parti

Les dépassementitstes trouvent plus important de rejeter le parti que de rejeter la société capitaliste.

C’est dans ce contexte, que, tout naturellement, le dépassementisme a jeté son dévolu sur un objectif d’allure moderniste : le « dépassement de la forme-parti », et de solliciter au besoin son apparent contraire, le vénérable mouvement, et son cadre conceptuel associé : la société civile. C’est là le prolongement logique du rejet de l’organisation politique partisane en lieu et place du rejet du mode d’organisation de la société.

P. 216.

Theuret discute ensuite le centralisme démocratique.

B. Socialisme réel : les dits et non-dits de l’abolition
1. Révolution, conservation et élévation

Sève recourt sans vergogne au truc éculé de faire une caricature du marxisme pour mieux l’attaquer. Sève laisse entendre qu’on voudrait raser toutes les usines et construire le socialisme dans un désert. On ne peut douter qu’il soit de mauvaise foi. Lui qui a tant étudié Marx et tant écrit sur la dialectique sait bien qu’il s’agit pour le prolétariat de renverser le pouvoir de la bourgeoisie, mais à la fois de s’emparer de l’appareil de production, pas de le détruire.

Lucien Sève pose le choix de la conservation dans le capitalisme comme une dénonciation de la « table rase » du passé :

Il ne suffit pas d’abolir le capitalisme pour le dépasser. Vouloir construire une société qui lui soit supérieure, ce ne peut pas être faire table rase de la société existante pour en édifier une autre de toutes pièces3.

Pour lui, en effet, l’idée d’abolition ne peut conduire qu’à des destructions y compris celle des forces productives :

Irait-on par exemple abolir le capital fixe…1 ?

P. 223-224.
3.
Lucien Sève, au 28e Congrès du PCF, Cahiers du communisme, p. 199.
1.
Lucien Sève, Commencer par les fins, p. 96.
2. Dépasser feu le socialisme réel : bilan et progrès

Quels que soient les aléas historiques, il y a bien dans la pensée révolutionnaire liée au souci de destruction, celui de la construction et cela va sans dire, de quelque chose de meilleur si ce n’est idéal.

Lorsque Marx et les révolutionnaires du 19e siècle parlent de la société future, ils parlent de construction [« Gründung »]DM d’une nouvelle société, non d’édifier l’étage supplémentaire d’un bâtiment social tout prêt, dont le dernier étage actuel s’appellerait capitalisme. Ils ont à l’esprit le projet révolutionnaire de détruire quelque chose pour construire du neuf, et c’est précisément contre cet enchaînement comprenant une incontournable phase de destruction que l’idéologie dépassementiste élève son malaise existentiel. L’empilement pour aller plus haut est bien, en effet, l’image marquante de cette théorie du dépassement du capitalisme.

P. 227.
DM
À cause de Gründ, je dirais plutôt fondation.

VII.

B. Aux origines intellectuelles du dépassementisme
1. Politique du dépassementisme : de 1980 à 1984 !

En 1980 encore, dans son épaisse Introduction à la philosophie marxiste, Lucien Sève faisait la distinction entre l’Aufhebung abolition de Marx et l’Aufhebung hégélienne…

… C’est seulement quelques années plus tard, avec le courant « refondateur » dans le PCF, qu’il dira le contraire. Ce reniement de la révolution lui attirera de certains l’étiquette de « droitier », dont il se défendra par un discours de gauche en surface, se réclamant d’un « communisme » qu’il reprend de « Marx… dans l’Idéologie allemande et le Manifeste — abolition du travail, dépassement des rapports d’argent, dépérissement de l’État, épanouissement de l’individu intégral… » (cité par Theuret p. 308 en note 3) en en retirant soigneusement tout contenu révolutionnaire.

VIII. Philosophie de l’histoire et dialectique : Hegel et/ou Marx

C. De la dialectique : la négativité au cœur
1. Renversement dialectique

La dialectique de Hegel devait, à son tour selon Marx, être « renversée ». Sous une forme ou l’autre, l’expression « renversement de la dialectique hégélienne » a été depuis conservée et répétée dans la tradition marxiste, dans le sens initial de Marx, autrement dit la dégager de l’idéalisme de Hegel et la remettre sur ses pieds, à savoir la placer au cœur d’une conception matérialiste, pour mettre cette dernière en mouvement contre une conception mécaniste statique. Mais qu’est-ce à dire pour la dialectique elle-même ? Doit-elle rester intacte ? Si oui, pourquoi Marx aurait-il envisagé un essai sur le sujet ? Lui qui, par ailleurs, indique explicitement que sa méthode dialectique est le « contraire » de celle de Hegel, et non pas la même employée à d’autres fins, ou simplement retournée et/ou complétée par le matérialisme.

Sinon, en quoi cette dialectique nouvelle se distinguerait-elle ou non de la dialectique hégélienne ? On sait que Marx n’a jamais écrit le texte qu’il projetait sur le sujet, qui aurait pu attester de la réponse directe qu’il y aurait apportée. Mais le seul fait de l’avoir envisagé ne constitue-t-il pas déjà la preuve, par l’annonce, d’une différence entre les deux dialectiques ? Si le renversement n’avait pas affecté la dialectique elle-même, un tel exposé n’aurait eu, en effet, aucun sens. En l’absence d’un exposé signé de Marx nous n’avons d’autre recours que de la déduire de sa pratique dialectique concrètes et de lui prêter l’intention de traiter la dialectique, par exemple comme l’État, lequel ne peut servir tel quel et être retourné contre ses adversaires, sans être préalablement révolutionné.

Le matérialisme n’est pas, en effet, qu’un simple rajout à une dialectique toute prête pour former un couple nouveau (dialectique matérialiste ou matérialisme dialectique). C’est le cœur même du renversement, comme la définition scientifique de la dialectique posée par Engels nous l’indiquait.

La dialectique hégélienne ne saurait donc être en tous points identique à la dialectique matérialiste, non seulement par son idéalisme qui lui fait voir le monde à l’envers, et doit-on ajouter, en vertu de sa philosophie de l’histoire, devant-derrière, mais encore parce que sa dynamique qui la rend supérieure au matérialisme statique et contemplatif, se transforme à son tour en un nouveau conservatisme face à un matérialisme révolutionnaire, qui a intégré la dialectique. La négation de Hegel par Feuerbach, lui-même nié à son tour par Marx en serait image intellectuelle simplifiée.

Contrairement à la thèse dépassementiste, c’est le caractère analytique de l’hégélianisme qui est retenu par Marx et Engels et non un quelconque aspect prescriptif qui, au mieux, est absent, et, au pire, réactionnaire.

P. 383-385.

IX. Marx libertaire ?

Dans cette version anti-autoritaire de Marx, Lucien Sève rejoint tardivement un Maximilien Rubel beaucoup plus radical sur le sujet. Pour ce dernier, « Marx s’est d’emblée situé dans la tradition de l’anarchisme plutôt que dans celle du socialisme ou du communisme », mais, comme Marx a justement dit l’inverse, l’érudit de faire la pirouette : c’est que « Marx a développé une théorie de l’anarchisme », mais « sous le vocable de communisme ».

[…] Pourquoi, dans le mouvement ouvrier, le même Marx a-t-il plus particulièrement, et ce durant toute sa vie, combattu avec énergie tous les fondateurs et hérauts de l’anarchie, de Stirner à Bakounine en passant par Proudhon, auxquels on peut en partie associer un auteur tel que Dürhing […].

P. 411-412

Marx est dialectique : l’objectif de liberté passe par une révolution qui est une limitation de la liberté d’exploiter. Bakounine et, à sa suite Rubel et Sève, sont incapables de dialectique : « la liberté ne peut être créée que par la liberté ». (Michel Bakounine, Théorie générale de la révolution, Les nuits rouges, Paris, 2008, p. 231-233.)

B. Anti-étatisme de Marx ?

Lucien Sève décrète ainsi que Marx est « foncièrement anti-étatiste ». (La citation plus complète est : « Le socialisme stalinisé allait à contre-front des vues communistes de Marx, lequel était à mon sens foncièrement anti-étatiste. » Lucien Sève, Commencer pas les fins, p. 110.)

P. 215.

Pour sa démonstration, Sève décrit par exemple chez Marx

la vision d’un processus révolutionnaire articulé en trois volets : conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, condition décisive pour opérer la transformation de la base économique de la société ; destruction de l’appareil étatique-bourgeois de contrainte grâce à la dictature transitoire du prolétariat qui instaure la première démocratie vraie pour le peuple ; début en même temps du dépérissement progressif de l’État.

Jusque là, on peut reconnaître à peu près les thèses de Marx, mais Sève ajoute aussitôt à des fins de propagande de court terme :

Ne retenir de ce programme que le premier moment, comme l’ont fait à leurs manières respectives le socialisme stalinien et la sociale-démocratie, voue la mutation révolutionnaire à se réduire en relève politique dans le cadre perpétré d’un étatisme de classe1.

P. 415-416.
1.
Lucien Sève, Commencer pas les fins, p. 127.

Pour Sève, il faudrait jouer au triple saut : « les trois volets » ne sont acceptables pour lui qu’en succession rapide. Il amalgame toujours socialisme et sociale-démocratie dans une malhonnêteté intellectuelle exemplaire : où donc a-t-il vu la sociale-démocratie réaliser la « conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière […] pour opérer la transformation de la base économique » ? Le deuxième volet prépare le terrain au troisième (dépérissement de l’État) ; il est abusif, c’est même une erreur théorique, d’exiger que ce troisième volet commence avec le deuxième ; l’État ne peut commencer à dépérir qu’après qu’on ait créé les conditions où les classes disparaissant, l’État cesse d’être politiquement nécessaire.

X. Socialisme et négation du capitalisme

A. Marx contre le socialisme ?

J’ignorais ce trait de génie des liquidateurs de la révolution, Lucien Sève en tête : se faire passer pour un grand marxiste en parlant de communisme, mais rejeter le socialisme. On nie, contre l’évidence, que Marx aurait parlé de socialisme. On identifie alors le socialisme à la négation du communisme, à savoir ou bien la sociale-démocratie réformiste, ou bien l’URSS avec la brutalité de l’époque de Staline suivie de l’inefficacité qui aurait prouvé définitivement l’échec de l’idée de révolution socialiste. Un vrai communiste, un pur, à la Sève, c’est celui qui ne fait que parler de communisme, qui pense y arriver rien qu’avec un discours incantatoire (cela s’appelle une « visée communiste »), contre toute révolution socialiste. C’est aussi la question de l’abolition de l’État. En effet l’URSS, c’est l’État ; la sociale-démocratie, c’est le parlementarisme, donc encore l’État. Un vrai communiste, un pur, à la Sève, est contre l’État. (Je connais, mais j’ai de la peine à la corriger, ma tendance à caricaturer pour me faire comprendre.)

1. De l’anti-étatisme à l’anti-socialisme

Et il [Sève] assène comme une évidence :

Il y a entre socialisme et communisme, non pas un rapport de succession historique dans lequel nous avons souvent marché (enfin moi en tout cas) mais bien plutôt une différence fondamentale d’orientation qui fait que jamais le communisme ne peut sortir du socialisme. Si une chose est acquise, c’est celle-là. […] Vous n’y coupez pas : ou bien vous vous tournez vers le socialisme, ou bien vous vous tournez vers le communisme1.

P. 474.
1.
Lucien Sève, intervention à Communisme du 21e siècle, le 25 novembre 2008, bellaciao.org/fr/spip.php?article75027.
5. Communisme et étatisme

Si cette thèse du rejet du socialisme au nom du communisme n’est pas typique du XIXe siècle, elle connaît en revanche un succès certain récemment chez quelques intellectuels fameux dans les pays capitalistes développés, bien à la peine pour établir un lien entre un passé politique glorieux et un avenir opaque, et baignant profondément dans un terrain fertile à l’idéologie anti-étatiste1. Pour Toni Negri, qui fait un peu figure de chef de file, « le communisme est », tout simplement, « l’ennemi du socialisme2 ». Alain Badiou emboîte le pas plus modestement : « La forme parti, comme celle de l’État socialiste, sont désormais inadéquates pour assurer le soutien réel de l’Idée [communiste]3. »

P. 497.
1.
Alain Badiou et Slavoj Žižek, L’idée du communisme, Éditions Lignes, Paris, 2010, ISBN : 978-2-35526-043-8.
2.
Negri dans Ibid., p. 220.
3.
Badiou dans Ibid., p. 24.
C. Dialectique internationale du rapport des forces
2. Les bases du compromis occidental

Ni les socialistes ni les communistes ne sont plus ce qu’ils étaient en 1920 juge Theuret. On n’est plus dans l’opposition entre différentes manières de faire la révolution, mais entre différentes manières de réformer le capitalisme.

Plus au fond, ce ne sont pas les courants politiques et culturels qui sonnt, par essence, révolutionnaires ou réformistes mais bien les classes sociales, les fractions de classes sociales et ce, uniquement dans des circonstances historiques en des lieux déterminés.

En Europe occidentale, les classes travailleuses, qui forment l’avant-garde internationale au XIXe siècle, ont perdu depuis, par étapes, ce caractère. Elles se sont intégrées et ont entraîné à leur suite, par tranches successives, leurs représentants politiques qui, à leur tour, ont accéléré et renforcé le processus. Ces couches sociales avaient, du reste, trois bonnes raisons à cette intégration :

P. 515.

Ces trois raisons sont (1) un compromis arraché par la lutte de la révolution française à la victoire contre le nazisme ; (2) une reconnaissance politique ; (3) le progrès économique et social.

Ça me paraît un peu court. Il met entre classe et dirigeants un effet en retour dialectique, mais ce sont les travailleurs qu’il met au départ du processus. C’est presque dire « la classe ouvrière n’a que ce qu’elle mérite ». Si on regarde l’histoire du SPD, on ne peut pas dire que la situation des travailleurs allemands au 19e était rose au point de les mener au réformisme. Ceux à qui la « reconnaissance politique » est montée à la tête, ce sont les dirigeants du SPD, pas les prolétaires. C’est chez ces politiques que la maladie commence. Ils ont remercié de la reconnaissance politique en votant les crédits de guerre. À la fin de la guerre, Ludendorff leur a très intelligemment remis une couche de reconnaissance politique exceptionnelle en leur confiant le gouvernement… pour qu’ils soient imbus de reconnaissance politique au point d’assassiner la révolution.

Il est vrai que la reconstruction après la Seconde Guerre a donné un petit peu plus d’aisance à une partie de la classe ouvrière, mais la classe ouvrière a montré qu’elle conservait une capacité de résistance et de lutte, comme la grande grève de l’hiver 60-61 en Belgique et on en trouverait des exemples en France jusque récemment.

Cela étant, Theuret a raison de situer la droitisation du PCF dans un certain contexte historique. Ne faut-il pas y ajouter (4) le transfert de valeur du tiers monde vers l’Occident ?

3. Les frontières objectives du réformisme

Il faut comprendre le lieu et le moment où on se trouve dans une perspective historique. La conjoncture change et il y a des lieux et des moment de repli de la révolution comme avec le néolibéralisme dans les pays impérialistes.

C’est ainsi, qu’au contraire, la théorie dépassementiste marque non seulement son eurocentrisme, mais son contretemps, fondé sur la fascination a posteriori de l’État-providence menacé par un capitalisme plus brutal (néolibéral, néoconservateur…). Ce n’est pas du capitalisme actuel réel, du capitalisme à l’échelle mondiale, impérialiste d’aujourd’hui, qu’il traite, mais du précédent, avec l’espoir de prolonger ce relatif havre de bien-être contre l’offensive réactionnaire puis de le mener graduellement jusqu’au communisme.

P. 520.

XI. De l’esprit de la révolution

A. Un Marx sur mesure
1. Marx intellectuel rassurant

L’aura attribuée à la figure politique et intellectuelle de Karl Marx contre les « bolcheviks » : Lénine, Staline et les autres, ainsi que contre les dirigeants révolutionnaires du tiers monde : Mao Zedong, Ho Chi Minh, Fidel Castro et autres figures du XXe siècle, alimente au contraire la tentation d’un Marx sans marxisme, d’un intellectuel sans troupes, d’un penseur sans action, sans stratégie politique, un peu comme un disciple de Hegel bienveillant devant l’histoire. Un Marx sans perversion par la réalité, c’est alors aussi un Marx sans parti, sans classe spécifique missionnée, un Marx sans révolution. Homme bon, remarquable et intelligent.

P. 528-529.
2. Pureté originelle et dogmatisme

Et qu’en est-il de la fidélité à un certain intellectuel Karl Marx, quand, contre lui, on renonce à la révolution, au rôle historique du prolétariat et à la destruction comme instrument, sinon indispensable, du moins possible, de la lutte ? On procède alors à une sélection prisonnière des circonstances tout en se réclamant du tout. En exagérant, c’est un peu comme si aujourd’hui on retenait de Marx la gammaire et le lexique, omettant ses engagements, ses combats, ses liens politiques, ses convictions des dizaines de fois exprimées et concrétisées, s’attachant aux signifiants et se réservant sur les signifiés.

P. 531.

Page 533, Theuret dénonce le « juste milieu », le « ni… ni… », la troisième voie et la supposition qu’aujourd’hui Marx aussi aurait changé d’idée. Mais la fidélité à la lettre ne constitue pas une garantie :

En ce sens, le dépassementisme constitue davantage un héritage lointain de l’opportunisme d’un Kautsky qu’un successeur du révisionnisme d’un Bernstein. Il l’est, par son souci de rigueur d’apparence et non de fond, de vocabulaire plus que de sens, de traduction au mot à mot davantage que de sensu pour reprendre l’expression de saint Jérôme. Il n’y a pas de fidélité qui tienne devant les faits, et qui ne soit, somme toute, autre chose que narcissique, même en admettant ici ne pas accoler à ce terme qu’une connotation péjorative. Les deux héritiers officieux de Marx et Engels suivirent, en effet, des chemins opposés puis parallèles avant de converger dans les réalités. L’un, Bernstein, en rupture ouverte avec Marx, et l’autre, Kautsky, en héritier doctrinaire officiel, entraînés par le développement réel de leur société vers un capitalisme développé, ont abouti à ce même résultat : enterrer, et la révolution, et Marx, dans les textes après les faits, avec les. mots de Bernstein et la politique de Kautsky.

Si pour l’histoire des idées, le marxisme de Kautsky diffère clairement et à raison du révisionnisme de Bernstein, pour l’histoire concrète, tous deux se confondent dans la social-démocratie reconstituée, qui finit par donner raison à Bernstein en abandonnant le marxisme à son congrès de Bad Godesberg, en 1959. La réalité commune concrète, avec son substrat social historiquement déterminé, a fini par l’emporter sur l’inefficace fidélité de l’un des deux à la lettre du texte.

La question n’est donc pas tant, pour nous, celle d’une fidélité à Marx, réinterprété, réinséré dans les conceptions actuelles, qui s’effectuerait au détriment de la révolution, que celle d’une continuité de l’idée et de l’action révolutionnaire inscrite dans le temps présent, s’appuyant pour cela, notamment, sur Marx, et tous les autres révolutionnaires.

P. 534-535
a) « Langue théorique » et scission théorie/pratique
b) Science et marxisme

Proudhon parle déjà de socialisme scientifique, appelant de ses vœux un gouvernement de la science. (Cela me fait penser à Platon.) Marx et Engels ne se réclament pas de lui. Ils revendiquent cependant la volonté scientifique de leur démarche. Certains, craignant le dogmatisme et la rigidité des institutions, abandonnent la qualification de scientifique. Mais une science qui se fait est justement l’opposé du dogmatisme. (P. 538 et suivantes.)

3. Intellectualisation de Marx face à la révolution

Il est devenu de bon ton de se dire marxien plutôt que marxiste (p. 543). D’un marxiste, on pourrait craindre qu’il ne soit engagé. Un marxien est un pur intellectuel lisant Marx. Lucien Sève a été marxiste ; il n’est plus que marxien. C’est une manière, pas seulement pour Sève, de se démarquer du « socialisme réel » ou du mouvement communiste.

Mais cette hostilité est révélatrice d’une autre césure, la différence essentielle entre un marxisme révolutionnaire et une référence à l’intellectuel Marx sans révolution, entre le marxisme réfléchi dans la pratique révolutionnaire (avant-pendant-après les révolutions) et le marxisme qui « juge » la révolution (avant-pendant-après) à l’aune des textes. Ce deuxième qui souvent se prétend « vivant » (intelligent ?) est le plus passif, contemplatif, le plus enclin à se donner raison au détriment de l’histoire qui n’a pas tranché dans le sens attendu ou espéré, et en perpétuelle attente d’une consécration à venir.

P. 545.
B. De la séduction « dépassementiste » au reflet de l’état réel de la lutte des classes

« Dans le dépassementisme ce qui l’emporte c’est, en définitive, la volonté unilatérale, et non le conflit. » « Il adresse au pouvoir idéologique dominant un message de respect, de non agression… » (P. 551.) On va dépasser le capitalisme sans faire de mal à personne, on va montrer patte blanche, on va dépasser le capitalisme sans jamais l’affronter ni même seulement lui faire peur. On va dépasser le capitalisme en faisant comme si les capitalistes n’étaient pas là. On veut faire oublier « la parenthèse dans laquelle le 20e siècle révolutionnaire est enfermé comme une période honteuse ».

C’est au sein de la gauche de la gauche, un symptôme de l’assomption profonde de la thèse de la « fin de l’histoire », avec sa culpabilisation sous-jacente.

P. 551.

Le dépassementisme est en retard d’une période historique. Il rève de prolonger l’État providence des années 1945-1975, à contre-temps, au moment où les capitalistes sont passés à autre chose. (P. 552. Cette idée apparaissait déjà au chapitre précédent, p. 520.)

Notes
1.
Est-ce parce qu’il dérange ? Presque personne n’a réagi. En ligne, il y a d’abord en PDF un article court : Corinne Moncel, « Le mot qui a changé l’histoire », Afrique Asie, no 130, septembre 2016, p. 86-87. Pour le reste, on ne trouve en ligne pratiquement qu’un seul long article : Tony Andréani, « Misère du réformisme (À propos de L’esprit de la révolution : Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition », de Patrick Theuret), « sur le blog de Tony Andréani, le 2 octobre 2016. (Comme je n’ai pas encore étudié très à fond le livre, je ne peux pas vous dire non plus si l’article d’Andréani rend bien les idées de Theuret.) On trouvait la même chose (je n’ai pas vérifié la conformité) déjà le 18 septembre 2016 sur le site Anti-K, tandis qu’une version sur le site du Collectif Communiste POLEX est dite mise à jour le 1er juin 2017 et cette version se retrouve encore datée du 4 juin 2017 sur le site Parlons clair. Le site Histoire et Société reprend le 24 août 2018 encore l’article d’Andréani (et c’est là qu’enfin j’ai trouvé le lien à l’article de Corinne Moncel dont je parle en commençant). (Idem, Andréani et lien vers Moncel, sur le site Faire vivre et renforcer le PCF.) Deux articles, c’est trop peu. Il faut analyser ce livre et le faire connaître.
2.
Pas tant sur la traduction d’Aufhebung que certainement sur un « dépassementisme » opposé à la révolution, l’auteur le plus cité est Lucien Sève. Celui-ci réagit dans Actuel Marx de septembre 2018, p. 113-127, où il choisit de répondre longuement sur la question de l’Aufhebung. Sève écrit n’avoir jamais affirmé que toujours il fallait traduire Aufhebung par dépassement, mais, dialectiquement, parfois abolition, parfois dépassement (ou les deux). Au contraire, Theuret serait unilatéral en voulant que toujours Aufhebung soit abolition. Eh bien, si ce débat conduit à une approche plus dialectique de la traduction d’Aufhebung, tant mieux pour tout le monde, mais la vraie question n’est pas là ; la question est : révolution ou non. Là, Sève ne se plaint pas d’avoir été accusé à tort ; il maintient clairement sa position, sans nous faire perdre notre temps puisqu’il règle ça dans les deux derniers pages de l’article et que toute sa thèse tient dans le seul dernier alinéa. Sève est tout à fait clair : pour lui, l’histoire a montré que la révolution (au sens où nous l’entendons tous), ça ne conduit qu’à l’échec et à la perversion du marxisme. C’est tellement dépassé que ça ne fait même plus peur au capitalisme. Ce qu’il faut, c’est aller au communisme par des « réformes révolutionnaires » comme la sécurité sociale après la Seconde Guerre mondiale, des réformes pouvant « mettre le feu à toute la plaine ». (Mao Tsé-toung n’est plus là pour protester contre cette instrumentalisation réformiste de sa parole.) « Le secret d’une reprise gagnante de l’initiative révolutionnaire est là : dans l’invention d’une révolution-dépassement… ». Nous voilà rassurés. Le livre de Theuret n’est pas un procès d’intention injuste à l’égard de Sève, c’est une vraie lutte entre deux lignes. (En Belgique, à l’époque de la grande grève de 60-61, divers courants déjà prétendaient tenir un discours radical tout en faisant l’économie du renversement du capitalisme, en préconisant des « réformes de structure ». Aujourd’hui, en France, il se pourrait que cette expression couvre plutôt les remises en cause des acquis, pour faire payer la crise aux travailleurs.)