Dominique Meeùs
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Auteurs : A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z,
Auteur-œuvres : A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z,
Il ne faut pas s’y tromper. Ceci n’est pas un livre de philologie germanique, mais, à propos d’un mot, un livre politique important sur une question clef, la question de la révolution ; un livre, comme il y en a peu, en défense du marxisme dans toutes ses dimensions.
En allemand, le verbe aufheben et le substantif Aufhebung semblent (je ne connais pour autant dire pas l’allemand) vouloir dire étymologiquement soulever. Mais comme on dit en français lever une interdiction, ces mots en allemand moderne, bien avant Hegel, ne veulent plus dire qu’abolir, abolition. Cependant Hegel, dans certains écrits, en contexte particulier, a employé ces mots dans un autre sens, ce dont il s’explique là de manière obscure. Certains ont alors argumenté que Marx et Engels, bien que se démarquant de Hegel, sont hégéliens de formation et qu’ils doivent donc utiliser ces mots non pas dans leur sens allemand général, mais dans le sens particulier que Hegel leur donne dans certains de ses écrits.
Mon ignorance de l’allemand ne me permet pas d’aller plus loin dans cette discussion. Ce que j’en retiens, en français, c’est que, selon certains auteurs, Marx et Engels n’auraient jamais appelé de leurs vœux, n’auraient jamais préconisé l’abolition du capitalisme, mais son « dépassement ». L’avantage du « dépassement », c’est qu’il permet de renvoyer la révolution aux calendes grecques ou même de suggérer qu’on pourrait s’en passer.
Je voudrais vous en dire plus, mais j’ai trop d’autres travaux pour le moment et c’est un livre très riche sur une question difficile1. Quand même je vais faire deux choses — en attendant d’écrire sur le fond quelque chose de plus synthétique — pour vous montrer que le livre est, au-delà de la discussion du sens des mots et de leur traduction, contre divers courants de « dépassementisme »2, une défense de l’idée même de révolution chez Marx et après :
Formellement, abolir, c’est supprimer dans un texte légal. En pratique, c’est plus fort. Abolir l’esclavage, ce n’est pas seulement, ou même pas nécessairement le rendre illégal, c’est le proclamer et le penser inacceptable et l’éradiquer effectivement.
Pour Lucien Sève en effet :
Vouloir changer d’un coup le mode de propriété des moyens de production vise en effet à un acte politico-juridique de grande ampleur présupposant la conquête du pouvoir d’État sur la bourgeoisie dans une classique perspective de recours à la violence,
ce qui est, on l’a vu, la position de Marx, tandis que
dépasser le capitalisme reste au sens le plus propre et le plus fort du mot révolution, c’est-à-dire un radical renversement de l’ordre existant […]. Ce qui apparaît ici n’est rien de moins qu’un nouveau concept de révolution : révolutionnement sans révolution, évolution révolutionnaire, comme disait Jaurès, ou si on préfère révolution évolutionnaire. Concept qui représente un indéniable changement d’ère par rapport au marxisme et au léninisme traditionnels.
Lucien Sève, Commencer par les fins, p. 97-98.
Ainsi pour Sève, la révolution de Marx et de Lénine contre la bourgeoisie, c’est une conception dépassée, de l’ancien temps. (On pourrait dire bourgeoise, comme en 1789.) À cela, il oppose sa grande nouveauté : une « révolution évolutionnaire » à la Jaurès. Theuret compare alors (p. 198-199) à Jospin : Sève pense « arriver au communisme à petit pas » tandis que Jospin pense « rester éternellement dans un capitalisme confortable », « mais le schéma reste le même ».
Pour Sève (p 201), la prise du pouvoir donnerait l’illusion qu’en proclamant la socialisation des moyens de production on aurait aboli le capitalisme, alors qu’il faut une transition longue et compliquée. Comme sa pensée dichotomique (p. 202) (ou bien révolution, ou bien transition) exclut que la révolution socialiste ait précisément la transition pour objectif, il appelle dépassement la transition (qu’il rêve) sous le capitalisme, conduisant au communisme. En cela, il s’oppose frontalement au Manifeste de Marx et Engels
La révolution n’est pas en soi violente ; Marx n’exclut pas qu’elle puisse même se faire de manière légale (p. 205), du moins en Angleterre. Mais même alors, on doit s’attendre à une réaction violente de la classe dominante. Voir Engels à la fin de la préface de 1886 à la traduction anglaise du Capital.
L’opposition actuelle entre révolution et dépassementisme ne correspond pas à l’opposition communisme et sociale-démocratie à l’époque où ils se sont séparés lors de la Première Guerre mondiale. Alors, même les sociaux-démocrates qui s’opposaient au bolchevisme envisageaient une rupture radicale avec le capitalisme et ont continué à le faire, au moins au niveau du discours, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale.
Les dépassementitstes trouvent plus important de rejeter le parti que de rejeter la société capitaliste.
C’est dans ce contexte, que, tout naturellement, le dépassementisme a jeté son dévolu sur un objectif d’allure moderniste : le « dépassement de la forme-parti », et de solliciter au besoin son apparent contraire, le vénérable mouvement, et son cadre conceptuel associé : la société civile. C’est là le prolongement logique du rejet de l’organisation politique partisane en lieu et place du rejet du mode d’organisation de la société.
Theuret discute ensuite le centralisme démocratique.
Sève recourt sans vergogne au truc éculé de faire une caricature du marxisme pour mieux l’attaquer. Sève laisse entendre qu’on voudrait raser toutes les usines et construire le socialisme dans un désert. On ne peut douter qu’il soit de mauvaise foi. Lui qui a tant étudié Marx et tant écrit sur la dialectique sait bien qu’il s’agit pour le prolétariat de renverser le pouvoir de la bourgeoisie, mais à la fois de s’emparer de l’appareil de production, pas de le détruire.
Lucien Sève pose le choix de la conservation dans le capitalisme comme une dénonciation de la « table rase » du passé :
Il ne suffit pas d’abolir le capitalisme pour le dépasser. Vouloir construire une société qui lui soit supérieure, ce ne peut pas être faire table rase de la société existante pour en édifier une autre de toutes pièces3.
Pour lui, en effet, l’idée d’abolition ne peut conduire qu’à des destructions y compris celle des forces productives :
Irait-on par exemple abolir le capital fixe…1 ?
Quels que soient les aléas historiques, il y a bien dans la pensée révolutionnaire liée au souci de destruction, celui de la construction et cela va sans dire, de quelque chose de meilleur si ce n’est idéal.
Lorsque Marx et les révolutionnaires du 19e siècle parlent de la société future, ils parlent de construction [« Gründung »]DM d’une nouvelle société, non d’édifier l’étage supplémentaire d’un bâtiment social tout prêt, dont le dernier étage actuel s’appellerait capitalisme. Ils ont à l’esprit le projet révolutionnaire de détruire quelque chose pour construire du neuf, et c’est précisément contre cet enchaînement comprenant une incontournable phase de destruction que l’idéologie dépassementiste élève son malaise existentiel. L’empilement pour aller plus haut est bien, en effet, l’image marquante de cette théorie du dépassement du capitalisme.
En 1980 encore, dans son épaisse Introduction à la philosophie marxiste, Lucien Sève faisait la distinction entre l’Aufhebung abolition de Marx et l’Aufhebung hégélienne…
… C’est seulement quelques années plus tard, avec le courant « refondateur » dans le PCF, qu’il dira le contraire. Ce reniement de la révolution lui attirera de certains l’étiquette de « droitier », dont il se défendra par un discours de gauche en surface, se réclamant d’un « communisme » qu’il reprend de « Marx… dans l’Idéologie allemande et le Manifeste — abolition du travail, dépassement des rapports d’argent, dépérissement de l’État, épanouissement de l’individu intégral… » (cité par Theuret p. 308 en note 3) en en retirant soigneusement tout contenu révolutionnaire.
La dialectique de Hegel devait, à son tour selon Marx, être « renversée ». Sous une forme ou l’autre, l’expression « renversement de la dialectique hégélienne » a été depuis conservée et répétée dans la tradition marxiste, dans le sens initial de Marx, autrement dit la dégager de l’idéalisme de Hegel et la remettre sur ses pieds, à savoir la placer au cœur d’une conception matérialiste, pour mettre cette dernière en mouvement contre une conception mécaniste statique. Mais qu’est-ce à dire pour la dialectique elle-même ? Doit-elle rester intacte ? Si oui, pourquoi Marx aurait-il envisagé un essai sur le sujet ? Lui qui, par ailleurs, indique explicitement que sa méthode dialectique est le « contraire » de celle de Hegel, et non pas la même employée à d’autres fins, ou simplement retournée et/ou complétée par le matérialisme.
Sinon, en quoi cette dialectique nouvelle se distinguerait-elle ou non de la dialectique hégélienne ? On sait que Marx n’a jamais écrit le texte qu’il projetait sur le sujet, qui aurait pu attester de la réponse directe qu’il y aurait apportée. Mais le seul fait de l’avoir envisagé ne constitue-t-il pas déjà la preuve, par l’annonce, d’une différence entre les deux dialectiques ? Si le renversement n’avait pas affecté la dialectique elle-même, un tel exposé n’aurait eu, en effet, aucun sens. En l’absence d’un exposé signé de Marx nous n’avons d’autre recours que de la déduire de sa pratique dialectique concrètes et de lui prêter l’intention de traiter la dialectique, par exemple comme l’État, lequel ne peut servir tel quel et être retourné contre ses adversaires, sans être préalablement révolutionné.
Le matérialisme n’est pas, en effet, qu’un simple rajout à une dialectique toute prête pour former un couple nouveau (dialectique matérialiste ou matérialisme dialectique). C’est le cœur même du renversement, comme la définition scientifique de la dialectique posée par Engels nous l’indiquait.
La dialectique hégélienne ne saurait donc être en tous points identique à la dialectique matérialiste, non seulement par son idéalisme qui lui fait voir le monde à l’envers, et doit-on ajouter, en vertu de sa philosophie de l’histoire, devant-derrière, mais encore parce que sa dynamique qui la rend supérieure au matérialisme statique et contemplatif, se transforme à son tour en un nouveau conservatisme face à un matérialisme révolutionnaire, qui a intégré la dialectique. La négation de Hegel par Feuerbach, lui-même nié à son tour par Marx en serait image intellectuelle simplifiée.
Contrairement à la thèse dépassementiste, c’est le caractère analytique de l’hégélianisme qui est retenu par Marx et Engels et non un quelconque aspect prescriptif qui, au mieux, est absent, et, au pire, réactionnaire.
Dans cette version anti-autoritaire de Marx, Lucien Sève rejoint tardivement un Maximilien Rubel beaucoup plus radical sur le sujet. Pour ce dernier, « Marx s’est d’emblée situé dans la tradition de l’anarchisme plutôt que dans celle du socialisme ou du communisme », mais, comme Marx a justement dit l’inverse, l’érudit de faire la pirouette : c’est que « Marx a développé une théorie de l’anarchisme », mais « sous le vocable de communisme ».
[…] Pourquoi, dans le mouvement ouvrier, le même Marx a-t-il plus particulièrement, et ce durant toute sa vie, combattu avec énergie tous les fondateurs et hérauts de l’anarchie, de Stirner à Bakounine en passant par Proudhon, auxquels on peut en partie associer un auteur tel que Dürhing […].
Marx est dialectique : l’objectif de liberté passe par une révolution qui est une limitation de la liberté d’exploiter. Bakounine et, à sa suite Rubel et Sève, sont incapables de dialectique : « la liberté ne peut être créée que par la liberté ». (Michel Bakounine, Théorie générale de la révolution, Les nuits rouges, Paris, 2008, p. 231-233.)
Lucien Sève décrète ainsi que Marx est « foncièrement anti-étatiste ». (La citation plus complète est : « Le socialisme stalinisé allait à contre-front des vues communistes de Marx, lequel était à mon sens foncièrement anti-étatiste. » Lucien Sève, Commencer pas les fins, p. 110.)
Pour sa démonstration, Sève décrit par exemple chez Marx
la vision d’un processus révolutionnaire articulé en trois volets : conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, condition décisive pour opérer la transformation de la base économique de la société ; destruction de l’appareil étatique-bourgeois de contrainte grâce à la dictature transitoire du prolétariat qui instaure la première démocratie vraie pour le peuple ; début en même temps du dépérissement progressif de l’État.
Jusque là, on peut reconnaître à peu près les thèses de Marx, mais Sève ajoute aussitôt à des fins de propagande de court terme :
Ne retenir de ce programme que le premier moment, comme l’ont fait à leurs manières respectives le socialisme stalinien et la sociale-démocratie, voue la mutation révolutionnaire à se réduire en relève politique dans le cadre perpétré d’un étatisme de classe1.
Pour Sève, il faudrait jouer au triple saut : « les trois volets » ne sont acceptables pour lui qu’en succession rapide. Il amalgame toujours socialisme et sociale-démocratie dans une malhonnêteté intellectuelle exemplaire : où donc a-t-il vu la sociale-démocratie réaliser la « conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière […] pour opérer la transformation de la base économique » ? Le deuxième volet prépare le terrain au troisième (dépérissement de l’État) ; il est abusif, c’est même une erreur théorique, d’exiger que ce troisième volet commence avec le deuxième ; l’État ne peut commencer à dépérir qu’après qu’on ait créé les conditions où les classes disparaissant, l’État cesse d’être politiquement nécessaire.
J’ignorais ce trait de génie des liquidateurs de la révolution, Lucien Sève en tête : se faire passer pour un grand marxiste en parlant de communisme, mais rejeter le socialisme. On nie, contre l’évidence, que Marx aurait parlé de socialisme. On identifie alors le socialisme à la négation du communisme, à savoir ou bien la sociale-démocratie réformiste, ou bien l’URSS avec la brutalité de l’époque de Staline suivie de l’inefficacité qui aurait prouvé définitivement l’échec de l’idée de révolution socialiste. Un vrai communiste, un pur, à la Sève, c’est celui qui ne fait que parler de communisme, qui pense y arriver rien qu’avec un discours incantatoire (cela s’appelle une « visée communiste »), contre toute révolution socialiste. C’est aussi la question de l’abolition de l’État. En effet l’URSS, c’est l’État ; la sociale-démocratie, c’est le parlementarisme, donc encore l’État. Un vrai communiste, un pur, à la Sève, est contre l’État. (Je connais, mais j’ai de la peine à la corriger, ma tendance à caricaturer pour me faire comprendre.)
Et il [Sève] assène comme une évidence :
Il y a entre socialisme et communisme, non pas un rapport de succession historique dans lequel nous avons souvent marché (enfin moi en tout cas) mais bien plutôt une différence fondamentale d’orientation qui fait que jamais le communisme ne peut sortir du socialisme. Si une chose est acquise, c’est celle-là. […] Vous n’y coupez pas : ou bien vous vous tournez vers le socialisme, ou bien vous vous tournez vers le communisme1.
Si cette thèse du rejet du socialisme au nom du communisme n’est pas typique du XIXe siècle, elle connaît en revanche un succès certain récemment chez quelques intellectuels fameux dans les pays capitalistes développés, bien à la peine pour établir un lien entre un passé politique glorieux et un avenir opaque, et baignant profondément dans un terrain fertile à l’idéologie anti-étatiste1. Pour Toni Negri, qui fait un peu figure de chef de file, « le communisme est », tout simplement, « l’ennemi du socialisme2 ». Alain Badiou emboîte le pas plus modestement : « La forme parti, comme celle de l’État socialiste, sont désormais inadéquates pour assurer le soutien réel de l’Idée [communiste]3. »
Ni les socialistes ni les communistes ne sont plus ce qu’ils étaient en 1920 juge Theuret. On n’est plus dans l’opposition entre différentes manières de faire la révolution, mais entre différentes manières de réformer le capitalisme.
Plus au fond, ce ne sont pas les courants politiques et culturels qui sonnt, par essence, révolutionnaires ou réformistes mais bien les classes sociales, les fractions de classes sociales et ce, uniquement dans des circonstances historiques en des lieux déterminés.
En Europe occidentale, les classes travailleuses, qui forment l’avant-garde internationale au XIXe siècle, ont perdu depuis, par étapes, ce caractère. Elles se sont intégrées et ont entraîné à leur suite, par tranches successives, leurs représentants politiques qui, à leur tour, ont accéléré et renforcé le processus. Ces couches sociales avaient, du reste, trois bonnes raisons à cette intégration :
Ces trois raisons sont (1) un compromis arraché par la lutte de la révolution française à la victoire contre le nazisme ; (2) une reconnaissance politique ; (3) le progrès économique et social.
Ça me paraît un peu court. Il met entre classe et dirigeants un effet en retour dialectique, mais ce sont les travailleurs qu’il met au départ du processus. C’est presque dire « la classe ouvrière n’a que ce qu’elle mérite ». Si on regarde l’histoire du SPD, on ne peut pas dire que la situation des travailleurs allemands au 19e était rose au point de les mener au réformisme. Ceux à qui la « reconnaissance politique » est montée à la tête, ce sont les dirigeants du SPD, pas les prolétaires. C’est chez ces politiques que la maladie commence. Ils ont remercié de la reconnaissance politique en votant les crédits de guerre. À la fin de la guerre, Ludendorff leur a très intelligemment remis une couche de reconnaissance politique exceptionnelle en leur confiant le gouvernement… pour qu’ils soient imbus de reconnaissance politique au point d’assassiner la révolution.
Il est vrai que la reconstruction après la Seconde Guerre a donné un petit peu plus d’aisance à une partie de la classe ouvrière, mais la classe ouvrière a montré qu’elle conservait une capacité de résistance et de lutte, comme la grande grève de l’hiver 60-61 en Belgique et on en trouverait des exemples en France jusque récemment.
Cela étant, Theuret a raison de situer la droitisation du PCF dans un certain contexte historique. Ne faut-il pas y ajouter (4) le transfert de valeur du tiers monde vers l’Occident ?
Il faut comprendre le lieu et le moment où on se trouve dans une perspective historique. La conjoncture change et il y a des lieux et des moment de repli de la révolution comme avec le néolibéralisme dans les pays impérialistes.
C’est ainsi, qu’au contraire, la théorie dépassementiste marque non seulement son eurocentrisme, mais son contretemps, fondé sur la fascination a posteriori de l’État-providence menacé par un capitalisme plus brutal (néolibéral, néoconservateur…). Ce n’est pas du capitalisme actuel réel, du capitalisme à l’échelle mondiale, impérialiste d’aujourd’hui, qu’il traite, mais du précédent, avec l’espoir de prolonger ce relatif havre de bien-être contre l’offensive réactionnaire puis de le mener graduellement jusqu’au communisme.
L’aura attribuée à la figure politique et intellectuelle de Karl Marx contre les « bolcheviks » : Lénine, Staline et les autres, ainsi que contre les dirigeants révolutionnaires du tiers monde : Mao Zedong, Ho Chi Minh, Fidel Castro et autres figures du XXe siècle, alimente au contraire la tentation d’un Marx sans marxisme, d’un intellectuel sans troupes, d’un penseur sans action, sans stratégie politique, un peu comme un disciple de Hegel bienveillant devant l’histoire. Un Marx sans perversion par la réalité, c’est alors aussi un Marx sans parti, sans classe spécifique missionnée, un Marx sans révolution. Homme bon, remarquable et intelligent.
Et qu’en est-il de la fidélité à un certain intellectuel Karl Marx, quand, contre lui, on renonce à la révolution, au rôle historique du prolétariat et à la destruction comme instrument, sinon indispensable, du moins possible, de la lutte ? On procède alors à une sélection prisonnière des circonstances tout en se réclamant du tout. En exagérant, c’est un peu comme si aujourd’hui on retenait de Marx la gammaire et le lexique, omettant ses engagements, ses combats, ses liens politiques, ses convictions des dizaines de fois exprimées et concrétisées, s’attachant aux signifiants et se réservant sur les signifiés.
Page 533, Theuret dénonce le « juste milieu », le « ni… ni… », la troisième voie et la supposition qu’aujourd’hui Marx aussi aurait changé d’idée. Mais la fidélité à la lettre ne constitue pas une garantie :
En ce sens, le dépassementisme constitue davantage un héritage lointain de l’opportunisme d’un Kautsky qu’un successeur du révisionnisme d’un Bernstein. Il l’est, par son souci de rigueur d’apparence et non de fond, de vocabulaire plus que de sens, de traduction au mot à mot davantage que de sensu pour reprendre l’expression de saint Jérôme. Il n’y a pas de fidélité qui tienne devant les faits, et qui ne soit, somme toute, autre chose que narcissique, même en admettant ici ne pas accoler à ce terme qu’une connotation péjorative. Les deux héritiers officieux de Marx et Engels suivirent, en effet, des chemins opposés puis parallèles avant de converger dans les réalités. L’un, Bernstein, en rupture ouverte avec Marx, et l’autre, Kautsky, en héritier doctrinaire officiel, entraînés par le développement réel de leur société vers un capitalisme développé, ont abouti à ce même résultat : enterrer, et la révolution, et Marx, dans les textes après les faits, avec les. mots de Bernstein et la politique de Kautsky.
Si pour l’histoire des idées, le marxisme de Kautsky diffère clairement et à raison du révisionnisme de Bernstein, pour l’histoire concrète, tous deux se confondent dans la social-démocratie reconstituée, qui finit par donner raison à Bernstein en abandonnant le marxisme à son congrès de Bad Godesberg, en 1959. La réalité commune concrète, avec son substrat social historiquement déterminé, a fini par l’emporter sur l’inefficace fidélité de l’un des deux à la lettre du texte.
La question n’est donc pas tant, pour nous, celle d’une fidélité à Marx, réinterprété, réinséré dans les conceptions actuelles, qui s’effectuerait au détriment de la révolution, que celle d’une continuité de l’idée et de l’action révolutionnaire inscrite dans le temps présent, s’appuyant pour cela, notamment, sur Marx, et tous les autres révolutionnaires.
Proudhon parle déjà de socialisme scientifique, appelant de ses vœux un gouvernement de la science. (Cela me fait penser à Platon.) Marx et Engels ne se réclament pas de lui. Ils revendiquent cependant la volonté scientifique de leur démarche. Certains, craignant le dogmatisme et la rigidité des institutions, abandonnent la qualification de scientifique. Mais une science qui se fait est justement l’opposé du dogmatisme. (P. 538 et suivantes.)
Il est devenu de bon ton de se dire marxien plutôt que marxiste (p. 543). D’un marxiste, on pourrait craindre qu’il ne soit engagé. Un marxien est un pur intellectuel lisant Marx. Lucien Sève a été marxiste ; il n’est plus que marxien. C’est une manière, pas seulement pour Sève, de se démarquer du « socialisme réel » ou du mouvement communiste.
Mais cette hostilité est révélatrice d’une autre césure, la différence essentielle entre un marxisme révolutionnaire et une référence à l’intellectuel Marx sans révolution, entre le marxisme réfléchi dans la pratique révolutionnaire (avant-pendant-après les révolutions) et le marxisme qui « juge » la révolution (avant-pendant-après) à l’aune des textes. Ce deuxième qui souvent se prétend « vivant » (intelligent ?) est le plus passif, contemplatif, le plus enclin à se donner raison au détriment de l’histoire qui n’a pas tranché dans le sens attendu ou espéré, et en perpétuelle attente d’une consécration à venir.
« Dans le dépassementisme ce qui l’emporte c’est, en définitive, la volonté unilatérale, et non le conflit. » « Il adresse au pouvoir idéologique dominant un message de respect, de non agression… » (P. 551.) On va dépasser le capitalisme sans faire de mal à personne, on va montrer patte blanche, on va dépasser le capitalisme sans jamais l’affronter ni même seulement lui faire peur. On va dépasser le capitalisme en faisant comme si les capitalistes n’étaient pas là. On veut faire oublier « la parenthèse dans laquelle le 20e siècle révolutionnaire est enfermé comme une période honteuse ».
C’est au sein de la gauche de la gauche, un symptôme de l’assomption profonde de la thèse de la « fin de l’histoire », avec sa culpabilisation sous-jacente.
Le dépassementisme est en retard d’une période historique. Il rève de prolonger l’État providence des années 1945-1975, à contre-temps, au moment où les capitalistes sont passés à autre chose. (P. 552. Cette idée apparaissait déjà au chapitre précédent, p. 520.)